Gilles Banderier, Revue des deux mondes : « De l’antisémitisme au sionisme : Pierre Boutang. »

In memoriam Michaël Bar-Zvi

« (…) Boutang fit un voyage surprenant et peut-être sans équivalent, qui le conduisit de l’antisémitisme à la judéophilie et au sionisme.
Pierre Boutang naquit en 1916. Des recherches généalogiques ultérieures révéleront qu’un de ses ancêtres fut un marrane (1). [Son] père était maurrassien et le fils apprit à lire en déchiffrant les numéros de L’Action française qui traînaient à la maison. La pensée politique de Charles Maurras est connue : mépris de la République, antisémitisme impardonnable, mais également germanophobie militante. Maurras fut un des premiers à comprendre quel danger mortel représentait Hitler. “Si, écrivait le colonel Rémy, dès l’après-midi du 18 juin 1940, je me suis jeté dans une barque pour aller continuer la lutte ; si, pendant quatre ans, aucune pensée ne m’a inspiré que celle de porter à l’envahisseur tous les coups en mon pouvoir, c’est que, pendant les vingt années qui avaient précédé notre défaite, M. Maurras avait su m’apprendre dans l’Action française ce que signifiait le grand mot de servir (2) . »
Le jeune Pierre Boutang fut un élève doué et rebelle. Il accomplit une scolarité brillante qui l’amena au lycée du Parc, à Lyon, où il eut pour professeur de philosophie Vladimir Jankélévitch, qui devint un ami. Boutang “monta” ensuite à Paris et écrivit dans les journaux liés à l’Action française, où il déployait l’antisémitisme ordinaire dans cette presse, sans que cet antisémitisme l’empêchât de se lier avec des personnalités juives. Pendant sa période lyonnaise, Boutang rencontrera, outre Jankélévitch, Jean Wahl, qu’il aidera à faire passer aux États-Unis durant la guerre. Aux Décades de Pontigny, Boutang connut Martin Buber, dont il dira : “Son œuvre philosophique et théologique nous intéressait moins que sa personne, qui surplombait généreusement les désastres, les abîmes du temps. (…) Martin Buber m’a permis d’entrer dans l’univers biblique comme personne ne l’a fait, même parmi les chrétiens (3) ». Ce fut grâce à lui que Boutang découvrit le judaïsme et l’exégèse juive de la Bible.
Vint la guerre. Boutang partageait la détestation que Maurras éprouvait pour l’Allemagne nazie. Déçu par Pétain, il se fit nommer au Maroc, où il rallia le général Giraud. Mauvais choix. Même si Boutang passa l’essentiel de la guerre en Afrique du Nord et qu’on eût objectivement rien à lui reprocher, il fut révoqué de l’enseignement en 1944, sans pension. De retour en France l’année suivante, il lui fallut trouver d’autres moyens d’existence et ce fut le journalisme qui les lui fournit. Alors que Maurras croupissait en prison, Boutang s’efforça de prolonger son influence dans Paroles françaises, hebdomadaire anticommuniste, un des premiers journaux à évoquer le massacre de Katyn et à en désigner les vrais responsables. (…)
Boutang fonda également son propre journal, La Nation française. (…) L’année 1967 fut décisive. Le 1er juin,, peu avant la guerre des Six-Jours, Boutang publia cette page extraordinaire, si l’on se rappelle que son auteur avait fait profession d’antisémitisme :

