« Une foi chasse l’autre. Un nouvel intégrisme est en train de remplacer le freudisme et le marxisme contestés, en réconciliant contre eux les pires ennemis politiques. Sans cette union sacrée, jamais le gauchiste Maurice Clavel et le monarchiste Pierre Boutang n’auraient retrouvé, comme ces jours-ci, leur fougue maurrassienne du temps de l’École normale pour asséner, l’un, que Dieu est Dieu nom de Dieu, et l’autre, que l’âme existe, il l’a rencontrée.
Au Purgatoire, où a lieu la rencontre, le métaphysicien de l’Ontologie du secret – PUF, 1973 – s’estime évidemment affranchi, plus que jamais, du viscéral et de l’économique à quoi les théories abhorrées voulaient réduire sa conscience, de son vivant. Mais c’est en romancier, en poète, en pamphlétaire, bref, en écrivain, qu’il espère capter le mystère laissé en suspens par le philosophe : la jointure entre le fini et l’infini, où le dogme catholique fait séjourner certains morts indignes de l’immédiat paradis, et où Maurras assurait que ” nous ne déposons pas nos soucis “. Pour suggérer ce “n’importe où, n’importe quand ” qui ” retrace l’énigme terrestre et se purifie sans réponse “, l’homme ne dispose pas de meilleure métaphore que le temps de sa ” grammaire profonde et la corde de son langage “, aux lois jamais éclaircies.
C’est vers cette même nuit d’encre où plongent l’origine de notre voix et le futur de notre âme séparée du corps, que l’auteur va nous conduire par des ” tribulations allusives “, tel un Platon ivre qui récrirait Dante avec la syntaxe en dérive de Lautréamont.
Le plus pur esprit a besoin de mémoire pour savoir qu’il survit. Boutang, alias Montalte, n’échappe pas à la mémoire. Mais la pudeur et le goût de l’idée le retiennent d’y patauger. L’anecdote personnelle n’est pas son affaire. Quand il y cède, c’est furtivement, évasivement. Presque trop. On reste sur sa faim. On aimerait en savoir davantage et être plus sûr qu’il ne s’agit pas d’une divagation d’âme errante lorsqu’il raconte, par exemple, que trois mois avant sa mort en semi-prison, Maurras aurait envisagé une fugue d’une nuit, dans la Jaguar de Nimier, le temps de ” revoir la colonnade de Perrault “. Nous aussi, on roulerait bien quelques kilomètres de plus avec le même Nimier, avant que la mort n’enveloppe son visage clos de ” prince ponctuel et négligent “. Mais l’amitié meurtrie rend l’auteur plus discret que nature.
Même l’échange philosophique s’entoure, chez lui, de mystère. Ce ” W. ” qu’il va visiter vers 1948 en Irlande par admiration pour son ” désespoir calme “, et qu’il questionne sur ses aphorismes, quel intérêt y a-t-il à nous laisser douter que ce soit Wittgenstein, et que ses propos soient authentiques ? Et ces noms à clefs, comme Ruo, Dorlinde ou Ognisanti, pourquoi en réserver le code à une poignée de contemporains ? Le Purgatoire serait-il un rendez-vous d’archicubes ?
Le vrai est que l’auteur, volontiers à contre-courant, répugne à la mode des indiscrétions sur les autres comme sur soi. C’est tout juste s’il mentionne son ” sens paysans de l’intégrité physique ” et son dédain connu des honneurs et de l’argent. Mais son style allusif ne veut rien cacher, si tant est qu’au Purgatoire on veuille encore quelque chose. Ainsi passe-t-il des aveux complets sur ce qui le définit le mieux et lui vaut sans doute le plus d’ennemis : sa voix haute et coupante, son regard glacé d’orgueil, sa hâte agressive à voir dans l’interlocuteur une ordure ou un niais.
