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Mille forces occultes intéressées à la destruction d’une langue, d’une littérature, d’une histoire
UN CATHOLIQUE SIONISTE
Certains suscitent des épigones, répétiteurs adulateurs, commentateurs sans distance, d’autres sont des maîtres dont la destinée est de n’être pas suivis : ils autorisent par leur regard, leur charge et marche des croissances personnelles libres, des itinéraires singuliers, et des amitiés. Le titre de ce livre imite celui d’un chapitre du Maurras de Boutang : « Dans le regard de Péguy » ; « Regarder, c’est prendre en garde en retour, revenir en arrière pour garder », écrit Boutang. Le livre d’Olivier Véron (ainsi que ses exercices d’éditeur) entend garder un « catholicisme sioniste » ouvert par « le philosophe catholique nationaliste sioniste Pierre Boutang ». Dire que Boutang est « de droite » égare : il n’appartient pas à la société ou civilisation industrielle actuelle – qui réduit tout à « savoir vendre, pouvoir vendre, vendre ! » (Balzac), et installe un camp de travail européen et mondial, usine et supermarché, avec quelques cages dorées promouvant l’envie, contre les nations, asservissant les personnes, athée et nihiliste. La droite en France et en Europe est affairiste, négociante, avare et gourmande (« goulavare », dit Boutang), et ne conçoit rien de plus grand que le progrès des techniques mécaniques engendrant bénéfices et profits. Il arrive qu’elle s’orne de théories – saint- simonisme, malthusianisme et darwinisme, racisme, calvinisme réformé jouisseur, etc. – ces parures accusent sa mesquinerie et cruauté, ainsi que son indifférence aux beautés gratuites et aux grâces de la présence divine. (…)
Les racines de la foi
J’ai pensé qu’il pouvait être utile, aux approches évidentes des derniers temps du monde et sous la menace des exterminations universelles, de tenter un effort nouveau pour attirer à la lumineuse méditation des Textes Sacrés les âmes égarées dans le labyrinthe pestilentiel des littératures simplement humaines, ou les intelligences enfermées dans la spéculation stérile d’un christianisme exclusivement [c’est Léon Bloy qui souligne] évangélique. Le Nouveau Testament a des racines qui vont jusqu’à l’axe de la terre, et c’est par ces racines que la foi des apôtres et des martyrs doit être représentée dans nos cœurs.
Léon Bloy, Le Symbolisme de l’Apparition.
Lecture magistrale de Michaël Bar-Zvi par Isabelle de Mecquenem : « Une philosophie de l’antisémitisme est-elle possible ? »
« Une Philosophie de l’antisémitisme est-elle possible ? »
C’est moins un étonnement que suscite l’appariement de philosophie et d’antisémitisme qu’un malaise, une répugnance, voire une sidération. Comme si nous n’étions plus soudain sur le terrain exclusif de la connaissance et que nous mordions malgré nous sur celui de l’événement ; comme si le « capital raison », selon l’expression de Marcel Mauss désignant ainsi la « raison pure », la « raison pratique » et la « force du jugement » selon Kant, se trouvait d’abord démuni devant une forme de haine dont le grand paradoxe est d’être par excellence « abstraite ». (…)
Richard Millet, Revue des deux mondes : « Primauté de l’ouverture et de la métaphore au sein d’une expérience qui accueille l’inattendu. »
« (…) Emblématique est ici la figure du prophète, ce « garde- fou moral d’une société en danger », et dont Bar-Zvi redéfinit le rôle, pour lui- même, comme une tentative pour « être en avance sans pour autant arriver trop tôt ». La haute modestie du propos rappelle la bonne foi de Montaigne ou encore le Peter Handke de l’Essai sur la journée réussie : même recours au quotidien, dans l’événement comme dans le langage et la culture (…) dans ces courts textes écrits dans l’imminence de la fin (…) Un ensemble de textes constituant ce qu’on peut encore appeler un livre de chevet, en un temps où la vérité est mal- menée et où la lecture devient un acte asocial, la pensée de Bar-Zvi séduisant par sa largesse (…) L’ensemble se clôt sur un hommage à Pierre Boutang, qui fut son maître puis son ami, et auprès de qui il a appris à se tenir dans la « dimension sacrée du temps », loin de la « volonté générale », du matérialisme, des faux messies, des « nouveaux dogmes et des idéologies dominantes » (…) La voix singulière de Michaël Bar-Zvi se fait ici entendre pour la dernière fois (…) »
Richard Millet, Revue des deux mondes, juillet-août 2019.
