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« La seule rançon, la seule création positive »

« L’homme européen, en un sens qui n’a pas été envisagé à Rome, ne se trouve pas éminemment en Europe, ou n’y est pas éveillé. Il est, paradoxe et scandale, en Israël ; c’est en Israël que l’Europe profonde sera battue, « tournée », ou gardera, avec son honneur, le droit à durer. […]
En quoi, pourquoi Israël est-il l’Europe ? Certes par l’origine de ceux qui ont bâti son État, imposé les conditions du rassemblement de son peuple. Mais cela ne suffirait pas, si l’Europe historique, d’où étaient revenus ces revenants, n’avait été elle-même modelée sur l’histoire du peuple hébreu, n’avait repris la mission du peuple de Dieu dans une « chrétienté ». La couronne du Saint Empire portait l’effigie de David et celle de Salomon, la politique de nos rois en France – avant Bossuet, de l’aveu même de Machiavel – était « tirée de l’écriture sainte », et les nations, jusque dans l’hérésie jacobine et révolutionnaire, imitaient un dialogue immortel entre la naissance et l’obéissance au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. [1]
L’échec final de la Chrétienté en Europe, et de sa « mission » sur les autres continents, rendant apparemment vaine la diaspora, la dispersion du peuple juif, permettant à de modernes empires de prétendre que la croix elle-même avait été vaine, restituait nécessairement aux Juifs leur charge originelle, l’idée de cette charge, transformée par l’aventure de vingt siècles. Échec déjà évident autour de la première guerre mondiale qui justifia la première entreprise sioniste, mais combien plus éclatant et terrible avec la seconde et l’entreprise démoniaque du germanisme hitlérien. Toute l’Europe en fut victime, mais nul peuple, nulle communauté comme les Juifs ; s’ils avaient espéré que l’échec du Christ et de la Chrétienté les libérerait, les assimilerait, si les « libéraux » ou « révolutionnaires », parmi eux avaient contribué puissamment à cet échec selon le monde, bref s’ils étaient souvent restés « Juifs charnels » selon Saint Paul, à mesure que les chrétiens le devenaient, l’atroce massacre désabusait à jamais les survivants, autant que les chrétiens antisémites : la croix gammée avait bien élevé sa prétention abominable contre la croix du Christ, et c’est d’un même Dieu, le Dieu judéo-chrétien qu’elle avait proclamé la mort, avec un sérieux pratique supérieur à toutes les mythologies du marxisme ou de l’existentialisme athées.
La création de l’État d’Israël fut la seule rançon, la seule création positive répondant à l’horreur infinie de la seconde guerre mondiale. Cette guerre finalement « victorieuse », libérant quelques-unes des nations opprimées, consacrant ou renouvelant la servitude de beaucoup d’autres, n’a symboliquement et directement produit que cette liberté-là. Elle a donné aux « Européens » qui avaient le plus souffert de l’entreprise contre ce qui restait de la Chrétienté (paradoxalement aux Juifs qui, dispersés, étaient, dans la vraie conception du monde ancien, une part significative de cette Chrétienté, même quand ils étaient persécutés par elle), le droit à exister comme État et dans l’histoire.
Oui l’Europe qui avait, par la première guerre mondiale, perdu sa primauté réelle, devait, par la seconde, en perdre jusqu’aux restes et aux apparences. Et les perdre au profit de deux images d’elle-même accomplies en cauchemar, des deux puissances issues de deux « diasporaï » de l’ancienne Chrétienté, celle des « pères fondateurs » de l’Amérique, pèlerins du Mayflower, et celle des prophètes de la révolution accomplissant, ou abolissant, leur rêve dans la nouvelle Russie.
Quelque puissance limitée, au niveau des nations, et quelque ferment de son ancienne grandeur selon l’esprit, lui restaient ; mais non comme Europe, et nullement comme effet de la « victoire ». L’unique nouveauté qui eût son visage, qui ressemblât à ses douleurs, qui réunît ses espérances, ce fut Israël. L’extraordinaire (hors d’un ordre chrétien qui n’avait pas réussi à modeler l’histoire, mais fidèle à l’origine même de cet ordre) n’était pas demeuré impossible. Et les chrétiens de nos antiques nations ne pouvaient voir en ce retour une contradiction à leur espérance en la conversion finale du dernier Juif, qui doit précéder la « parousie » : d’abord parce que l’État d’Israël ne rassemblerait jamais tous les Juifs ; ensuite parce que la nature fondamentalement théocratique de cet État, son enracinement dans le sacré, en dépit de toutes les grimaces laïques et démocratiques, constituaient par eux-mêmes une sorte de « conversion », et une promesse de retour à la source première, où la naissance et le Christ ne s’opposent pas, mais fondent ensemble la « nation », pour les autres peuples enracinés dans l’histoire chrétienne. »

[1] « L’homme européen ne se trouve pas éminemment en Europe, ou n’y est pas éveillé. Il est, paradoxe et scandale, en Israël. » : « Cette proposition, elle-même “scandaleuse”, ne surprendra pas ceux qui nous lisent depuis douze ans » – écrivait encore Boutang dans ce numéro 598 de La Nation Française – « je l’ai développée l’autre mercredi (N°597 du 25 mai 1967), mais elle n’a cessé de mûrir en nous depuis longtemps, malgré les réticences et les préjugés. L’événement de l’automne 1956 et ses suites avaient permis de la pressentir. La répétition tragique d’aujourd’hui en apporte la preuve » (1er juin 1967, à la veille de la guerre des Six Jours).

On venait de célébrer le dixième anniversaire du traité de Rome, et Boutang ne croyait guère aux acquis de cette Europe-là : « Rien, absolument rien, ne permet de dire qu’au cours de cette décennie, l’homme “européen” aura fondé ou esquissé un avenir, qu’il aura mieux compris sa destinée. Il y a même de fortes raisons pour supposer le contraire. Et la première, la plus tragique, risque d’être l’attitude de l’« homo europæus » en face d’Israël et de la menace d’aujourd’hui. »

Pierre Boutang avait fondé l’hebdomadaire La Nation Française en 1955, avec Michel Vivier, et il en fut le directeur politique et le ponctuel chroniqueur jusqu’à son six cent quatrième et dernier numéro (13 juillet 1967).

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Jihad et génocide : le cas arménien

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On a trop peu écrit à propos du potentiel génocidaire de l’Islam. Le premier génocide du vingtième siècle, précurseur de la Shoah, a pourtant été infligé par un pays musulman à l’encontre de sa population chrétienne : il s’agit du génocide de 1915 de la minorité arménienne de Turquie. Celui-ci fut en outre précédé par le massacre quasi-génocidaire de cent mille à deux cent mille âmes en 1894-1896, sous le règne du sultan Abdül-Hamid II (1877-1909), et par celui de trente mille autres en 1909 dans la région d’Adana. Les premières violences furent perpétrées sous l’autorité traditionnelle du sultan, dans le cadre de ce que lui et son cercle estimaient être la défense de l’Empire ottoman. Pendant la première guerre mondiale un massacre mieux organisé fut commis par le mouvement modernisateur « Jeunes Turcs » en vue, pensaient-ils, de défendre la nation turque. La différence entre les deux régimes et entre leurs objectifs a conduit deux universitaires de premier plan à être en désaccord sur l’historiographie des massacres de 1894-96 et de 1915. Vahakn N. Dadrian considère que les premiers faisaient partie d’une série d’assauts de plus en plus intenses qui culminèrent en 1915 [1]. Ronald Grigor Suny pense que Abdül-Hamid était un monarque impérial classique donc prédisposé à utiliser la violence meurtrière pour « tenir ses sujets arméniens dans le droit fil » ; néanmoins « il n’envisageait pas l’utilisation de la déportation de masse pour modifier la composition démographique de l’Anatolie [2] ». Sans nier que la religion ait joué un rôle en 1915 autant qu’en 1894-96, Suny considère que l’idéologie à l’œuvre était surtout ethnique et nationaliste chez les coupables Jeunes Turcs. D’autre part, selon toute vraissemblance, le génocide n’aurait pas eu lieu sans la guerre mondiale et le « coup de massue politique » que représenta la perte d’une grande partie de la Turquie d’Europe dans les années qui précédèrent immédiatement celle-ci [3].

