En mars 2018, deux mois avant la mort de Michaël Bar-Zvi, je l’ai interrogé sur le philosophe Pierre Boutang, qui avait été son professeur de philosophie au lycée Turgot à Paris au cours de l’année scolaire 1967, son maître, son ami et son directeur de thèse. À travers ses réponses, Michaël Bar-Zvi m’a éclairé sur la relation qu’entretenait Pierre Boutang avec le général de Gaulle, avec l’héritage équivoque de Charles Maurras et avec la grande ombre de Georges Bernanos. Son propos singulier ouvre des pistes de réflexion à explorer en relisant Israël et la France, l’alliance égarée, Être et exil et Pour une politique de la transmission.
Sébastien Lapaque
« En mai 68, Pierre Boutang était le seul enseignant à ne pas faire grève au lycée Turgot. La majeure partie des élèves de la classe de philosophie a décidé de suivre ses cours, pour continuer à préparer le bac. Certains allaient ensuite aux manifs, d’autres non. Au bout de quelques jours, des élèves extérieurs ont tenté d’empêcher violemment la tenue du cours en essayant d’enfoncer la porte que Boutang bloquait d’une main, tenant son Platon et son Spinoza dans l’autre. Après de nombreuses tentatives nous lui avons demandé de laisser entrer les opposants en leur proposant, contre son avis, de décider par un vote en A.G si son cours continuerait ou pas. Une très large majorité a décidé de la poursuite et pour la première fois, il nous a avoué que la démocratie l’avait aidé. Après ce vote, les cours se sont déroulés sans interruption jusqu’à la fin de l’année. Sur mai 68, il y a un texte de Pierre Boutang dans l’ouvrage collectif Que faisaient-ils en avril ? (Desclée de Brouwer, 1969) qui décrit les événements comme une fable pavlovienne et en même temps comprend la révolte de la jeunesse contre le pouvoir de l’argent.
Concernant la relation à Charles de Gaulle, je crois qu’après la fin de la guerre d’Algérie, et même un peu avant, Pierre Boutang avait compris que le Général était le seul recours possible pour la France et il a commencé à entretenir avec lui des relations suivies. Il écrivait un article hebdomadaire sous le pseudonyme de Criton dans La Nation, le journal de l’UDR. N’oublions pas non plus que c’est Edmond Michelet, l’une des figures de la Résistance, proche du Général, qui a réintégré Boutang dans l’Éducation Nationale en 1967. À ma connaissance, Pierre Boutang a pris une part active à l’organisation de la fameuse manifestation du 30 mai 1968, sur les Champs Élysées, qui a mis un terme à l’émeute étudiante et a préparé la victoire écrasante de la droite aux élections.
Boutang partageait avec Maurras une réticence profonde à l’égard du populisme, des mouvements de masse et de la psychologie des foules. Il se souvenait que Maurras avait regardé le général Boulanger comme un personnage sympathique mais imprévisible et incapable de comprendre les racines grecques et latines de la civilisation française.
Pierre Boutang a fait le lien entre juin 1967 et mai 1968. Il avait compris que ce qui s’était joué en 68, le début de la décomposition de la nation française, se trouvait annoncée dans les événements de 67, quand l’Occident n’avait pas voulu voir que son avenir était lié à Jérusalem et Israël et qu’il devait renouer son alliance avec la nation juive. Par là, on comprend que la différence essentielle entre Pierre Boutang et Charles Maurras, c’est la Bible. Boutang est catholique, le modèle de la monarchie reste pour lui celui de roi David et du Prince chrétien, tandis que Maurras est foncièrement positiviste, agnostique, plus inspiré par Auguste Comte que par Bossuet. L’Action Française a même été condamnée par l’Église en 1926. Boutang a réussi à arracher à Maurras une conversion à la veille de sa mort. Il restait persuadé de la sincérité et de la profondeur de ce geste. Mais Maurras n’avait plus vraiment l’esprit très vif à ce moment, je le crains.
C’est le lien avec les sources juives du catholicisme qui a permis à Boutang de surmonter l’antisémitisme dans lequel il avait été élevé et de reconnaître, comme il le fait dans son livre Maurras la destinée et l’œuvre, la faute de Maurras sur cette question. On comprend bien l’importance de la fidélité au maître qui mène Boutang à une grande indulgence envers Maurras après la guerre. Pour des raisons que j’ignore, Boutang n’aimait pas beaucoup Bernanos (1), même s’il nous recommandait de lire ses livres, comme La Grande peur des bien-pensants. Il ne lui pardonnait pas d’avoir été très dur envers Maurras. Vous avez raison, d’une certaine façon il faut sauver Boutang de Maurras.»
Sébastien Lapaque interrogeait Michaël Bar-Zvi, Hamevasser n°204, septembre 2018,
(1) Sur l’évolution de PB à ce sujet, voir cependant la nouvelle édition de La Fontaine politique, Les provinciales, 2018.