BABEL OU ISRAËL
Dans un grand article consacré à «L’expulsion silencieuse des Juifs d’Europe », Jean Birnbaum dans Le Monde se réfère bien sûr au fameux livre de Jean-Claude Milner, Les penchants criminels de l’Europe démocratique paru en 2003, mais aussi à un célèbre article de Pierre Boutang dans La Nation Française. Il admire qu’en 1967 Boutang ait pu écrire ces lignes : « À cette heure, il n’y a pas d’Europe. L’homme européen ne se trouve pas éminemment en Europe, ou n’y est pas éveillé. Il est, paradoxe et scandale, en Israël. » Birnbaum commente : « Au sein d’une Europe démocratique ayant renoncé à ses anciennes formes politiques (…) l’affaiblissement des États souverains, sur le vieux continent, semble indiquer que celui-ci ne peut plus constituer un abri.» Cette analyse réaliste, à la veille d’élections européennes importantes dont l’enjeu est la question de supranationalité, n’est pas anodine sous la plume du directeur du Monde des livres. Cependant Jean Birnbaum ne va pas jusqu’au bout de la citation, car en juin 1967 Boutang continuait ainsi : «C’est en Israël que l’Europe profonde sera battue, “tournée”, ou gardera, avec son honneur, le droit à durer. » Le modèle le plus singulier qu’a créé cette Europe, l’État-nation, la nation dotée de souveraineté, de sa propre langue publique et juridique pour énoncer ses lois et ses mœurs, la nation jouant un rôle particulier dans l’histoire, cette Europe-là n’est pas sauvegardée par ladite construction européenne, et semble au contraire avoir été progressivement rejetée en vue d’une organisation qui « ne se reconnaît plus de limites ni géographiques ni historiques » (dit Milner) (suite ici)
Sébastien Lapaque Le Figaro : « Un texte vivant, éclairant les événements que nous sommes en train de vivre. »
Le philosophe Pierre Boutang lisibles Fables de La Fontaine comme un texte vivant, éclairant les événements que nous sommes en train de vivre. À le suivre, on découvre que l’auteur du Songe de Vaux est sans cesse prophétique. Il ne devine pas l’avenir, il dit le vrai. Ainsi dans la fable intitulée « L’Oiseau blessé d’une flèche », qui annonce l’aviation et les tapis de bombes de la modernité : où le symbole de l’oiseau devient le mode même de sa destruction et de celle des autres. Lire La Fontaine dans les pas de Pierre Boutang, c’est être initié au secret de la cité, du langage, de l’enfance, des dieux et du destin. Il le tient pour un anti-Descartes qui n’aurait pas perdu la force, la santé, la simplicité et la naïveté du primitif. Et n’oublie naturellement pas de nous présenter « la royauté du lion », si présente au fil des fables, comme l’allégorie d’un pouvoir royal au service des faibles et des petits.
Sébastien Lapaque, Le Figaro hors série « La Fontaine », juin 2018.
Michaël Bar-Zvi : « Chevalerie. »
J’ai toujours été attiré, depuis mon plus jeune âge, par la chevalerie, son code, son ordre, ses valeurs et ses gestes. J’étais fasciné par les films de cape et d’épée, les batailles et les tournois qui se déroulaient devant moi alimentaient mon imagination, autant que les quêtes du Graal et de la femme aimée, à la beauté lointaine et intouchable. J’ai pensé, en quittant la France, que c’était peut-être la seule grande idée que je pouvais emporter avec moi, et qui ne trouvait pas d’écho dans le judaïsme et le sionisme. La noblesse, la seigneurie, l’honneur sont présents dans la tradition juive, mais pas cette notion d’une suzeraineté acquise par les armes, la foi et le courage. J’ai montré ces films à mes enfants dans leur jeunesse, pour les bercer à cette geste et à cet imaginaire de combat aux règles et aux vertus constructrices. La chevalerie m’apparaissait aussi comme le terreau de la générosité et de la loyauté, et surtout comme la preuve qu’un homme peut par la prouesse s’élever en être libre et droit. La chevalerie me semblait la réponse la plus adéquate à la fatalité de la servitude, et en fin de compte bien plus que le travail. Acquérir sa liberté et sa place n’est pas le fruit d’un labeur, même si cette action est louable en soi. L’idéal de la Table Ronde, et non rectangulaire où le maître assigne à chacun son rang à sa droite ou à sa gauche, loin ou proche, instaure un ordre de fraternité dont l’appartenance se fonde sur des valeurs communes. Il ne s’agit pas vraiment d’être membre d’un club du mérite, mais de vivre en soi et avec les autres selon un ordre intérieur moral qui ne dépend pas de nos besoins. Le chevalier « exerce » pourtant son désir, non seulement par la maîtrise ou le contrôle mais en le transformant en quête. Détournement de l’objet du désir affirment les docteurs de l’âme, sublimation d’une pulsion prétendent d’autres experts de nos tréfonds. À l’heure où la médecine m’impose des servitudes et des contraintes, l’esprit chevaleresque est un recours pour me détacher de son emprise. Lorsque votre existence, ou votre pronostic selon une formule d’un rare cynisme, se réduit à des mesures de cellules ou de lésions, la chevalerie nous rappelle comment nous libérer des carcères de nos peurs et de nos maux. Le philosophe allemand Frédéric von Schlegel définit la chevalerie comme « la poésie de la vie », au sens où elle rend sa part d’imaginaire et de rêve à des situations de guerre, de violence et d’inhumanité. Lancelot, le plus brave des braves, est victime d’une hésitation, une fois seulement, mais il a failli. La poésie de la vie réside dans cette fraction de seconde où l’héroïsme peut basculer à cause d’une hésitation, d’un trébuchement de l’âme, ou d’un tremblement de la voix. La médecine vous fournit des résultats que vous devez intégrer, évaluer ou interpréter, mais en face d’elle nous ne devons pas hésiter, trébucher ou trembler. La vie, la mort, l’amour, la guerre, la foi sont notre récit, notre substance poétique, ils nous appartiennent si notre esprit de conquête et de liberté ne nous fait pas défaut. La chevalerie ordonne en nous les vertus nécessaires pour tenir notre rang dans le chaos que certaines épreuves vous obligent à subir. La Table Ronde tourne-t-elle comme le monde ou comme notre tête ?