Nous n’avons pas les compétences qui permettraient de trancher entre ces éminents spécialistes. Il y a toutefois assez d’accord entre eux pour au moins reconnaître que la religion joua un rôle significatif dans chacun des deux cas. Le facteur religieux est plus évident dans le premier, puisque l’État ottoman était au moins en théorie une société sacralisée que dirigeait le sultan-caliphe ; celui-ci, en tant que caliphe, était généralement reconnu comme le successeur du Prophète. Selon Dadrian, le principe de droit commun fondamental qui au sein de l’empire ottoman régissait les relations entre l’élite musulmane et les sujets « infidèles » était un contrat quasi-légal, la Akdi Zimmet (contrat avec les nations vassales), au terme duquel le souverain garantissait la sécurité des « personnes, des libertés civiles et religieuses, et sous certaines conditions, des propriétés, en échange du paiement de l’impôt et des taxes locales, et de la soumission à une série d’interdictions sociales et légales [4] ». Fondamentalement, la substance et l’esprit de la Akdi Zimmet étaient la dhimma, le pacte de soumission musulman qui met un terme à l’état de guerre en stipulant les conditions sous lesquelles chrétiens, juifs et zoroastriens sont autorisés à demeurer en pays islamique [5]. La tradition islamique n’envisage, à proprement parler, rien moins qu’une véritable paix entre musulmans et infidèles. Il peut y avoir une trêve lorsque le combat ne paraît pas devoir tourner à l’avantage des premiers. Il peut aussi y avoir une forme de tolérance religieuse au sein d’un empire plurinational comme l’empire ottoman, à condition qu’elle s’établisse sur la gradation hiérarchique des status et qu’elle conserve les distinctions entre musulmans et infidèles, entre maîtres et vassaux [6]. Cependant il n’y a aucun droit humain inaliénable en faveur des peuples assujettis : leurs droits demeurent contractuels et conditionnels, et sont strictement liés au respect scrupuleux de la dhimma. Chaque fois qu’un dhimmi ou une communauté dhimmi manque à leurs obligations, le contrat de soumission et de protection devient ipso facto caduc et l’état de guerre rentre en vigueur.

Une crise se développa au cours du XIXe siècle entre les communautés assujetties et l’empire ottoman à la suite des réformes des Tanzimat, et de la dissonnance qu’elles introduisaient entre le droit traditionnel et la nouvelle législation. Les réformes avaient été engagées en 1839 par le sultan Abdül-Medjid sous la pression des Occidentaux et de la Russie. Elles garantissaient l’honneur, la sécurité, et les biens de tous, sans considération de race ni de religion. En 1856 un second édit plus détaillé affirmait l’égalité des sujets de l’empire, musulmans et non-musulmans. Étant donné la subordination traditionnelle des infidèles aux musulmans, et sa justification religieuse, le décret connu sous le nom de hatt-i hümayun de 1856, fut amèrement ressenti par l’écrasante majorité de ces derniers, surtout en raison des pressions étrangères qui conduisaient à cette abolition du statut de dhimmi.

Les réactions de la population furent consignées par Cevet Pasha, haut fonctionnaire de l’administration ottomane et observateur pénétrant : « Par cet édit les sujets, musulmans ou non, devenaient égaux dans tous leurs droits. Cela eût un effet très négatif sur les musulmans. Avant cela un des quatre points adoptés pour servir de base à des négociations de paix était que certains privilèges pourraient être accordés aux chrétiens à condition que cela ne remette pas en cause la souveraineté du gouvernement. À présent la question des privilèges spéciaux perdait de son importance : dans tout le champ d’intervention du gouvernement les non-musulmans étaient considérés comme égaux dors et déjà. Beaucoup de musulmans commencèrent à murmurer : “Aujourd’hui nous perdons nos droits sacrés conférés par le sang de nos pères et de nos aïeux. Alors même que le millet islamique est le millet règnant, il se fait dépossèder de ce droit sacré. C’est un jour d’affliction et de deuil pour la nation de l’Islam”. Mais chez les non-musulman c’était l’allégresse : ils laissaient le statut de raya [dhimmi] et obtenaient l’égalité avec le millet au pouvoir. Les patriarches et les autres chefs spirituels voyaient pourtant de mauvaise grâce leurs apointements être fixés par l’édit. Un autre aspect était que les communautés avaient auparavant chacune leur rang, les musulmans d’abord, puis les Grecs, puis les Arméniens et enfin les Juifs – mais maintenant toutes étaient mises au même niveau. Certains Grecs contestaient cela en disant : “Le gouvernement nous a mis avec les Juifs. La suprématie de l’Islam nous allait bien [7]”. »

En 1876 une constitution libérale fut proposée par Midhat Pacha pendant son bref second mandat comme grand vizir. Au début le nouveau sultan Abdül-Hamid II (1876-1909) était tenté d’accepter la constitution, mais il changea rapidement d’avis et mit un terme aux réformes des Tanzimat. La suite de son règne fut une période de réaction conservatrice. Les conséquences plutôt négatives de la réforme avaient déjà été relevées en 1856 par Mustapha Rashid Pasha (1800-1858), un ancien Grand Vizir et brillant diplomate. Dans un memorendum adressé au sultan dans le sillage des réformes de l’année, Rashid avait prévu que les efforts faits pour établir par décret l’égalité civile de tous les sujets de l’empire portaient le risque d’un « grand massacre [8] ».

Les analyses de Rashid étaient prémonitoires. Les musulmans traditionalistes prirent l’émancipation des juifs et des chrétiens comme une véritable agression. Ils pensèrent qu’elle annulait la dhimma. Avant l’émancipation, le paiement de la jizya, l’impôt frappant tout dhimmi mâle, symbolisait leur sujétion, leur statut d’infériorité et l’arrêt du jihad. Mais pour les traditionalistes si les discriminations étaient annulées la dhimma devenait caduque : l’émancipation des dhimmi restaurait contre eux l’état de guerre. Les traditionalistes croyaient que dans ces circonstances la umma, la communauté musulmane, avait cette fois encore, au moins en théorie, le droit de saisir leur propriétés, de mettre à mort les adultes mâles, et de réduire en esclavage les femmes et les enfants. Bien plus, ces actions paraissaient « non seulement justifiées mais prescrites et honorables [9] ».

Dans les années 1880, les idées occidentales plaçant le « peuple » à la racine de la légitimité politique et prônant l’autodétermination influencèrent les exilés arméniens, et ceux-ci commencèrent à militer en faveur de l’autonomie nationale. Au départ les Arméniens ne cherchèrent pas à obtenir une complète indépendance politique, mais dans le contexte d’un empire supra-national le nationalisme en tant que tel, aportant sa puissante légitimation, était profondément subversif. Dans le Caucase il y eut aussi des rebelles arméniens qui organisèrent des raids à l’intérieur du teritoire ottoman. La grande majorité des Arméniens ne cherchaient qu’à améliorer leur situation à l’intérieur de l’empire, mais en 1890 une Fédération Révolutionnaire arménienne s’établit à Tiflis et revendiqua la liberté « les armes à la main [10] ». Le Sultan réagit en levant une armée irrégulière de musulmans kurdes (1891) et en approuvant leurs pillages contre les Arméniens. En moins d’un an les Kurdes avaient constitué des unités de cavalerie fortes de quinze mille hommes. Les Kurdes, assurés de l’impunité légale, attaquaient et répandaient la terreur parmi les Arméniens de la capitale et de l’arrière pays. En 1893 des révolutionnaires arméniens placardèrent à dans de nombreuses villes des appels au soulèvement des musulmans contre l’oppression du Sultan. Étant donné que celui-ci était aussi le caliphe, combinant les fonctions traditionnelles de l’autorité politique et de l’autorité religieuse, cela fut interprété comme une entorse radicale aux conditions de la dhimma.

Une autre raison du ressentiment éprouvé par les Turcs venait du fait que les Arméniens faisaient figure de « minorité économiquement dominante [11] ». Très souvent lorsque des minorités font l’objet de discriminations sociales et professionnelles, et se trouvent interdites de servir dans l’armée ou la fonction publique, elles comptent davantage sur l’éducation et l’instruction que les majorités indigènes, pour assurer leur survie économique et leur bien-être. Elle se concentrent aussi plus volontiers dans les grands centres urbains, se consacrant au commerce, à la finance et aux professions libérales, à tous les savoir-faire citadins. Leur capital se résume à ce qu’elles ont dans leur cerveau, qui ne peut leur être retiré. Souvent sujettes à expulsion, elles constituent des réseaux au sein de la diaspora qui se révélent intrinsèquement avantageux dans la finance ou le commerce. Ce fut le cas des Juifs européens avant la Seconde Guerre mondiale, des Chinois en Asie du Sud-Est, des Libanais en Afrique occidentale, et des Arméniens dans l’Empire ottoman.

Au cours du XIXe siècle, les Arméniens éveloppèrent leur potentiel économique plus que les Turcs. Les plus aisés envoyaient leurs fils à l’étranger afin qu’ils fussent éduqués au sein d’une Europe qui changeait vite. En tant que chrétiens, ils avaient avec elle des liens que la majorité mususlmane n’avait pas. Les Arméniens de la diaspora faisaient parvenir dans leur famille des devises, des machines et des technologies inconnues dans l’Empire. Lorsque les réformes de 1856 les autorisèrent à acquérir des terres appartenant à des musulmans, les Arméniens avaient de quoi acquérir de grands domaines, surtout après 1870 [12]. Dans un monde orienté vers l’industrie et le commerce, cela provoqua une inversion des conditions. Alors que dans l’Islam traditionnel les Arméniens pâtissaient du statut inférieur de dhimmi, c’était désormais la condition des musulmans qui en réalité se trouvait inférieure sans qu’ils le perçoivent clairement. Leur ressentiment était amer et s’alimentait lui-même de telle sorte que les efforts d’Abdül-Hamid II pour annuler les réformes se trouvèrent largement approuvées des musulmans.

