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Bernanos contre les robots

Bernanos aura saisi dans la jeunesse de quoi perpétuer librement la seule œuvre de rébellion qui tienne  : l’insurrection contre le mensonge. Par cette sorte de philosophie politique enfantine le vieux chevalier errant désigna d’un mot les tortionnaires et les bien-pensants de tous les totalitarismes à venir  : «  Je dis que les tueurs ne sont venus qu’après les lâches. » Oui on peut être lâche aussi devant la vérité. Dès 1937 il avait prédit que «  les massacres qui se préparent un peu partout en Europe risquent de n’avoir pas de fin  », ils ne garderont que «  l’apparence des antiques guerres de religions  » auxquelles on les compare  : «  on ne se battra pas pour une foi, écrivait-il, mais par rage de l’avoir perdue, d’avoir perdu toute noble raison de vivre… » Une décennie et quelques dizaines de millions de morts après, en 1947, dans l’illusion de la «  victoire des démocraties  », Bernanos ne déclenchait qu’un silence glacial en déclarant que rien n’avait changé  : «  Il s’agit toujours d’assurer la mobilisation totale pour la guerre totale, en attendant la mobilisation générale. Un monde gagné pour la Technique est perdu pour la Liberté.»
Tandis que triomphent les générations successives plus déleurrées et froides que M. Ouine, Georges Bernanos est encore plus mal compris. C’est pourquoi Sébastien Lapaque, essayiste turbulent et critique aguerri (au Figaro), a raison de joindre ici à son premier livre, consacré à celui qu’il avait choisi pour capitaine il y a vingt ans, des textes de maturité qui éclairent la longue confrontation avec un monde régi par le mensonge, l’argent et le nihilisme. Si le déracinement industriel a produit aussi bien les moutons à égorger que les «  loups solitaires  », du moins l’exil (ou le mal du retour) ne mène-t-il plus, avec Bernanos, aux embardées commodes de « la hideuse propagande antisémite » : l’attachement farouche à une civilisation chevaleresque nous en préserve en fin de compte, radicalement et définitivement. Le précieux héritage des peuples a été sauvé grâce à la parole biblique. Au contact des brutalités de la guerre, alors que se levait «  aux rives du Jourdain la semence des héros du ghetto de Varsovie  », Bernanos avertit  : «  Vous aurez à payer ce sang juif d’une manière qui étonnera l’Histoire.  »

Olivier Véron

Sébastien Lapaque, Georges Bernanos encore une fois et autres textes précédés de La France contre les robots ou le sermon aux imbéciles.

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Jean-Pierre Allali, Actualité Juive : « Il est mort, hélas, le poète. »

Il est mort, hélas, le poète. Dans un monde de science et de technique où la poésie était devenue un art impossible, une discipline littéraire délaissée, voire décriée, Alain Suied, contre vents et marées, a entretenu avec vigueur et conviction la flamme poétique, publiant, au fil des ans, recueil sur recueil. Son dernier ouvrage, Laisser partir, est paru en mai 2007 chez Arfuyen. Le judaïsme, bien sûr, constituait la fibre centrale de son inspiration. Le prix Verlaine de l’Académie française a récompensé son livre La lumière de l’origineet, pour l’ensemble de ses traductions, il a reçu le prix Nelly Sachs.

Né à Tunis le 17 juillet 1951, Alain Suied venait d’avoir 57 ans. Il laisse un grand vide dans la famille poétique française. Adieu, l’ami.

Jean-Pierre Allali, Actualité Juive du 31 juillet 2008.

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Patrick Kéchichian, Le Monde : « Le poète Alain Suied est mort. »