Michaël Bar-Zvi, « Chevalerie », in [Pensée anthume et autres textes écrits pendant sa maladie] (à paraître).
Bernanos contre les robots
Bernanos aura saisi dans la jeunesse de quoi perpétuer librement la seule œuvre de rébellion qui tienne : l’insurrection contre le mensonge. Par cette sorte de philosophie politique enfantine le vieux chevalier errant désigna d’un mot les tortionnaires et les bien-pensants de tous les totalitarismes à venir : « Je dis que les tueurs ne sont venus qu’après les lâches. » Oui on peut être lâche aussi devant la vérité. Dès 1937 il avait prédit que « les massacres qui se préparent un peu partout en Europe risquent de n’avoir pas de fin », ils ne garderont que « l’apparence des antiques guerres de religions » auxquelles on les compare : « on ne se battra pas pour une foi, écrivait-il, mais par rage de l’avoir perdue, d’avoir perdu toute noble raison de vivre… » Une décennie et quelques dizaines de millions de morts après, en 1947, dans l’illusion de la « victoire des démocraties », Bernanos ne déclenchait qu’un silence glacial en déclarant que rien n’avait changé : « Il s’agit toujours d’assurer la mobilisation totale pour la guerre totale, en attendant la mobilisation générale. Un monde gagné pour la Technique est perdu pour la Liberté.»
Tandis que triomphent les générations successives plus déleurrées et froides que M. Ouine, Georges Bernanos est encore plus mal compris. C’est pourquoi Sébastien Lapaque, essayiste turbulent et critique aguerri (au Figaro), a raison de joindre ici à son premier livre, consacré à celui qu’il avait choisi pour capitaine il y a vingt ans, des textes de maturité qui éclairent la longue confrontation avec un monde régi par le mensonge, l’argent et le nihilisme. Si le déracinement industriel a produit aussi bien les moutons à égorger que les « loups solitaires », du moins l’exil (ou le mal du retour) ne mène-t-il plus, avec Bernanos, aux embardées commodes de « la hideuse propagande antisémite » : l’attachement farouche à une civilisation chevaleresque nous en préserve en fin de compte, radicalement et définitivement. Le précieux héritage des peuples a été sauvé grâce à la parole biblique. Au contact des brutalités de la guerre, alors que se levait « aux rives du Jourdain la semence des héros du ghetto de Varsovie », Bernanos avertit : « Vous aurez à payer ce sang juif d’une manière qui étonnera l’Histoire. »
Olivier Véron
Jean-Pierre Allali, Actualité Juive : « Il est mort, hélas, le poète. »
Il est mort, hélas, le poète. Dans un monde de science et de technique où la poésie était devenue un art impossible, une discipline littéraire délaissée, voire décriée, Alain Suied, contre vents et marées, a entretenu avec vigueur et conviction la flamme poétique, publiant, au fil des ans, recueil sur recueil. Son dernier ouvrage, Laisser partir, est paru en mai 2007 chez Arfuyen. Le judaïsme, bien sûr, constituait la fibre centrale de son inspiration. Le prix Verlaine de l’Académie française a récompensé son livre La lumière de l’origineet, pour l’ensemble de ses traductions, il a reçu le prix Nelly Sachs.
Né à Tunis le 17 juillet 1951, Alain Suied venait d’avoir 57 ans. Il laisse un grand vide dans la famille poétique française. Adieu, l’ami.
Jean-Pierre Allali, Actualité Juive du 31 juillet 2008.