De vrais massacres éclatèrent durant l’été 1894 à Sassoun dans le sud de l’Arménie. Les autorités turques utilisèrent la résistance arménienne à l’agression des Kurdes comme prétexte à des brutulités et des tueries. La nouvelle de ces outrages se répandit rapidement à travers l’Europe : la Grande Bretagne, la France et la Russie exigèrent une commission d’enquête. Elles cherchèrent aussi à persuader le gouvernement ottoman de mettre en œuvre des réformes dans les provinces où résidaient la plus grande part des Arméniens. Le Sultan fit montre de bonne volonté en faveur de certaines d’entre elles quoiqu’il n’eût aucune intention de les appliquer. En septembre 1895 les Arméniens manifestèrent à Constatinople dans l’intention de pousser le sultan et les puissances européennes à les faire appliquer. La police et les éléments musulmans radicaux répondirent par dix jours de massacres et de terreur. À peu près au même moment, dans la ville de Trébizonde sur la mer noire, un massacre planifié et gratuit commença [13]. Puis les tueries se répandirent à peu près dans chaque ville comptant un nombre significatif d’Arméniens. Ces massacres étaient rien moins que spontannés : il s’agissait en fait d’opérations militaires qui commençaient et se terminaient chaque jour à l’appel d’un clairon [14].

Le plus terrible eut lieu dans la ville d’Orfa (autrefois Édesse), où les Arméniens représentaient environ un quart de la population. En décembre 1895, après un siège de deux mois du quartier arménien, les chefs de la communauté se réunirent dans la cathédrale, pour requérir une protection offficielle. Le commandant turc l’accorda, et il fit encercler la cathédrale, mais les troupes turques et la populace se répandirent furieusement dans le quartier, brûlant, pillant et tuant tous les mâles. Dadrian fait remarquer que chaque fois que possible, la tuerie exaltait la nature religieuse de l’action [15]. Lord Kinross a décrit la manière dont les meurtres étaient assimilés à un sacrifice rituel : « Lorsqu’un groupe important de jeunes Arméniens était amené devant un cheik, celui-ci les faisait plaquer sur le dos, et tenir par les mains et les pieds. Puis, selon ce que rapporte un témoin, il réctitait des versets du Coran et il les égorgeait comme des moutons selon le rite sacrificiel de la Mecque [16]. »

Les mosquées étaient des lieux d’émulation ; les églises chrétiennes étaient des abattoirs. Les imams dépêchaient leurs foules meurtrières. Souvent les pires boucheries se produisaient après l’office du vendredi. Dadrian relève aussi le rôle des autorités religieuses locales dans le déclenchement des massacres. Le sultan, pour les susciter depuis sa lointaine Constantinople, pouvait donner des ordres souvent à mots couverts, mais il fallait l’autorité des notables locaux pour interpréter ceux-ci, les planifier et les exécuter. Du fait de la nature théocratique du régime, ce sont les chefs religieux du pays qui usèrent de leur autorité pour rassurer les foules sur la conformité de ces massacres avec la shari’a [17]. En leur conférant cette légititmité religieuse, les muftis, les cadis, les ulémas et les mollahs jouèrent un rôle crucial à très peu d’exceptions près [18]. Deux mille cinq cents Arméniens furent brûlés vifs dans la cathédrale d’Orfa.

Dans de nombreux endroits, après que les hommes eurent été tués, la foule voulut forcer les veuves et les enfants à se convertir. Ceux qui refusaient étaient assassinés [19]. Les massacres représentèrent un degré de violence sans précédent de la part de l’empire ottoman contre l’un de ses peuples assujettis. En dépit des pressions exercées par les grandes puissances Abdül-Hamid II était évidemment déterminé à briser les espoir de réformes. Il cherchait aussi à écraser toute tentative d’organisation politique de la part des Arméniens. Les estimations du nombre de morts varient entre cent mille et trois cent mille. Des dizaines de milliers émigrèrent ; des milliers furent contraints de se convertir à l’islam. Le Sultan comprit qu’il pouvait en user avec ses sujets comme il lui plaisait, parce que l’enjeu des relations des grandes puissances avec son empire prévalait sur toute autre considération. De son point de vue les Arméniens avaient eu ce qu’ils méritaient : en cherchant à outrepasser leur statut de subordination ils avaient rompu leur contrat et s’étaient eux-mêmes placés en situation de guerre avec son royaume, de sorte qu’aucune violence, expropriation ou violation n’étaient plus inacceptables. Néanmoins dans leur intention comme dans leurs effets les massacres de 1894 ne s’aparentaient pas à un génocide. La politique d’Abdül-Hamid était traditionaliste et restauratrice. Quoiqu’il employât l’extrême violence contre les Arméniens, il ne s’intéressait pas à l’homogénéisation démographique de son royaume, et n’avait pas l’intention d’éliminer l’un ou l’autre des grands groupes religieux ou ethniques de son empire. Pour voir le jour, le génocide à grande échelle et l’uniformité ethnique devraient attendre le XXe siècle et le régime modernisateur du Comité d’union et de progrès, les « Jeunes-Turcs ».

Les objectifs politiques des Jeunes-Turcs étaient différents de ceux du sultan. Ils constituaient un parti réformateur nationaliste en réaction à la faiblesse de l’empire ottoman dont avaient témoigné l’annexion par l’Autriche-Hongrie de la Bosnie Herzégovine en 1908, la cession à l’Italie de la Lybie et de l’île de Rhodes en 1912, l’accession à l’indépendance de l’Albanie la même année, et la défaite dans la première guerre des Balkans en 1912-1913 conduisant à la perte de la plupart des possessions de l’empire en Europe. Au sein de l’empire-même, comme nous l’avons dit, les musulmans avaient cédé du terrain face aux minorités dhimmi, les Grecs, les Juifs, les Arméniens, qui dominaient le monde des affaires. Selon S. N. Eisendrath, « la révolution turque rejeta complètement les fondements religieux de la légitimité et tenta de donner des fondements séculiers et nationaux comme paramètre idéologique majeur de la nouvelle collectivité [20]. » Les Jeunes-Turcs étaient des « progressistes » adeptes de la modernisation et de la rationalisation, et avaient bien compris – comme l’avaient compris les élites du Japon au temps de la réforme Meiji de 1866-1869 – que sans elles, l’indépendance et l’intégrité territoriale de leurs empires respectifs se trouveraient en péril. En 1908 les Jeunes-Turcs renversèrent en effet le régime traditionnel d’Abdül-Hamid II. Dans l’enthousiasme initial, de nombreux Arméniens firent une compréhensible mais fatale erreur de calcul. Ils présumèrent que le renversement d’un régime innefficace et corrompu par un autre, moins corrompu et plus rationnel était de bon augure pour eux. Les Jeunes-Turcs avaient donné des assurances publiques comme quoi les minorités non-musulmanes seraient traîtées sans discrimination ; cependant la logique de leur révolution faisait de l’homogénéisation ethnique la conséquence quasi-inévitable de leur politique de modernisation.

La première génération de révolutionnaires turcs se montra divisée sur la question de savoir s’il convenait de travailler avec les Arméniens ou non. Cela apparut clairement au premier congrès de l’opposition ottomane qui se tint à Paris en février 1902 : quelques uns parmi les Jeunes Turcs les plus libéraux pensaient qu’une alliance avec les Arméniens provoquerait une impression favorable sur les européens. Les activistes arméniens déclarèrent que la coopération avec les révolutionnaires turcs dépendrait de la possibilité de faire garantir par les puissances européennes les réformes attendues au sein des six villayets d’Anatolie où la population arménienne était significative. Ces conditions paraissaient acceptables à la majorité des participants mais la minorité nationaliste les rejeta avec véhémence. Elle considérait que le soutien européen serait complètement contraire à leur objectif fondamental, la création d’un État ottoman souverain et fort, au sein duquel la hiérarchie traditionnelle des statuts demeurerait plus ou moins inchangée. La minorité en fin de compte parvint à imposer ses vues [21], car c’était cette tendance qui dominait les organisations et les journaux jeunes turcs.