“L’homme européen (…) ne se trouve pas éminemment en Europe, ou n’y est pas éveillé. Il est, paradoxe et scandale, en Israël ; c’est en Israël que l’Europe profonde sera battue, ‘tournée’, ou gardera, avec son honneur, le droit à durer.
(…) En quoi, pourquoi Israël est-il l’Europe? Certes par l’origine de ceux qui ont bâti son État, imposé les conditions du rassemblement de son peuple. Mais cela ne suffirait pas, si l’Europe historique, d’où étaient revenus ces revenants, n’avait été elle-même modelée sur l’histoire du peuple hébreu, n’avait repris la mission du peuple de Dieu dans une ‘chrétienté’. La couronne du Saint Empire portait l’effigie de David et celle de Salomon, la politique de nos rois en France – avant Bossuet, de l’aveu même de Machiavel – était ‘tirée de l’écriture sainte’, et les nations, jusque dans l’hérésie jacobine et révolutionnaire, imitaient un dialogue immortel entre la naissance et l’obéissance au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. L’échec final de la Chrétienté en Europe, et de sa ‘mission’ sur les autres continents, rendant apparemment vaine la diaspora, la dispersion du peuple juif, permettant à de modernes empires de prétendre que la croix elle-même avait été vaine, restituait nécessairement aux Juifs leur charge originelle, l’idée de cette charge, transformée par l’aventure de vingt siècles. Échec déjà évident autour de la première guerre mondiale qui justifia la première entreprise sioniste, mais combien plus éclatant et terrible avec la seconde et l’entreprise démoniaque du germanisme hitlérien. Toute l’Europe en fut victime, mais nul peuple, nulle communauté comme les Juifs ; s’ils avaient espéré que l’échec du Christ et de la chrétienté les libérerait, les assimilerait, si les ‘libéraux’, ou ‘révolution- naires’, parmi eux avaient contribué puissamment à cet échec selon le monde, bref s’ils étaient souvent restés ‘Juifs charnels’ selon saint Paul (4), à mesure que les chrétiens le devenaient, l’atroce massacre désabusait à jamais les survivants, autant que les chrétiens antisémites ; la croix gammée avait bien élevé sa prétention abominable contre la croix du Christ, et c’est d’un même Dieu, le Dieu judéo-chrétien qu’elle avait proclamé la mort (…)
La création de l’État d’Israël fut la seule rançon, la seule création positive répondant à l’horreur infinie de la seconde guerre mondiale. Cette guerre finalement ‘victorieuse’, libérant quelques-unes des nations opprimées, consacrant ou renouvelant la servitude de beaucoup d’autres, n’a symboliquement et directement produit que cette liberté-là. Elle a donné aux ‘Européens’ qui avaient le plus souffert de l’entreprise contre ce qui restait de la chrétienté (paradoxalement aux Juifs qui, dispersés, étaient, dans la vraie conception du monde ancien, une part significative de cette chrétienté, même quand ils étaient persécutés par elle), le droit à exister comme État et dans l’histoire.” (5)

On reviendra sur ces propos singuliers. Sur le plan personnel, le 6 juin 1967, Boutang fut officiellement réintégré dans l’Éducation nationale. La décision arrivait au bon moment : le 13 juillet, La Nation française cessa de paraître.

À la rentrée d’octobre 1967, Boutang reprit donc le chemin de l’enseignement au lycée Turgot, à Paris. Il n’est pas impossible que, dans l’esprit de l’administration, cette affectation ait été un piège, le lycée Turgot correspondant au quartier du Sentier. Et ce qui devait arriver arriva : avant même la rentrée, des tracts hostiles circulèrent. Boutang consacra sa première heure de cours à expliquer un conte hassidique recueilli par Martin Buber et à commenter le jeûne de Kippour. Il s’expliqua aussi sur son parcours et fit remarquer à ses élèves, majoritairement juifs, que, si la République leur avait accordé la citoyenneté, elle les avait également privés de leurs traditions. Parallèlement à son activité de professeur, il rédigea une thèse, Ontologie du secret, qui lui ouvrit les portes de l’université, d’abord à Brest, puis en Sorbonne, où il succéda à Emmanuel Levinas. Plusieurs professeurs (Jacques Derrida, Pierre Vidal-Naquet, Luc Ferry, Pierre Bourdieu, Jean-Pierre Vernant…) pétitionnèrent contre cette nomination. Un article de François Mitterrand ramena le calme :

“Pierre Boutang ne me plaît pas par ce qu’il est et par ce qu’il professe ? Assurément. Son élection au poste de maître de conférences de philosophie à la Sorbonne m’inquiète ? N’en doutez pas. Me joindrai-je à la pétition des chercheurs et des enseignants qui s’élèvent contre ce choix ? Non. Car Pierre Boutang exerce son métier et, sur ce plan, le seul que j’aie à retenir, il le fait bien. Ses opinions, son fanatisme, le zèle inquisiteur qui l’ont souvent porté à des jugements excessifs, je ne les retourne pas contre lui. Ce n’est pas au nom de ses principes que je l’accepte, mais au nom des miens. (…) Ma liberté ne vaut que si j’assume celle des autres.”