Le poète Alain Suied est mort à Paris jeudi 24 juillet des suites d’un cancer. Il était âgé de 57 ans. Né à Tunis le 17 juillet 1951 dans l’ancienne communauté juive de la ville, il était arrivé à Paris, avec ses parents, en 1959. C’est en 1968 que la revue L’Ephémère publie son premier poème. Grâce au parrainage et à l’amitié d’André du Bouchet, principal animateur de cette publication, il fait paraître un livre de poèmes, Le Silence, au Mercure de France en 1970, suivi trois ans plus tard de C’est la langue. Louis-René des Forêts sera aussi parmi ses premiers lecteurs.
Dans ces deux premiers recueils s’affirme la voix sans concession d’un jeune homme d’une étonnante maturité, toute d’intériorité et d’audace. Longs vers rythmés, reprise et élargissement des thèmes, usage singulier de l’image qui accompagne et amplifie la quête métaphysique… A l’écart des courants poétiques dominants – formaliste d’un côté, lyrique de l’autre -, ce lecteur de Rilke et de Hölderlin, mais aussi d’Eluard, de Char et d’André Frénaud – « poète ontologique » qu’il reconnaît comme l’un de ses pairs – donne mission à la poésie d’approcher le mystère de l’être. La découverte, dans les mêmes années, du poète de langue allemande Paul Celan (qui s’était suicidé à Paris en avril 1970) sera essentielle. Elle le confirmera dans une identité juive marquée par la Shoah et le destin d’Israël ; dès lors, il attachera toute sa poésie à l’idée de l’altérité et du témoignage : « Mon questionnement, c’est d’abord cela : aller vers l’autre. C’est la seule preuve que nous pouvons donner et recevoir qu’il y a « de l’autre » », affirmait-il dans un entretien à la revue Nu (e), n° 31, 2005).
En 1979, Alain Suied publie chez Gallimard un ensemble de traductions du poète anglais Dylan Thomas (reprises en 1991 dans la collection « Poésie »). L’exercice de la traduction – notamment William Blake, John Keats et Ezra Pound, mais aussi John Updike – s’intègre pleinement à sa propre quête poétique. En 1988, dans La Lumière de l’origine (éd. Granit) il rassemble des poèmes écrits sur une période de dix ans (1973-1983). Sa lecture personnelle de la psychanalyse (Freud, mais aussi Groddeck) et des philosophes de l’Ecole de Francfort marque son œuvre, en l’entraînant parfois vers des spéculations hasardeuses et péremptoires. A l’opposé, il sut également manifester un certain lyrisme presque printanier. De Le Corps parle (1989) à Laisser partir (2007), il publiera neuf recueils chez son éditeur le plus fidèle, Arfuyen. Au cours de ces dernières semaines, se sachant condamné, il disait son projet de poursuivre la traduction de Keats, auteur immortel de La Belle Dame Sans Merci…

Patrick Kéchichian, Le Monde, du 13 août 2008.

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Bat Ye’or

Mes travaux sur Eurabia, la divulgation des faits et des noms renforcèrent la vindicte à mon égard. Je ne tardai pas à en remarquer les effets. Des livres, des articles exploitaient mon travail et omettaient mon nom – un nom dangereux, proscrit par la police de la pensée. Les intellectuels agréés se tenaient à distance, je contaminais.
Certains regards m’observaient avec une sorte d’effroi. Je portais désormais la souillure de l’opprobre. Je n’étais pas la seule d’ailleurs, tous ceux qui professaient des opinions contraires à la doxa imposée étaient voués à la détestation. Je ne réagis pas à ces attaques. J’étais ailleurs… beaucoup plus loin, hors des événements. J’observais avec une certaine distance mon nouveau statut de paria, évocateur des signes discriminatoires avilissant ce personnage que je connaissais bien, le dhimmi : ces vêtements, ces couleurs, ces ceintures exposant la souillure. Je portais l’étoile jaune de mes livres.
Et soudain je me sentis fière. Fière d’appartenir à ce peuple d’esclaves qui le premier s’était dressé contre la tyrannie au nom de la liberté et de la dignité de l’homme. Mon œuvre avait été maudite parce qu’elle prenait sa place dans trois mille ans d’histoire du peuple à la nuque raide.
Il déployait derrière moi sa force et sa richesse, mais l’Europe s’effondrait, retournait à la barbarie, tolérant les tueries d’innocents dans ses rues, comme si la vie humaine à nouveau n’avait aucune valeur, comme si n’importe qui pouvait s’octroyer le droit de tuer. L’appel au meurtre remplaçait  « Tu ne tueras point  ».

C’est dans les années soixante-dix, pourtant, que j’avais découvert cet énigmatique personnage surgi des linceuls de l’histoire, le dhimmi. À mesure que s’éclairaient ses diverses facettes, comme par l’effet d’une lampe magique, s’étaient éveillées contre moi des attaques et des condamnations exprimées jusqu’en 2010, quand le gouvernement de l’État Islamique, fort opportunément venant à mon secours par le rétablissement de la charia, confirma tous mes écrits.

Bat Ye’or, Autobiographie politique.
Les provinciales, 2018.