Si l’on en croit Suny et d’autres historiens, c’est dans la première décade du vingtième siècle que les Jeunes Turcs passèrent de ce qu’il appelle une « orientation ottomane », qui mettait en avant l’égalité des millets au sein d’une société aux multiples nationalités, – à une position plus nationaliste exaltant la prédominance des Turcs ethniques [22]. Jusqu’à la première guerre mondiale, la loyauté à l’égard de l’empire resta un des thèmes de la rhétorique jeune turque, mais de plus en plus supplanté par l’idéologie nationaliste. Cette évolution plaça les responsables politiques arméniens dans une position difficile. Leur communauté se trouvait répartie des deux côtés de la frontière russo-ottomane. Qui plus est, deux factions d’Arméniens s’opposaient, surtout selon leur condition socio-économique. Le Dashnak, membre de la Fédération révolutionnaire arménienne représentait la petite bourgeoisie arménienne d’Anatolie ; le Patriarcat représentait la classe fortunée de la capitale et des autres grandes villes [23]. S’il ne briguait pas l’indépendance, le but ultime du Dashnak était une complète autonomie. Le Patriarcat et ses alliés voulaient eux restaurer leurs prérogartives traditionnelles dans le système des millets menaçé par les tendances centralisatrices du gouvernement.

Lorsque la guerre commença, le Dashnak poussa les Arméniens à se porter volontaires dans l’armée ottomane. Mais du côté russe, il les pressait de rejoindre l’armée du Tsar… Le résultat fut que l’empire ottoman aussi bien que le Tsar suspèctèrent la loyauté des Arméniens. La situation s’agrava encore à cause des dangers auxquels l’empire dû faire face en 1914 et 1915. En novembre 1915 les forces turques étaient dirigées par Enver Pasha, ministre de la guerre et l’un des membres du triumvirat. Elles s’efforcèrent de regagner dans le Caucase le terrain perdu au profit des forces russes en 1878, malgré les objections du commandement opérationnel. La tentative avorta dans la catastrophe à Sarikamis, une ville du Caucase turc. À l’ouest, en février 1915, Djemal Pasha conduisit une attaque sur le canal de Suez qui se solda aussi par une défaite. En mars 1915, répondant à une demande d’aide des Russes, les forces navales alliées commandées par Sir John de Robeck, chef de l’escadre égéenne, firent des préparatifs pour forcer le détroit des Dardanelles. L’évacuation de Constantinople commença et l’on en sortit les réserves d’or, ainsi que les archives d’État24. La plupart des observateurs prévoyaient un effondrement de l’empire. Pourtant, le 18 mars 1915, des mines non décelées dans le détroit détruisirient cinq navires des Alliés : leur tentative finissait en désastre.

Lorsque les Jeunes Turcs envisagèrent l’évacuation de Constantinople vers le centre de l’Anatolie, ils ne pouvaient ignorer la question de la sécurité. La population d’Anatolie était mixte : en plus des Turcs, des Grecs, des Arméniens et des Kurdes l’habitaient, dont la loyauté à l’égard des premier était suspecte. Quelques civils grecs avaient été déportés loin des zones côtières, mais l’objectif de ces déportations n’était pas encore le génocide. La défaite de Sarikamish augmenta la suspicion des Turcs à l’égard des Arméniens. Dans les premiers mois de 1915 les autorités ottomanes démobilisèrent les soldats arméniens, puis ceux-ci furent enrôlés de force dans des groupes de travail et contraints de creuser leur propre tombe avant d’être abattus. La rumeur du massacre se répandit dans tous les villages arméniens25. Le 20 avril 1915 les Arméniens de Van organisèrent leur auto-défense, ce que les Turcs assimilèrent à une sédition. Les Arméniens réussirent à tenir la ville jusqu’au 14 mai 1915, date à laquelle elle se trouva prise par les Russes, aidés de quelques franc-tireurs arméniens qui proclamèrent une république indépendante à Van. Les Turcs reprirent la ville en juillet, furieux de ce qu’ils considéraient comme une trahison, et ils déclenchèrent un massacre, s’acharnant sur les hommes, pillant tout, violant les femmes qui furent laissées pour mortes. Le docteur Clarence B. Ussher, un médecin américain en mission à Van rapporta que 55 000 Arméniens y furent tués [24].

Le 24 avril 1915, le ministre de l’intérieur avait ordonné l’arrestation des députés du Parlement arménien, d’anciens ministres et de quelques intellectuels . Des milliers d’Arméniens étaient arrêtés et beaucoup d’entre eux éxécutés [25]. Le 27 mai 1915 une nouvelle loi d’urgence était promulguée : la « loi provisoire de déportation » autorisait les chefs militaires à ordonner la déportation de groupes de populations suspects d’espionnage ou de trahison, ou en cas de nécessité militaire. Avec cette autorisation aménageable, et sans que les Arméniens soient explicitement nommés, le gouvernement turc s’arrogeait la déportation génocidaire de sa population arménienne. Peu après cela, Djevdet Bey, le beau frère d’Enver récemment nommé gouverneur du villlayet de Van, région frontailière, donna l’ordre d’« exterminer tous les Arméniens mâles de douze ans et plus [26]. ». Le génocide avait commencé réellement en avril 1915 avec, d’un centre de peuplement à l’autre, le rassemblement des hommes et leur déportation. Ceux-ci étaient en général emprisonnés plusieurs jours, après quoi on les conduisait hors de la ville pour les abattre. Ensuite les femmes, les enfants et les vieillards étaient déportés. Souvent les femmes étaient violées et mutilées avant d’être mises à mort. Des milliers d’entre elles eurent le choix entre la conversion à l’islam ou la mort. Ayant perdu leurs hommes, et complètement à la merci de Turcs et de Kurdes hostiles, elles furent nombreuses à se convertir.

En juin 1915 le gouvernement commença à utiliser les chemins de fer pour accélérer la déportation et l’extermination. Des fourgons furent utilisés pour envoyer par milliers les déportés mourir de faim dans des lieux écartés où ils subissaient les assauts dévastateurs de la nature et de la perfidie humaine. Beaucoup étaient tués sur le champ. Ils furent les premiers au XXe siècle à apprendre qu’un droit humain n’existe qu’en vertu du statut politique qui l’octroit. Ayant été déchus de tout statut légal, excepté celui de proscrit de l’empire ottoman, tous les tourments pouvaient leur être impunément infligé.

Le projet d’extermination était absolument moderne dans son esprit et son exécution depuis sa planification initiale jusqu’à sa complète réalisation [27]. On préconisait l’exécution de masse au cours de sessions préparatoires comme la réponse appropriée, « scientifique », au combat universel des races pour la survie [28]. Hans-Lukas Kieser, « Historical responsibility and culture of law instead of culturalism – on the historical debate about Turkey and the boundaries of Europe », in Orient Yearbook Deutsches Orient Instiut, 1/03, http://www.duei.de/doi/show.php/en/content/publications/e-publications-orient103-kieser.html. Comme d’autres élites modernisatrices de la période, les Jeunes Turcs, qui s’étaient généralement formés en Europe, interprétaient les relations entre les races et les nations en termes de social-darwinisme. Par dessus tout, ils avaient constitué un réseau bureaucratique centralisé fiable. Taalat Bey, ministre de l’intérieur et l’un des triumvirs, ne confia pas la tâche à l’ancienne bureaucratie provinciale, mais envoya des bureaucrates Jeunes Turcs afin qu’ils agissent comme ses représentants personnels. Si nécessaire, ils pouvaient sanctionner les gouverneurs et les autorités locales qui, par compassion ou par corruption, auraient manqué d’exécuter les ordres. Il y avait un organisme spécialement dévolu à l’organisation des massacres. À l’échelon local, il y avait des bataillons de la mort auquel on donnait le nom de « bataillons de boucherie [29] ».

Taalat Bey détailla les objectifs de son gouvernement dans un télégrame adressé au poste de police d’Alep, en Syrie, le 15 septembre 1915 : « On a rapporté que sur ordre du Comité [Union et Progrès], le gouvernement a pris la décision radicale d’exterminer les Arméniens vivant en Turquie. Ceux qui refuseront d’obéir à cet ordre ne pourront être considérés comme amis du gouvernement. Sans égards pour les femmes, les enfants, ou les invalides, et quelque déplorables les méthodes de destruction puissent paraître, il y a lieu de mettre un terme à leur existence [à celle des Arméniens] sans prendre garde aux sentiments et à la conscience. » Le Ministre de l’Intérieur Taalat [30]. »

Les Jeunes Turcs qualifièrent leur agression de « déportations », et affirmèrent qu’ils agissaient dans l’intérêt de la sécurité nationale. Pourtant il apparut vite que quelque chose d’entièrement nouveau s’était produit et que le nombre de victimes était beaucoup plus important que lors du massacre du siècle précédant. En plus, la déportation avait pris une nouvelle et sinistre signification [31]. En 1915 la déportation était devenue un moyen d’extermination à la faveur duquel pas moins d’un million d’Arméniens avaient péri.

