Jean-Yves Camus, L’Arche : « Il faut faire le commentaire et la critique scientifique, donc raisonnée, des faits et interprétations que Bat Ye’or propose. »

Le legs de Bat Ye’or

Ni porteuse de haine, ni illuminée, la spécialiste de la dhimitude témoigne d’un questionnement inquiet.

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Dirigées par Olivier Véron, les éditions Les provinciales sont à contre-courant de la pensée libérale dominante puisqu’elles se réclament de l’héritage intellectuel de Pierre Boutang et d’un catholicisme « interrogeant les événements à partir des liens historiques de notre pays, de notre civilisation avec Israël et son héritage ». En publiant l’autobiographie de Bat Ye’or (Autobiographie politique : de la découverte du dhimmi à Eurabia. Editions Les provinciales, 2017. 350 p., 24 euros) et en rééditant au même moment l’un de ses principaux ouvrages (Le dhimmi, d’abord publié en 1980), elles ont donné à celle qui est née Gisèle Orebi, au Caire, voici plus de 80 ans, une visibilité médiatique (recension favorable d’Alexis Lacroix dans L’Express, bien plus mitigée de Jean Birnbaum, dans Le Monde) qui témoigne du questionnement inquiet d’un nombre croissant d’Européens sur la nature du modèle sociétal dessiné par les textes de l’islam et sur son adaptabilité aux valeurs occidentales.
Je n’ai, dans le passé, pas ménagé Bat Ye’or. À la lecture de son autobiographie comme ensuite en la rencontrant, j’ai vu sa personnalité complexe, blessée et attachante au fond, qui porte encore tout le poids de l’effondrement soudain de son univers, celui d’un judaïsme égyptien détruit, comme celui du monde arabe tout entier, par un antisémitisme qui n’avait jamais désarmé. J’ai appris son rôle, aux côtés de son défunt mari David Littman, dans l’alyah clandestine des jeunes juifs marocains, puis ensuite à Genève dans le travail destiné à contrer la propagande antisioniste à l’ONU : cela mérite à tout le moins le respect. Ses travaux sur la dhimmitude, qui décrivent une réalité multiséculaire trop souvent niée ont été, elle le raconte en détail, encouragés ou bien accueillis par des savants incontestables, de Jacques Ellul à Robert Wistrich, de Paul Fenton à Pierre-André Taguieff et si elle n’est pas du sérail universitaire, tous ont reconnu le sérieux de son travail sur les textes de l’islam, à défaut d’en partager toutes les interprétations.
Outre l’étude du statut juridique des juifs et des chrétiens en terre d’islam, la notoriété de Bat Ye’or tient à l’autre thèse centrale de son œuvre, exposée en 2006 dans son livre sur « Eurabia ». Pour elle, l’Union européenne, à partir du premier choc pétrolier, porte la responsabilité d’une capitulation sciemment pensée et mise en œuvre, qui vise à soumettre l’Europe, par le multiculturalisme et l’immigration, à la domination de l’islam et des pays arabes. Je reste en désaccord avec la manière, trop systématique, dont elle expose ce philo-arabisme selon un « plan » dûment défini. Et ma divergence ne vient pas de ce que je nie l’incontestable biais anti-israélien de la politique européenne, ses relents antisémites, son aveuglement voire sa complaisance devant la montée de l’islam politique. Bat Ye’or a des raisons de contester l’idée politiquement correcte d’un islam intrinsèquement vecteur de paix et passeur de savoirs. Ce qui manque à ses travaux, qui ne sont pas terminés, c’est la plongée dans le temps très lointain où, tout en se défendant des invasions musulmanes, l’Occident a commencé à être fasciné par le monde islamique, sa civilisation raffinée, les « douceurs de l’Orient » et autres mythes bien antérieurs à l’époque qu’elle définit comme celle de la « capitulation » européenne. C’est à mon sens dans ce passé lointain et non dans les années 70 qu’il faut, prioritairement, chercher notre retard à saisir la nature du danger islamiste.
Cela dit il est temps, cette autobiographie en est l’occasion, de ne pas réduire Bat Ye’or au rôle d’égérie, qu’elle n’a pas l’intention d’être, de ceux qui sont en guerre contre l’islam. Il faut faire le commentaire et la critique scientifique, donc raisonnée, des faits et interprétations qu’elle propose. Peut-être suis-je naïf, mais je n’ai rencontré ni une porteuse de haine, ni une illuminée. Dont acte.

Jean-Yves Camus, L’Arche n°671, avril 2018.