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Bat Ye’or, « fille du Nil », « une Cassandre, un esprit courageux et clairvoyant », a consacré sa vie à étudier et à comprendre la condition des Juifs et des chrétiens sous l’Islam, après avoir été expulsée d’Égypte par Nasser en 1957. Ses livres ont été publiés en anglais, allemand, espagnol, français, hébreu, italien, néerlandais, russe… Elle fut auditionnée par le Congrès américain, et participa à de nombreux colloques internationaux en Europe et en Amérique, où elle a fait connaître les mots « dhimmi », «  dhimmitude  » et  « Eurabia ». En racontant l’histoire de sa vie, elle éclaire celle de notre civilisation aux prises avec le refus de savoir, les défis de l’obscurantisme et la lâcheté.

Du même auteur :

L’Europe et le spectre du califat.
Le Dhimmi. Profil de l’opprimé en Orient et en Afrique du nord depuis la conquête arabe
 Autobiographie politique. De la découverte du dhimmi à Eurabia.

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Le sang brûle sans feu

Aucune « suite » ne peut être étrangère à la succession des Jours qui accueille le parcours serré de notre odyssée personnelle quotidienne depuis les commencements : « depuis que l’Être, à partir de rien, s’est ingénié à déclarer six fois de suite que telles ou telles choses fussent ». Pierre Klossowski dans sa préface à l’édition de poche du livre extraordinnaire de G. K. Chesterton le résumait ainsi : « Dans Le nommé Jeudi, le rêveur de ce nom lance à Dimanche (figure du Dieu omnipotent) ce cri accusateur : Avez-vous jamais souffert ? Et tandis que la suprême figure emplit le ciel et que tout s’abîme dans les ténèbres, l’antique parole remonte du fond des âges par laquelle l’Être déclare ce qu’il lui en coûte d’avoir créé à partir de rien : “Pouvez-vous boire à la coupe où je bois ?” »

Dans l’absence de visage au cœur même de ces encres qui évoquent la présence sur la terre habitée, ce n’est pas Dieu, c’est l’homme qui fait défaut. Gérard Breuil livre seul lui aussi sa bataille pour la forme… Dans ces encres « l’homme » est à la fois absolument absent et radicalement central, de même qu’en notre monde il se trouve à la fois très central et tout à fait absent. Ce qui permet de le comprendre c’est la durée qui suit et qui précède un rendez-vous. La science moderne a vérifié que pour devenir la demeure ou le berceau de la parole, l’univers entier avait constitué le lieu et l’heure d’une sorte de rendez-vous. Les durées propres aux phénomènes cosmiques ne permirent l’apparition de la vie sur terre qu’à un instant précis (notre soleil avait fait environ trois fois le tour de sa galaxie), et c’est pourquoi dans l’univers entier la vie paraît constituer un phénomène si rare. Il a fallu que le temps nécessaire à un certain refroidissement coïncide avec la mise en place de tout un système pour qu’apparaissent sur terre la vie, avec ses qualités précaires : âme ponctuelle ou plutôt, décidée. Par exemple l’existence de la lune (peut-être un accident cosmique), permet l’inclinaison de l’axe terrestre et sa stabilité, nécessaire aux saisons sans lesquelles la vie serait impossible. Donc la vie est le fruit du hasard – et comme ce fruit est merveilleux on peut dire que le principe créateur est maître du hasard. Ce que les travaux de Breuil qui ne ressemblent en rien à un traité de mathématique illustrent fidèlement.

Maintenant si le visage de l’homme en est absent c’est un peu comme l’acteur est absent de la scène d’un théâtre avant et après le drame : cela veut dire que tout est ordonné à lui, mais ce qui compte n’est pas tant la saynète où il fera son apparition fugitive, que l’immensité du désir et la patience qui le précèdent et le suivent, et qui ont mis tout en œuvre pour l’inscrire dans l’histoire, sa propre histoire. Comment représenter le fait que le mystère de la création a eu pour fin de produire un lieu pour la rencontre par la parole ? Le « but unique » de la nature est de « créer un tableau » (Malévitch ), seulement elle n’écrit pas sur la page vierge ni sur la toile blanche, ni sur le ciel comme les arbres noirs en hiver, mais directement dans le temps, en tant que celui-ci ne passe pas, et qu’il possède les caractères d’une suite. Toute inscription sur le livre de vie se trouve définitive. Et des « milliards de semences » jetées dans ce but aucune n’est donc perdue.