De nombreux volumes ont été écrits sur le génocide arménien ; l’un des premiers demeure l’un des plus complets : il s’agit du rapport établi en 1916 par le vicomte James Bryce avec la collaboration d’Arnold Toynbee et qui fut présenté au ministre britanique des Affaires étrangères, Sir Edward Grey. Les auteurs concluaient le rapport avec cette observation au sujet du massacre : « Ce fut une tentative délibérée et systématique d’éradiquer la population arménienne de tout l’empire ottoman et elle a en grande partie réussi [32] ».

Jusqu’à ce jour les autorités turques ont nié qu’aucun génocide ait jamais eu lieu et soutiennent qu’il ne s’est agit que de mesures défensives à l’égard d’une minorité déloyale [33]. Cette version se trouva réfutée par la grande majorité des spécialistes. Pourtant le gouvernement turc a fait usage de tout son arsenal diplomatique pour empêcher qu’aucun gouvernement ami ne prenne officiellement position contre son déni de génocide [34].

Comme nous l’avons signalé, il y a peu de raisons de douter que, dans une large mesure, les massacres d’Abdül-Hamid aient eu une motivation religieuse [35]. Le sultan-caliphe voulait remettre à leur place les Arméniens, c’est-à-dire à leur place de dhimmis de son empire plurinational. Il n’avait pas l’intention de les exterminer. Il n’en fut pas de même avec les Jeunes Turcs. La décision d’exterminer les Arméniens se trouva prise quelques mois après l’entrée de la Turquie dans la Grande Guerre. Après coup les justifications avancées par les Jeunes Turcs furent surtout politiques et économiques.

Lorsque j’écrivis pour la première fois à propos du génocide arménien, j’insistai sur la modernité de l’entreprise et ses motifs économiques, politiques et militaires. Je ne prenais pas garde qu’ils pussent inclure un très important composant religieux. L’élite modernisatrice jeune turque affichait beaucoup d’indifférence à l’égard de son propre héritage religieux. Aujourd’hui je dirais que la religion était un facteur du génocide, nécessaire mais non pas suffisant. Je dirais même que les crimes perpétrés contre les Arméniens étaient considérés par les Turcs comme des méthodes légitimes de défense contre des dhimmis : ayant violé les conditions de la dhimma ils n’étaient plus que des proscrits déchus de tout droit de vivre et de propriété, à nouveau exposés à l’esclavage, et sans droits familliaux. Et j’irais jusqu’à dire que le déni persistant du génocide par les Turcs – si différent de la manière dont les Allemands se débrouillèrent avec leur génocide – est lié à la croyance qu’ils n’accomplirent rien de condamnable en exterminant les Arméniens, une croyance établie en dernier ressort sur les traditions du jihad et de la dhimma. Dans les massacres de 1894-1896, les autorités turques faisaient ouvertement état de leur légitimation religieuse. En 1915 il n’y avait pas une telle franchise, mais cela ne veut pas dire que les vieilles traditions ne conféraient pas à la plupart des Turcs qui n’avaient pas encore acquis la laïcité une conscience relativement légère en ce qui concerne le massacre et l’expropriation des Arméniens [36].

En tout état de cause, il y a un aspect du génocide qui montre la présence indubitable de l’élément religieux. Selon Ara Safarian, en plus des meurtres et des massacres généralisés, un grand nombre d’Arméniens furent « enlevés », « emmenés », ou « convertis à l’Islam [37] ».

Avec beaucoup de crédibilité, Sarafian soutient que les autorités mirent en œuvre une « politique unique de destruction » aussi bien dans le meurtre délibéré des hommes que dans l’absorbtion des femmes et des enfants. Les mêmes bureaucrates ottomans qui dirigeaient les déportations étaient également chargés du programme de conversions. Dans les étapes initiales de l’assaut contre la communauté arménienne, il y eût des conversions « volontaires ». Des musulmans sélectionnaient quelques individus afin de les prendre dans leur famille ; des agences du gouvernement répartissaient aussi des Arméniens dans des familles musulmannes. Des enfants élevés dans des orphelinats subventionnés par le gouvernement étaient convertis et directement absorbés par la communauté musulmane. Les évènements de Trébizonde sont caractéristiques de la manière dont le programme se déroula. Entre le 1er et le 18 juillet 1915, cinq convois de déportation quittèrent la ville. Oscar Heizer, le Consul américain, rapporte que la plupart des déportés furent tués par leurs gardiens peu après le départ [38]. Environ 3000 enfants – les filles jusqu’à quinze ans, mais lesgarçons jusqu’à dix ans seulement – furent plaçés dans des maisons désignées par les Turcs comme des « orphelinats ». Trois cents autres furent recueillis dans l’école des missions américaines transformée en orphelinat. Par la suite un fonctionnaire envoyé par Constantinople pour superviser l’extermination des Arméniens ferma tous ces établissements. Certains enfants furent noyés par les Turcs ; d’autres furent répartis dans des familles au sein desquelles, rapporte Heizer, ils devenaient musulmans en l’espace de quelques semaines [39]. Ailleurs le Consul américain Leslie Davis signale le passage de milliers de déportés dans Harpoot, située sur la route des déserts de Syrie. Davis écrivit que presqu’aucun homme parmi les déportés n’avait survécu. Constamment battus, ayant peu ou pas d’eau ni de nourriture, les victimes mourraient très rapidement. Les gens armés qui gardaient les Arméniens refusaient de les laisser quitter le convoi ou recevoir de l’aide des missions américaines. Ils permettaient cependant à des Turcs de le parcourir en compagnie de médecins afin de sélectionner à leur intention les plus « jolies filles ». Davis explique plus loin que les Turcs ne cherchaient pas seulement à exterminer les Arméniens ; il voulaient aussi en intégrer un grand nombre comme musulmans. Sarafian conclut qu’il y eut un transfert de masse des Arméniens en direction des familles musulmanes en 1915. En détruisant à travers le meurtre des hommes jeunes, des chefs de famille et des notables de la communauté, la structure sociale des Arméniens dès les premières étapes du génocide, les Turcs avaient pu engranger « les candidats idéals pour l’absorbtion » au sein des familles et de la population musulmane en général [40].

Aussi cruel que pouvait être ce programme, il était fondamentalement différent de la solution finale des nazis. Sunny a bien observé que « dans une forte mesure, les différences religieuses se trouvaient transformées en différences raciales et nationales, chez les Arméniens aussi bien que chez les Turcs [41] ». Néanmoins le qualificatif « dans une forte mesure » est important. Pour les nazis, la différence raciale entre les soi-disant aryens et les non-aryens était insurmontable et immuable. Dans l’univers national-socialiste, il n’y avait absolument pas place pour un programme d’absorbtion des non-aryens. Certains Polonnais et d’autres doués des caractéristiques physiques requises pouvaient être absorbées, mais pas les Juifs. À l’inverse, dans l’empire ottoman, même en matière de génocide la religion a fait une différence. La conversion pouvait sauver, et sauva effectivement des Arméniens, alors même que celle-ci accomplissait la détruction de leur communauté. D’autre part, aussi bien l’extermination que la conversion se trouvaient en adéquation avec la tradition islamique aux yeux des Turcs.

Ceux-ci n’éliminèrent pas eulement les Arméniens mais aussi d’autres minorités chrétienne, quoique par des moyens plus délicats. En janvier 1923, après que la Grèce eut échoué à envahir le continent anatolien, et que laTurquie eut répudié le traîté de Sèvres, les deux pays procédèrent, à l’instigation de la Turquie, à un échange de populations. Entre 1923 et 1930, 1,25 millions de « Grecs » furent « rapatriés » de Turquie vers la Grèce ; un plus petit nombre de « Turcs » quittèrent la Grèce pour la Turquie. Pourtant, comme Bernard Lewis le souligne, l’échange n’impliquait pas seulement l’acceptation du principe européen des nationalités, selon lequel Grecs et Turcs, « ne souhaitant pas ou ne pouvant pas vivre comme des minorités au sein d’une population étrangère », choisissaient de regagner leur patrie respective et d’y vivre parmi leur propre peuple. En réalité la grande majorité des « Grecs » d’Anatolie parlaient peu ou pas du tout le grec,utilisant entre eux – quoiqu’avec la graphie grecque – la langue turque. De même, de nombreux « Turcs » en Grèce et en Crète parlaient le grec entre eux et ne savaient pas ou peu le turc. En réalité les expulsions étaient décidées suivant la religion. Des chrétiens turcophones restés fidèles à la religion grecque orthodoxe étaient expulsés en Grèce, une « patrie » qu’ils n’avaient jamais connue, tandis que des musulmans grecophones se trouvaient expulsés vers la Turquie [42]. Le génocide arménien, le programme d’absorption-conversion et l’expulsion des Grecs de Turquie avaient en commun un même objectif, l’élimination d’une présence chrétienne qui restait démographiquement significative en Turquie. Les méthodes étaient différentes, mais toutes les trois peuvent être vues comme un programme aux motivations religieuses piloté par l’État en vue d’éliminer une certaine population.

