Patrick Kéchichian, Le Monde : « Le poète Alain Suied est mort. »

Le poète Alain Suied est mort à Paris jeudi 24 juillet des suites d’un cancer. Il était âgé de 57 ans. Né à Tunis le 17 juillet 1951 dans l’ancienne communauté juive de la ville, il était arrivé à Paris, avec ses parents, en 1959. C’est en 1968 que la revue L’Ephémère publie son premier poème. Grâce au parrainage et à l’amitié d’André du Bouchet, principal animateur de cette publication, il fait paraître un livre de poèmes, Le Silence, au Mercure de France en 1970, suivi trois ans plus tard de C’est la langue. Louis-René des Forêts sera aussi parmi ses premiers lecteurs.
Dans ces deux premiers recueils s’affirme la voix sans concession d’un jeune homme d’une étonnante maturité, toute d’intériorité et d’audace. Longs vers rythmés, reprise et élargissement des thèmes, usage singulier de l’image qui accompagne et amplifie la quête métaphysique… A l’écart des courants poétiques dominants – formaliste d’un côté, lyrique de l’autre -, ce lecteur de Rilke et de Hölderlin, mais aussi d’Eluard, de Char et d’André Frénaud – « poète ontologique » qu’il reconnaît comme l’un de ses pairs – donne mission à la poésie d’approcher le mystère de l’être. La découverte, dans les mêmes années, du poète de langue allemande Paul Celan (qui s’était suicidé à Paris en avril 1970) sera essentielle. Elle le confirmera dans une identité juive marquée par la Shoah et le destin d’Israël ; dès lors, il attachera toute sa poésie à l’idée de l’altérité et du témoignage : « Mon questionnement, c’est d’abord cela : aller vers l’autre. C’est la seule preuve que nous pouvons donner et recevoir qu’il y a « de l’autre » », affirmait-il dans un entretien à la revue Nu (e), n° 31, 2005).
En 1979, Alain Suied publie chez Gallimard un ensemble de traductions du poète anglais Dylan Thomas (reprises en 1991 dans la collection « Poésie »). L’exercice de la traduction – notamment William Blake, John Keats et Ezra Pound, mais aussi John Updike – s’intègre pleinement à sa propre quête poétique. En 1988, dans La Lumière de l’origine (éd. Granit) il rassemble des poèmes écrits sur une période de dix ans (1973-1983). Sa lecture personnelle de la psychanalyse (Freud, mais aussi Groddeck) et des philosophes de l’Ecole de Francfort marque son œuvre, en l’entraînant parfois vers des spéculations hasardeuses et péremptoires. A l’opposé, il sut également manifester un certain lyrisme presque printanier. De Le Corps parle (1989) à Laisser partir (2007), il publiera neuf recueils chez son éditeur le plus fidèle, Arfuyen. Au cours de ces dernières semaines, se sachant condamné, il disait son projet de poursuivre la traduction de Keats, auteur immortel de La Belle Dame Sans Merci…

Patrick Kéchichian, Le Monde, du 13 août 2008.

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