Bergamin empêcha Picasso d’ajouter de la couleur à « l’expression laconique » en gris, noir et blanc, du tableau qu’il lui avait commandé en 1937 (Guernica) : « La colère humaine est l’expression la plus divine de notre volonté d’être, contre la mort… Par le langage de la colère, l’homme se fait peuple. Et cette parole, ce langage, ce cri du sang, c’est celui que signifie cette peinture et c’est pourquoi elle coïncide avec l’histoire ». Le sang n’a donc pas besoin d’être peint en rouge sur la toile pour éclairer l’histoire d’un peuple, au contraire : « le sang brûle sans feu » (Calderon).

Breuil propose d’aller au-delà de ce cri : l’histoire, quelle que soit la colère qu’elle suscite – y compris les histoires personnelles de toutes ces vies gâchées – n’est pas représentée en tant que telle. La force tient bon dans le silence. Pourtant nous l’avons vu le « peuple » n’est pas absent : il est saisi à travers « la nuit des temps » dans ce que Raymond Oursel appelait « la période romane, hantée avant tout par le rêve de Sion ». Breuil reprend de ce peuple le rêve toujours déçu toujours répété de construire sa maison, la cité qui en soit une vraiment, « où les étrangers se sentent bien ». Les rencontres donnent parfois d’authentiques amitiés. Mais c’est comme si la civilisation affrontait délibérément le silence, la résistance de Dieu en s’efforçant de le masquer de tant de manières qu’il lui plait. Mes pensées ne sont pas vos pensées. Mes chemins ne sont pas vos chemins. Ici nous sommes aux antipodes. Le peintre expose ce silence-là avant de lui donner le sens ou le contenu de la colère : la colère grise ou noire n’est pas le ressort fondamental de l’œuvre, car le peintre en l’an deux mille et des poussières, de ce côté de l’eau, sait que s’il y a un Dieu, sa colère est bien plus grande que ne peut l’être celle des hommes, mais que son amour est encore bien plus grand que sa colère.

« L’amour vrai dégoutte de l’art », disait Van Gogh. « Nous sentions la crise morale d’un monde allant à l’abattoir, un monde dévasté par la grande dépression et par une guerre mondiale féroce. Il devenait impossible, à ce moment-là, de continuer de peindre le genre de peinture que nous faisions – fleurs, nus couchés, joueurs de violoncelle. La peinture était finie : nous devions abandonner ». Ces paroles de Barnett Newman, comme celles de Bergamin sur Picasso devancent évidemment la grande interrogation sur l’impossibilité de l’art après Auschwitz, et elles lui sont inférieures. Mais dans la peinture de Gérard Breuil, il n’y a pas de dégoût et la colère semble enfouie, le sang subsiste à l’état de flamme parce que le périple du peuple touche à sa fin dans peu de jours (quoique pour celui qui aime un jour soient comme mille ans…) Il faut surtout alors le rassurer, comme on murmure à un enfant son espérance, le bercer avec douceur dans deux grands bras puissants, et le garder inscrit coûte que coûte dans le rythme même de la création qui continue. « J’ai versé telle goutte de sang pour toi », et pour accomplir la parole d’Ézéchiel : « Je viens chercher moi-même mon troupeau pour en prendre soin ; je l’arracherai de tous les endroits où il a été dispersé un jour de brouillard et d’obscurité. Je le ferai sortir d’entre les peuples, je le rassemblerai des différents pays et je l’amènerai sur sa terre ».

L’histoire alla peu après Guernica beaucoup plus loin dans la déconstruction d’un monde acharné à détruire sa couleur, et c’est pourquoi tout ce qui n’est pas de la peinture en rajoute à outrance – peut-être pour oublier les hommes au costume rayé. L’héritage de l’histoire c’est en peinture la peinture juive. Le Saint des Saints est vide. Nebel und Nacht, cette autre manière de ne pas avoir de nom ni de visage. C’est ce vide-là que le peintre doit percer de sa lumière, alors même que la résistance devient plus forte, plus claire à mesure qu’il s’en approche. Dans l’ancien Israël le nom de D. ne devait jamais être prononcé sauf une fois, le jour du Grand Pardon (Yom Kippour), par le grand prêtre, dans cette chambre juste fermée d’un rideau mais comme au désert, absolument vide, au cœur du Temple alors saturé d’encens et de présence divine. Or aujourd’hui le peintre ou le poète a pris la place du grand prêtre, selon le mot de Yeats : « Aucun homme ne saurait créer comme le firent Shakespeare, Homère, Sophocle, s’il ne croit pas avec toute sa chair et toutes ses fibres, que l’âme de l’homme est immortelle ».

Extrait du texte de Olivier Véron accompagnant les suites saint martin de Gérard Breuil, © Les provinciales

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