Finallement, je remarque un rapport péremptoire exclusivement établi sur des sources arabes et intitulé : « L’autorisation du meurtre génocidaire par l’idéologie islamiste contemporaine », par Yigal Carmon – dans lequel celui-ci démontre que les islamistes radicaux d’aujourd’hui considèrent le génocide comme une arme légitime contre ceux qu’ils se représentent comme des ennemis de l’Islam. Professant que l’Islam est actuellement menacé, ils ne voient dans le jihad incessant qu’un caractère défensif , et le tiennent pour la plus importante des obligations religieuses musulmanes : il est obligatoire pour tous les musulmans sans restriction ni limitation ; aucune arme ou type de guerre ne saurait être exclus ; tous les infidèles doivent être combattus sans exception, et exterminés s’ils ne se convertissent pas [43] . Il me faut cependant insister sur le fait que ce sont là les vues des éléments les plus radicaux au sein de l’islam contemporain. Nous ne savons pas dans quelle mesure ils sont capables d’entraîner l’adhésion ou de forcer le courant dominant de l’Islam à partager leurs conceptions.

©Richard L. Rubenstein Traduction de l’américain par O. V.

[1] Cf. aussi Andrew G. Bostom, « The Armenian Genocide was a Jihad », http://www.secularislam.org/articles/genocide.htm.

[2] Ronald Grigor Suny, « Religion, Ethnicity, and Nationalism : Armenians, Turks, and the End of the Ottoman Empire », in Omer Bartov & Phyllis Mack éditeurs, In God’s Name : Genocide and Religion in the Twentieth Century, Londres, Bedrghan Books, 2001, p. 44.

[3] Sunny, op. cit., pp. 50-52. Bat Ye’or considère également que : « Il est probable que, n’eût été l’émergence soudaine de la Première Guerre mondiale dont l’extension et les techniques nouvelles monopolisèrent toutes les forces des Alliés, l’extermination des Arméniens – le premier génocide de ce siècle – aurait pu être sinon évitée, du moins atténuée », Bat Ye’or, Les chrétientés d’Orient entre Jihad et dhimmitude, Éditions du Cerf, 1991, p. 227.

[4] Dadrian, p. 4.

[5] La dhimma a pour modèle le premier traité formulé par le prophète Muhammad en vue de la conquête des gens du Livre. Cf. Bat Ye’or, Islam and Dhimmitude : Where Civilizations Collide, Rutherford, NJ, Farleigh Dickenson University Press, 2002, pp.37-38. En outre, le sort des minorités en islam a été étudié avec grande compétence par Bat Ye’or dans The Dhimmi : Jews and Christians under Islam, avec une préface de Jacques Ellul, Rutherford, NJ, Farleigh Dickenson University Press, 1985 ; The Decline of Eastern Christianity under Islam, Rutherford, NJ, Farleigh Dickenson University Press, 1996 ; en français : Juifs et chrétiens sous l’islam, les dhimmî face au défi intégriste, Berg international, 1994 ; Les Chrétientés d’Orient entre Jihâd et Dhimmitude, Éditions du cerf, 1991 ; Le Dhimmî, Antropos, 1980

[6] Sunny, op. cit., pp. 30-31

[7] Cité par Benjamin Braude et Bernard Lewis, Christian and Jews in the Ottoman Empire : The Functioning of a Plural Society, New York, Holmes and Meier Publishers, 1982, p. 30.

[8] Cité par J. Hurewitz, Diplomacy in the Near and Middle East, A Documentary Record : 1535-1914, vol. 1, Princeton University Press, 1956, p. 154. Cf. Dadrian, op. cit., p. 37, n. 3.

[9] Bat Ye’or, Le Dhimmi, op. cit.

[10] Lord Kinross, The Ottoman Centuries : The Rise and Fall of the Turkish Empire, New York, Morrow, 1977, pp. 556-7.

[11] A propos de la domination économique des minorités et les violences ethniques, cf. Amy Chua, World on Fire : How Exporting Free Market Democrat Breeds Ethnic Hatred and Global Instability, New York, Doubleday, 2003.

[12] Suny, op. cit., p. 39.

[13] Rouben Paul Adalian, « Hamidian (Armenian) Massacres », http://www.armenian-genocide.org/hamidian.html.

[14] Kinross, The Ottoman Centuries, p. 559.

[15] Dadrian, op. cit. p. 147.

[16] Kinross, op. cit., p. 560.

[17] Dadrian, op. cit. p. 149.

[18] Les muftis étaient des jurisconsultes qui dispensaient des interprétations formelles de la loi musulmane ; les kadis étaient les magistrats, et en tant que tels les gardiens de la loi et de l’ordre ; les oulemas étaient les théologiens de l’islam « un groupe d’intérêts puissant qui combattit constamment contre la sécularisation, le modernisme et les incursions des “infidèles” dans le tissus de la théocratie ottomane », Dadrian, op. cit., p. 150.

[19] Abraham H. Hartunian, Neither to Laugh Nor to Weep. A Memoir of the Armenian Genocide, trad. Vartan Harturian, Boston.Beacon Press, 1968, pp. 12-14.

[20] S. N. Eisentadt, « The Kemalist Regime and Modernization : Some Comparative and Analytical Remarks », in Jacob M. Landau,Attaturk and the Modernization of Turkey, Boulder, CO, Westview Press, 1984, p. 9. Cf. Suny, op. cit. , p. 44.

[21] Suny, op. cit., pp. 46-47.

[22] Suny, op. cit., p. 47.

[23] Cf. Benjamin Braude et Bernard Lewis, op. cit., p. 418.

[24] Henry Morgenthau, Ambassador Morgenthau’s Story, New York, Doubleday, 1919, p. 299. Pour le compte rendu d’in témoin américain des événements de Van en 1915, cf. Grace Higley Knapp, « The American Mission in Van » in Viscount Bryce, The Treatment of Armenians in the Ottoman Empire 1915-1916 : Documents Presented to Secretary of State for Foreign Affairs By Viscount Bryce, Beyrouth, G. Doniguian & Sons, 1972, pp. 21-47.

[25] Dadrian, op. cit. p. 221.

[26] Mark Masower, « The G Word », London Review of Books, 8/II/2001, Vol. 23, n°.3, http://www.lrb.co.uk/v23/n03/mazo01_.html

[27] Tous les commentateurs reconnaissent la modernité de l’opération, cf. par exemple, Michael J. Arlen, Passage to Ararat, New York, Farrar Strauss & Giroux, 1975, pp. 343-4.

[28] Taner Akçam, « The Genocide of the Armenians and the Silence of the Turks », http://www.omroep.nl/human/tv/muur/artikel2.htm

[29] Ce renseignement a été présenté par le Professeur R. Hrair Dekmejian de l’Université de Californie Sud, à l’occasion du Séminaire commémorant le soixante-cinquième anniversaire du génocide arménien, à la cathédrale de St Vartan, New York, 25 avril 1980.

[30] Télégrame cité par Manuel Sarkisianz, A Modern History of Transcaucasian Armenia, édité par l’auteur, Nagpur, Inde, Udyama Commercial Press, 1975, p. 196.

[31] Selon Mark Masower, « La déportation – cet instrument traditionnel du pouvoir impérial – avait peu à voir avec celle-ci : autrefois on cherchait plutôt à réimplanter de force des populations pour des raisons économiques et non pas à les détruire », Masower, op. cit.

[32] Bryce, op. cit., p. 648.

[33] L’entretien accordé par Halil Bey, le Ministre des Affaires Étrangères turc à l’Associated Press le 25 octobre 1915, est assez représentatif des premières tentatives de justifier le massacre. Halil essaie de jeter le blâme du massacre d’hommes, de femmes et d’enfants arméniens sur les Arménians eux-mêmes, affirmant qu’ils s’étaient révoltés à l’occasion de l’invasion Russe. « Turkish Foreign Minister’s Defense of the Armenian Massacres », Current History Magazine, December 1915. http://www.cilicia.com/armo10c-nyt191612.html .

[34] Sur la diplomacie de la négation, cf. Masower, op. cit.

[35] Cf. Richard L. Rubenstein, The Age of Triage : Fear and Hope in an Overcrowded World, Boston, Beacon Press, 1983, pp. 12-19.

[36] En ce qui concerne les expropriations des Arméniens en lien avec les déportations, cf. Dadrian, op. cit.