Fut-ce afin d’exprimer sa reconnaissance que Boutang appela à voter Mitterrand en 1981 ? Pas seulement. Nostalgique du roi et des anciennes chevaleries, Boutang avait plus d’une raison de mépriser le “libéralisme avancé” de Giscard d’Estaing, sa noblesse de pacotille, sa fascination pour l’argent et la technocratie. Peut-être le royaliste de toujours qu’était Boutang avait-il également flairé chez Mitterrand, comme auparavant chez de Gaulle, non une pente à la restauration monarchique (que leurs adversaires leur reprocheront durant leurs mandats respectifs), mais une propension à l’exercice absolu et solitaire du pouvoir. Boutang égaya la campagne électorale en publiant un Précis de Foutriquet, pamphlet anti-giscardien qui lui valut d’être invité au “Tribunal des flagrants délires”, à “Radioscopie” et sur le plateau d’“Apostrophes”.
Cette petite gloire mondaine ne l’empêcha pas de continuer à lire et à écrire. Il approfondit sa connaissance de la pensée juive, lisant les commentaires bibliques de Rachi, à propos desquels il notait dans ses carnets : “Évidemment, je vais me brouiller avec mon évêque, mais c’est évident que c’est supérieur à tous les commentaires de la Bible de Jérusalem. […] Évidemment, je regrette de ne pas lire ça comme j’aimerais le lire, en hébreu. Mais il y a une très bonne édition que le consistoire israélite a fait faire il y a quelques années, que je fais souvent traîner à mes séminaires pour essayer de faire comprendre certains aspects de la Bible.” (6)
La présence médiatique de Boutang culmina à l’automne 1987, lors des deux débats avec George Steiner. Il demeurait monarchiste et accompagna l’effondrement du royalisme en tant que force politique. Véritable colosse, bon vivant et bagarreur, Pierre Boutang mourut le 27 juin 1998.

 

Pierre Boutang a beaucoup écrit. Une grande partie de son travail de journaliste était par nature destinée à une consommation immédiate. Sa grande œuvre philosophique, Ontologie du secret, apparaît comme le récit d’une odyssée personnelle à travers la pensée. Rares sont les philosophes qui s’en réclament et affirment prolonger son travail.
Le seul domaine où Boutang eut un disciple, et même plusieurs, est sa réflexion sur Israël et le judaïsme. Il ne cessa jamais de considérer le judaïsme selon le point de vue d’un catholique romain, ne le saisissant pas dans son autonomie, mais dans un rapport dialectique entre Bible hébraïque et révélation chrétienne. Cette attitude donne précisément un poids à sa sombre évocation de “l’échec final de la Chrétienté en Europe, et de sa ‘mission’ sur les autres continents”. Bien qu’il eût anticipé le dialogue judéo-chrétien, Boutang fut critique envers les évolutions de l’Église (disparition du latin, remodelage de la liturgie, aplatissement de l’horizon eschatologique, …). De même, Boutang n’a pas envisagé le sionisme en tant que mouvement politique laïc (ce qu’il était dans l’esprit de Herzl), mais bien dans la perspective d’une “politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte”. De même qu’il considère que le Nouveau Testament accomplit les prophéties contenues dans la Bible hébraïque, Boutang estime que le sionisme réalise les promesses de restauration nationale qui se lisent chez les prophètes. Nous mesurons ainsi à quel point la position de Boutang fut singulière, car sa compréhension du sionisme était directement conditionnée par la pensée de Maurras. Le paradoxe est strident. Maurras fut antisémite autant qu’on peut l’être, il n’y a pas à revenir là-dessus, et Boutang le fut aussi. Il a connu l’antisémitisme de l’intérieur, mais n’en a jamais fait l’axe exclusif de sa réflexion. Dans l’article de la Nation française du 1er juin 1967, Boutang rappelait que “la couronne du Saint Empire portait l’effigie de David et celle de Salomon”. Boutang précisa sa pensée dans un autre article, le 6 juillet 1967 :

“Mais Jérusalem… Je crois que Jérusalem  […] ne peut qu’être confiée à la garde de l’État et du soldat juifs. La décadence et les crimes de notre Europe anciennement chrétienne ont conduit à ce châtiment mystérieux, ce signe de contradiction ineffable comme tout ce qui tient à Israël : nous chrétiens, en un sens, avec nos nations cruellement renégates, avons pris le rang des Juifs de la diaspora, sommes devenus plus ‘Juifs charnels’ qu’eux ; et le jeune et vieil État d’Israël a pris la place de la monarchie franque de Jérusalem. N’oublions pas que cette monarchie, dès le premier Baudouin, comte de Boulogne, se référa spontanément à la monarchie du Livre de rois, à David et à Salomon.” (7)