Cette colère latente qu’il aurait passée naguère sur un inspecteur général et un ministre, en attendant de l’assouvir, prévoit-il, contre un homme d’État, elle lui serait venue pour la première fois à quatre ans. Persuadé que des amis bernois avaient souri de son père, il a tiré la nappe du goûter dans un désir désordonné de justice. Il ne cesserait, depuis lors, d’anticiper sur les outrages qui menaceraient en permanence l’honneur paternel.(…)
Suite logique de l’Ontologie du secret qui faisait de l’inconscient le recours sacré de la liberté et de la personne, le Purgatoire se veut une œuvre de combat contre le ” sorcier de Vienne ” et tous les ” psy “, qualifiés pêle-mêle de ” canailles abjectes et obscènes “. Des ” forains ” – métèques ? – auraient ” insulté le langage et la pudeur de sa race ” et changé les écoles en ” baraques “, en échafaudant ” sur pilotis ” un ” savoir de merde ” tout juste bon pour les Américains, avec la complicité lâche ou vénale de tous les clercs, clergé compris.
À la religion des prêtres psychanalysés qui ” crachent au baptistère quand ils n’en font pas des mortiers “, aux ” bourriques mitrées qui ont rallié la révolution des mœurs et l’Évangile sans croix selon saint Marx “, il oppose une mystique du monde tel qu’il est donné par Dieu, où la ” fomes ” antique, la chaleur de l’origine, n’aurait pas encore été empuantie par la ” pute évolution “, la ” libido livide “, les ” fariboles ” de la dialectique et des ” linguistichiens “.
La pensée n’a pas, selon lui, à se perdre ” envieusement ” dans la création, mais à percevoir la ” respiration d’ange ” qu’y imprime le ” souffle raisonnable de Dieu “, et à rappeler les esclaves des pilotis à un ” ordre de clairière foudroyée “.
Politiquement, ce flou poétique partagé par Clavel s’est traduit chez Boutang par un itinéraire précis : monarchisme sans faille, refus de la ” démocrassouille “, adhésion à l’Action française à laquelle il n’aurait manqué, selon lui, qu’un Eliot ou un Pound pour égaler Port-Royal en importance historique, dégoût des manifestations ouvrières d’avant guerre – il se revoit volant un drapeau rouge dans le métro et fuyant, – approbation de Pétain, ralliement ” curieux ” au de Gaulle de 1965, malgré les reniements sur l’Algérie, hostilité à la chienlit de 68.
Aujourd’hui, l’ennemi est le ” Goulavare “, équivalent bâfreur du Goulag, ” dépotoir frivole ” et parfois sacrilège – loi sur l’avortement – qu’un ” politicien impudent et godelureau en chiffres ose appeler libéralisme avancé “, alors que, sous la domination secrète des sophistes sur pilotis, elle prolonge le scandale majeur de l’ ” usure “, justifiant les ” révoltes en saccades ” de ses fils. (…)
Cela ne va pas sans excès dans l’anathème, ni cuistrerie dans la référence, ni pompe dans le prophétisme. Tous deux ont tendance à sur-écrire, aux limites du déclamatoire potache, comme s’ils se disputaient en classe l’honneur d’être lus à haute voix. Ah ! ces ” en ” mis pour ” dans ” et autres afféteries ou surenchères pas toujours moqueuses ! Ah ! ces adjectifs qui se veulent assassins, tel ” abject “, et qui se tuent eux-mêmes de trop servir !
Mais les têtes de classe reposent des cancres qui ont envahi nos lettres. Avec Pierre Boutang, la performance d’athlète culturel touche au prodige. La gêne de ne pas réciter comme lui le Parménide au petit déjeuner cède vite au doux vertige de le suivre sur ses sommets. Au génie gréco-latin toujours à fleur de prose, s’ajoutent des glissements naturels vers l’allemand, l’anglais, l’italien, et vers un mélange de tout cet héritage, sabir subtilement chaotique où se lisent à la fois l’aboutissement et l’origine du logos occidental.
Sans croire au Purgatoire – ” ça ne me chante pas “, disait-il, – Wittgenstein avait prévu qu’il y aurait un risque de ” démantibulation ” à ” vouloir passer de l’autre côté du langage “. Son disciple reste sur la frontière, sur le seuil, à l’écoute de la source verbale – plus que de la divinité, à moins que celle-ci et la parole ne fassent qu’une, quelque part, un jour !
C’est une joie rude mais somptueuse de partager ce guet, à l’affût de la vox cordis, de la ” rauque chanteuse “, de la “colombe souterraine”, sans cesse à, la proue d’une langue dont on ne distingue que le sillage…