[37] Ara Sarafian, « The Absorption of Armenian Women and Children into Muslim Households As a Structural Component of the Armenian Genocide » in Bartov and Mack, op. cit., p. 210. ». Sarafian assure que « le destin de cette dernière classe d’Arméniens était fixé avec la même intention (calculus) génocidaire que ceux qui furent tués ». On estime a cent ou deux cent milles le nombre d’Arméniens – femmes et enfants pour la plupart – qui en 1915-1916 échappèrent à la mort en se convertissant à l’islam. L’absorbtion de ces convertis au sein de la communauté musulmanne avait le même objectif que le génocide radical : l’élimination de la communauté arménienne en tant qu’entité démographique au sein de l’empire ottoman. En plus de faire mourrir de faim ou par des marches forcées un très grand nombre d’Arméniens, les déportations permettaient d’affaiblir et de terrifier les femmes et les enfants qui perdaient ou avaient perdu à cette occasion leur protecteur masculin. D’après Sarafian : « … après avoir été isolés de leur propre famille et terrorisés par les marches forcées et l’exécution de leurs aînés, les jeunes femmes et les enfants pouvaient être absorbés dans la fleur de l’âge au sein des familes musulmanes[[Ibid.

[38] Oscar Heizer, « Report on the treatment of Trebizond » à l’Ambassadeur Henry Morgenthau, daté du 15 juillet 1915, transmis au Secretaire d’État le 20 juillet 1915. http://www.armenian-genocide.org/us-7-20-15-text.html Sur le traitement des enfants pendant le génocide, cf. Vahakn N. Dadrian, « Children as victims of genocide : the Armenian case », Journal of Genocide Research, Vol. 5, N° 3, Sept. 2003, pp. 421- 437

[39] Sarafian, op. cit., pp. 212-213.

[40] Sarafian, op. cit., pp. 217.

[41] Suny, op. cit., p. 50.

[42] Lewis, Islam and the West, p. 142-143.

[43] MEMRI (Middle East Media Research Institute), Special Report, No. 25, 27 janvier 2004, http://memri.org/bin/articles.cgi ?Page=archives&Area=sr&ID=SR2504#_edn2

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Pour l’amour de Sion

amour

« Pour l’amour de Sion, je ne garderai pas le silence, pour Jérusalem je n’aurai point de repos, que son salut n’ait éclaté comme un jet de lumière et sa victoire comme une torche allumée » Isaïe – 62.

L’essence du sionisme se trouve, mot à mot, dans ces paroles du prophète Isaïe dont chacun des termes pourrait représenter un chapitre du traité philosophique à écrire pour l’expliquer. L’appel à une défense du sionisme et à la résistance face au retour de la bête antisémite nous a détourné de ce chemin emprunté jadis, puis délaissé, mais jamais abandonné. L’urgence des événements, avec ce qu’elle comporte de tragique et de fureur, ne saurait nous détourner trop longtemps de cette nécessité première d’une esquisse des fondements philosophiques du sionisme. Le siècle qui commence, portant en lui son lot d’épreuves et de surprises, laisse apparaître cette évidence : le sionisme est devenu une question philosophique. Le vingtième siècle a ramené le peuple juif dans l’histoire, par deux événements indélébiles : la Shoa et la création de l’État d’Israël. Le sionisme, s’il y avait une logique de l’histoire, aurait ainsi accompli son terme, réalisé ses principaux objectifs. Cette « révolution » annoncée du retour d’une nation sur sa terre ancestrale pour y construire une société moderne n’a pas seulement replacé les juifs dans le politique. Elle démontre jour après jour que la politique, l’économie et la culture sont confrontées à une question plus profonde. La légitimité du sionisme, contestée ou reniée, ne se fonde pas sur les réponses ou les solutions que la politique, l’économie et la culture pourraient éventuellement apporter. Elle ne réside pas non plus dans un partage ou un renoncement géographique.

À la veille du vingtième siècle, Herzl a organisé et préparé ce retour : « Nous sommes réunis ici pour poser la pierre de fondation de la maison destinée à accueillir la nation juive. » (Discours de T. Herzl au Premier Congrès Sioniste à Bâle, 29 Août 1897). Mais on ignore trop souvent que dans ce même discours, le fondateur du mouvement sioniste moderne ajoutait : « Le sionisme représente le retour des Juifs au judaïsme avant que de représenter leur retour à la terre juive ». Il ne s’agit pas ici d’une simple intuition mais d’une autre dimension du sionisme pressentie par Herzl. Les tourments de l’histoire, le tourbillon des nationalismes et l’antisémitisme déferlant en Europe ont séparé les deux pans de cette idée. Même aux yeux de certains Juifs, la finalité du sionisme ne dépassait pas celle de la reconstruction d’un État souverain, muni de tous les attributs permettant l’exercice politique. Pourtant les années qui viennent de s’écouler montrent l’importance déterminante d’une dimension ontologique du sionisme, non seulement pour le peuple juif, mais aussi pour les chrétiens, parce que la présence d’Israël permet une nouvelle relation avec leur propre vérité. Le sionisme, qui ne se réduit pas à la défense de l’État d’Israël et de son droit à la sécurité ou à la paix, est devenu un rempart dans la lutte contre les nouveaux totalitarismes, les relativismes réducteurs et les nihilismes de tous bords. Parler aujourd’hui du sionisme c’est évoquer la morale et la métaphysique, pas seulement la politique. Questionnement philosophique qui engage notre lien au sacré, à la violence, à la liberté ou à la mémoire, le sionisme invite aujourd’hui tout individu, juif ou non, à une réflexion sur lui-même, sur ses liens avec un passé, une tradition, sur son appartenance à un destin. Il nous somme de marquer notre camp, de dessiner notre avenir, et de cerner les contours de notre existence. Il dérange aussi pour cela !

Shaul Tchernichovsky, poète de la renaissance hébraïque, écrit dans une de ses élégies consacrées à la relation entre l’homme et la terre une phrase qui résume la difficulté inhérente au sionisme : « Ha adam eino ela tavnit nof moladeto », littéralement l’homme n’est que le moule du paysage de sa patrie. La négation n’est pas fortuite, elle vient signifier que l’appartenance à une patrie est d’autant plus forte que subsiste en nous un sentiment d’étrangeté. L’expérience de l’exil est la clé de l’aventure existentielle du sionisme, elle lui confère aussi sa fragilité. Elle crée une tension permanente, ressentie par chacun comme un échec ou une punition. Chaque soubresaut de doute peut infliger à notre génération une nouvelle épreuve. Devons-nous nous y préparer ou bien trouver le courage d’éviter ce destin funeste ?

« Dehors–Jérusalem… les arbres de Dieu gémissent

arrachés par des ennemis génération après génération…

des nuages lourds de fleuves :en eux la foudre

et le tonnerre qui me sont par cette nuit de pluie – présages

de la bouche du Tout-puissant jusqu’à la fin des générations. »

Uri Tsvi Greenberg [« Nuit de pluie à Jérusalem », traduction E. Moses , in Anthologie de la poésie en hébreu moderne – Gallimard 2001, p.218.]

Le sionisme, cependant, n’est pas un autre apprentissage de la tragédie dans l’histoire, mais un renouvellement de l’alliance entre le peuple et la terre d’Israël. L’épreuve de la violence, après celle de l’exil, est sans conteste un obstacle ontologique et un défi à l’ordre du monde. Accepter la guerre comme horizon et la préférer à un pacifisme meurtrier, c’est le choix d’Israël bien avant que le champ de bataille ne devienne celui d’autres nations condamnées à cette même alternative par les événements. La guerre ce n’est pas la peur ou l’héroïsme, mais un acte à la fois charnel et spirituel, dont la paix peut être une des conséquences, uniquement toutefois comme possible et non comme nécessité absolue. Être en guerre c’est vivre aussi dans l’espoir, pas seulement d’une victoire mais d’une transformation. « De leurs glaives ils forgeront des hoyaux, et de leurs lances des serpes ; une nation ne tirera plus l’épée contre une autre. Et l’on n’apprendra plus la guerre » (Isaïe 2 – 4 ). Ce texte annonce le sens de la guerre, tout autant que celui de la paix, comme changement radical d’une situation. En revanche, le piège est celui du pacifisme, produit du mélange entre les intérêts et les besoins. Le pacifisme résulte d’une identification avec l’ennemi, non d’un amour de l’autre. « Nous sommes comme eux, ils sont comme nous », disent les pacifistes, c’est un rejet de l’autre et de son étrangeté au profit d’une identité commune illusoire. Demeurer dans le même ou ramener l’accord du monde à la raison. Cette vision hegelienne de la paix entre les hommes par la raison nie ce que Emmanuel Levinas et Jean Brun appellent la nudité humaine qui nous interpelle par sa faiblesse et son autorité : « …la nudité humaine, plus extérieure que le dehors du monde – des paysages, des choses et des institutions –, la nudité qui crie son étrangeté au monde, sa solitude, la mort dissimulée dans son être » (Totalité et Infini, p. 11). La situation de guerre est à la fois une épreuve éthique et une suspension de la morale, mais en même temps elle représente l’événement le plus « réel » de notre vie. « Dure réalité (cela sonne comme un pléonasme !), dure leçon des choses, la guerre se produit comme l’expérience pure de l’être pur, à l’instant même de sa fulgurance où brûlent les draperies de l’illusion. L’événement ontologique qui se dessine dans cette noire clarté, est une mise en mouvement des êtres, jusqu’alors ancrés dans leur identité, une mobilisation des absolus, par un ordre objectif auquel on ne peut se soustraire. » (Totalité et Infini pp. 5-6). Cet ordre objectif quel est-il ? Est-il uniquement porteur de forces ? La certitude de la paix domine-t-elle l’évidence de la guerre ? Autant de questions que l’histoire récente nous projette à travers chaque confrontation. Le conflit du Proche-Orient est à cet égard emblématique d’un affrontement de symboles et valeurs. Quant à la certitude de la paix, préjugé de base du pacifiste, Levinas poursuit : « Une telle certitude ne s’obtient pas par simple jeu d’antithèses. La paix des empires sortis de la guerre repose sur la guerre. Elle ne rend pas aux êtres aliénés leur identité perdue. Il y faut une relation originelle et originale avec l’être. »