La pensée de Maurras et le dépassement de cette pensée dans sa dimension antisémite permit à Boutang de saisir l’aspect singulier du destin d’Israël comme nation. Dans son hommage au maître vénéré de toute une vie, il écrivait que “l’antisémitisme de Maurras est l’obstacle le plus redoutable pour l’intelligence de sa doctrine et de sa vie” et il ajoutait : “[…] l’idée d’un catholicisme sauvant le monde du ‘Christ hébreu’ est la pire, la moins défendable, qu’ait conçue Maurras. Pourquoi nier qu’il l’ait effectivement conçue ? Le Christ dans sa nature humaine était hébreu, et même un ‘patriote juif’. Les Juifs n’ont reconnu ni la nature divine ni ce patriotisme qui le fit pleurer sur Jérusalem. Il est trop clair que le catholicisme a sauvé le monde des hérésies sans nombre qui défiguraient le Christ et son message ; ces hérésies n’avaient rien de juif, la seule religion où l’influence juive ait été décisive, c’est l’islam, une autre religion, peut-être en grande partie forgée par des rabbins de Médine, eux-mêmes hérésiarques du judaïsme.” (8).

À qui aurait dit qu’il ne fut jamais question de faire de l’État hébreu une monarchie, Boutang répondit par avance :

“L’unique nouveauté qui eût son visage [le visage de l’Europe], qui ressemblât à ses douleurs, qui réunît ses espérances, ce fut Israël. L’extraordinaire (hors d’un ordre chrétien qui n’avait pas réussi à modeler l’histoire, mais fidèle à l’origine même de cet ordre) n’était pas demeuré impossible. Et les chrétiens de nos antiques nations ne pouvaient voir en ce retour une contradiction à leur espérance en la conversion finale du dernier Juif, qui doit précéder la ‘parousie’ : d’abord parce que l’État d’Israël ne rassemblerait jamais tous les Juifs ; ensuite parce que la nature fondamentalement théocratique de cet État, son enracinement dans le sacré, en dépit de toutes les grimaces laïques et démocratiques, constituaient par eux-mêmes une sorte de ‘conversion’, et une promesse de retour à la source première, où la naissance et le Christ ne s’opposent pas, mais fondent ensemble la ‘nation’, pour les autres peuples enracinés dans l’histoire chrétienne.” (9)

Cette conception du sionisme sera prolongée et à bien des égards explicitée par Michaël Herszlikowicz Bar Zvi, un des élèves de Boutang à Turgot. Auteur d’une Philosophie de l’antisémitisme (10), il devint un penseur du sionisme, avec Israël et la France. L’alliance égarée (2014) et Pour une politique de la transmission. Réflexions sur la question sioniste (2016). Bar Zvi observe que

“Notre-Dame de Paris est le symbole de la nature paradoxale des relations entre Israël et la France. Les effigies des vingt-huit rois d’Israël ornent sa façade, mais elle est aussi le lieu où fut prise, en 1240, la décision d’organiser, sous les auspices de Blanche de Castille, la dispute sur le Talmud […]. Cette controverse dépassa l’ordre théologique et prit une ampleur d’ordre politique, qui annonçait une dégradation de la situation des Juifs en France […]. Elle renforça le mythe d’une dynastie royale descendant du roi David, présent déjà dès le IXe siècle, mais qui se développa chez saint Louis sous l’influence des ordres mendiants. La France, nation très chrétienne et fille de l’Église, reproduisait l’histoire sainte, en prenant la place du peuple élu, ce qui explique en partie les arrêts d’expulsion des Juifs, car il ne pouvait y avoir deux peuples élus dans le même royaume.” (11)

Bar Zvi rappelle les liens de continuité qui unissent l’ancien Israël à la monarchie française et la dette consciente de celle-ci à l’égard de celui-là. Lors du sacre de nos rois, au moins deux étapes du rituel étaient prises à l’Ancien Testament : d’une part, la réclusion et le sommeil du roi, au palais de l’archevêque de Reims, qui renvoyaient à l’épisode du premier livre de Samuel (X, 20-25), où l’on voit Sh’aul se cacher alors qu’il est appelé à la royauté ; d’autre part l’onction du saint chrême (Exode XXIX, 7 ; XXX, 25 ; XL, 15 ; Lévitique VIII, 12 ; 1 Samuel IX, 16 et XVI, 13…), que Clovis, le premier, avait reçue lors de son sacre à Reims (12). Il s’agissait d’emprunts délibérés à la Bible hébraïque. Nous n’étions pas dans le cas des Romains qui répétaient des rituels dont ils ne saisissaient plus la signification.
L’idée de Boutang, reprise et développée par Michaël Bar-Zvi, d’une solidarité de destin et, pourrait-on dire, d’une identité entre Israël et la France – pas la République née de la Révolution, mais la “France des quarante rois” – se retrouvera dans Destin français, d’Éric Zemmour, qui évoque saint Louis comme le “roi juif”, qualification étonnante, quand on sait que ce monarque fit brûler en place de Grève de pleines charrettes de précieux manuscrits hébraïques, mettant ainsi fin à la brillante école talmudique française. (…)

Contrairement à Heidegger, hypnotisé par la pensée grecque (un point commun avec Charles Maurras), Boutang a inclus l’apport du judaïsme dans sa pensée. Ontologie du secret contient des développements sur Jonas, la shekina, ou “l’‘élection’ du peuple juif” qui “n’apparaît pas sur le fond d’égalité à soi des divers peuples et d’une comparaison éthique : pure grâce, elle crée ce peuple comme élu, ne lui attribue pas une qualité, mais le relie à l’être de Dieu d’une manière mystérieuse, approchable seulement par ses effets.” (13)
On a beaucoup parlé des Cahiers noirs de Heidegger. Ses défenseurs ont remarqué que les passages antisémites y sont peu nombreux. Ses adversaires répliquèrent que, peu nombreux ou pas, ces textes sont accablants. Mais ils trahissent surtout l’incapacité de Heidegger à penser le judaïsme. Boutang, lui, avait saisi ce qu’il y a d’extraordinaire dans le destin d’Israël en tant que peuple, nation et État. Il avait compris dès 1967 qu’Israël ne serait jamais une Belgique ou une Suisse du Proche-Orient, pour prendre des exemples de pays où plusieurs peuples et langues coexistent. Il suffit de considérer l’attention médiatique que reçoivent, d’un côté, le conflit israélo-palestinien et, de l’autre, les guerres qui sévissent ailleurs pour comprendre qu’Israël demeure un pays jugé différemment des autres.
Boutang développa une vision personnelle du sionisme : il l’envisage d’un point de vue chrétien et il s’agit d’une vision à la fois politique, dans le prolongement de Maurras, mais surtout théologique, comme si la Synagogue représentée à la cathédrale de Strasbourg avait retiré son bandeau, réparé sa lance brisée et renoué avec les valeurs guerrières auxquelles le livre de Josué faisait la part belle. Par ailleurs, Boutang remarquait que seule la détestation d’Israël donnait un semblant de cohésion au monde arabo-musulman et il prophétisait que l’inscription de l’État hébreu dans la durée historique entraînerait la disparition du nationalisme arabe laïc (incarné par Nasser), laissant le champ libre à une idéologie de substitution : l’islam. Nous y sommes.

Gilles Banderier, Revue des deux mondes, décembre 2020 janvier 2021.

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(1) Stéphane Giocanti, Pierre Boutang, Flammarion « grandes biographies », 2016, page 28.
(2) Idem, page 172.
(3) Idem, pages 70 et 71.
(4) Il semble que l’expression ne se trouve pas chez saint Paul, mais plutôt chez Pascal.
(5) Pierre Boutang, La Guerre de six jours, Les provinciales, 2011, pages 25 à 27.
(6) Stéphane Giocanti, op. cit., page 334.
(7) Pierre Boutang, La Guerre de six jours, op. cit., page 82.
(8) Pierre Boutang, Maurras, la destinée et l’œuvre, Paris, Plon, 1984, pages 153 et 328.
(9) Pierre Boutang, La Guerre de six jours, op. cit., pages 28-29.
(10) Michaël Bar-Zvi, Philosophie de l’antisémitisme, Presses Universitaires de France, 1985 et Les provinciales, 2019, avec une excellente postface de Pierre-André Taguieff, « Que signifie haïr les Juifs au XXIe siècle ? »
(11) Michaël Bar-Zvi, Israël et la France. L’alliance égarée, Les provinciales, 2014, pages 17-18.
(12) Bernard Basse, La Constitution de l’ancienne France, D.M.M., 1986, pages 102 et 146.
(13) Pierre Boutang, Ontologie du secret, Presses Universitaires de France, 1988, page 52.