Le malheur du pacifisme, et plus particulièrement de celui que connaît Israël, est qu’il finit par jouer un rôle dans la guerre elle-même, il devient une arme de destruction en essayant de fonder la morale sur la politique et non l’inverse. Ce renversement du processus aboutit à définir la paix comme un simple discours, le fameux dialogue creux : « se parler ». Parler pour parler et non pour dire quelque chose ! L’acte de rencontre avec l’autre ne se fonde pas sur ce babillage mais commence par un face à face violent. Le judaïsme vit son altérité, dont la violence et la provocation sont les termes premiers. L’homme hébreu – Ivri , c’est-à-dire celui qui se tient de l’autre côté ou en face – sera toujours ce provocateur de scandales, qui dérange un certain ordre du monde. Prophète ou arpenteur, sa présence est source de troubles, ou selon le mot de Pessoa d’« intranquillité ». Qu’il soit Israël, celui qui a combattu l’ange – hébreu Ivri, qui passe sur l’autre rive – ou l’homme de Judée – le mont de la splendeur – le peuple juif interpelle, remet en cause et défie le monde. Ce destin de rupture permanente n’attire pas la sympathie ou l’identification. Pour autant que la philosophie s’est orientée depuis les temps anciens vers ses deux tendances premières : la connaissance de soi et la réduction du particulier à l’universel – le judaïsme ne peut que se démarquer d’elle. Il pose ses fondements sur la séparation, la transcendance, et la liberté, trois expériences qui nous situent hors de nous-mêmes.

L’aventure sioniste moderne se construit sur ces fondements, même si elle présente un visage différent de la nation juive, désormais dépouillée des oripeaux de l’abstraction inhérente à la diaspora. Ce « non-lieu » avait permis au peuple juif de vivre hors du monde, dans une clandestinité parfois confortable, et à laquelle on peut prendre goût. Pour certains, à l’image de Hermann Cohen, de Franz Rosenzweig ou plus tard de George Steiner, la véritable élection du juif se trouve justement dans son refus de participer au jeu du monde, dans son rejet de la politique et sa résistance à l’histoire. Stéphane Mosès décrit dans son livre sur Rosenzweig cette vision diasporiste consacrant l’étrangeté élective du juif : « Parce qu’il se réfère à sa terre comme à un rêve, à sa langue comme à un idéal, et à sa loi comme à un mythe intemporel, il vise en fait, à travers ces objets de son désir et au-delà d’eux, l’absolu de la terre, de la langue et de la loi constitués par leur éloignement même, en objets idéaux, la Terre Sainte, la langue sacrée et loi absolue deviennent des signes, et, dans une certaine mesure, des anticipations de la terre comme patrie de tous les hommes, de la langue comme système d’une communication universelle, et de la loi comme règle commune d’une humanité réconciliée » [ S. Mosès, Système et Révélation, Éditions du Seuil, p. 190 .]. Il ne s’agit pas seulement d’une métaphore, comme l’entend Paul Ricoeur dans son commentaire sur Rosenzweig [ cf. Figures 3, Editions du Seuil.], mais d’un « enracinement » dans l’exil, dont le sionisme ne peut nous libérer. « Même sur sa propre terre, Israël n’était pas un peuple comme les autres, écrit F. Rosenzweig. Le troisième exil ne pouvait sonner la fin du peuple d’Israël étant donné que, dès le début, l’histoire juive évolue d’exil en exil et que l’esprit de l’exil, étranger-au-sol, qui œuvre pour une vie plus élevée que la soumission au verdict de la terre et du temps, est enraciné dans cette histoire. » [ cf. Figures 3, Editions du Seuil.] Le sionisme offre un État, dans lequel la terre rend son « verdict » et cette aspiration vers le politique n’est pas une opposition à un autre Royaume, plus spirituel, mais un couloir censé nous y amener. Ce repli sur soi, cet enfermement dans ce que l’on peut appeler l’exil intérieur, dont on sait qu’il peut subsister dans le cœur de l’homme en Israël aussi, ne seraient-ils pas en fin de compte un abandon, profondément pessimiste, de l’idée de Rédemption renouvelée par le sionisme ?

Gershom Sholem a analysé dans plusieurs essais les liens entre le sionisme et le messianisme, à travers le renouveau d’anciens concepts : le rassemblement des exilés, la justice sociale, la cohabitation du loup et de l’agneau, la résolution des antinomies, le salut des âmes et des corps… Le pluralisme inhérent au mouvement sioniste a permis de distinguer en son sein diverses approches. Pour simplifier, on peut remarquer qu’il y a dans le sionisme une vision utopiste, souvent liée à une inspiration socialiste ou à une espérance messianique, et une vision réaliste, fondée sur une analyse du pouvoir, de la violence et de l’État. Ce débat n’est pas clos, il continue de diviser le peuple juif, en Israël et en diaspora. Il s’agit d’un débat sur le sens de l’histoire, qui dépasse les clivages politiques, car on y retrouverait d’un côté A. D. Gordon et le Rav Kook et d’un autre, Jabotinsky, Herzl et Ben-Gourion. Ce « schisme » sioniste est sans aucun doute à l’origine de sa vulnérabilité vis-à-vis de l’extérieur, puisqu’il influence toute décision politique ou historique. De la discussion sur l’Ouganda à la Déclaration de principes d’Oslo, en passant par la création du Keren Kayemeth Leisraël (Fonds National Juif), l’implantation de kibboutzim, la constitution de corps militaires, la résistance armée face aux occupants britanniques, la Campagne de Suez, la Guerre des six jours ou les Accords de Camp David, le mouvement sioniste vit et souffre de la dichotomie profonde entre ces deux visions.

Cette vulnérabilité reprend les termes d’un dilemme vieux comme l’antisémitisme : ou bien le Juif assume une responsabilité morale universelle (et il sera donc haï pour cela) ou bien il sera universellement persécuté (et on le condamnera pour avoir failli à son destin). L’histoire du vingtième siècle a montré comment la révolution socialiste pouvait être mortelle pour le judaïsme, et le sionisme socialiste a été une formidable réponse à cette angoisse sans pour autant résoudre la contradiction, car il lui a bien fallu revenir à des valeurs anciennes, renonçant ainsi d’une certaine façon à la révolution. Lorsque le sionisme se veut réparateur des injustices, il est condamnable parce qu’orgueilleux (sûr de lui-même et dominateur) et lorsqu’il se veut pragmatique, il est haïssable parce qu’égoïste (perte de son humanisme dans la politique). Peut-on surmonter cette antinomie du sionisme ou plutôt le devons-nous ? et cela uniquement pour répondre aux détracteurs du sionisme. Ce serait, à notre sens, une erreur fatale que de renoncer à cette tension, même si elle permet une alliance bizarre de nos ennemis. En effet, aujourd’hui les antisémites qui haïssent le Juif parce qu’il est juif, se découvrent les compagnons de ceux qui luttèrent contre eux par le passé, et ignorent tout de ce Juif-là, mais honnissent Israël par « générosité » et au nom de ces nouvelles religions de l’humanité que sont l’alter-mondialisme, le tiers-mondisme, ou le pseudo-écologisme. Il nous faut absolument éviter cet écueil, devenu parfois tentation, de renoncer au politique en invoquant la morale ou les bons sentiments. Tout acte politique est une atteinte à la loi morale, ou bien nous ne pouvons résoudre le conflit entre l’éthique et la politique, aime-t-on se dire. « Poussé jusqu’au bout, cela voudra dire aussi : ce n’est pas à nous de bâtir Israël, attendons le Messie », peut écrire Levinas, à moins qu’il ne s’agisse au contraire de « nous mettre en garde contre la confusion dans laquelle nous vivons et où le judaïsme se mesure par son accord avec le progressisme, comme s’il ne signifiait pas un ordre autonome et absolu par rapport auquel tout le reste doit se mesurer. » [Du Sacré au Saint, Éditions de Minuit, p. 45.] Dans ce commentaire d’un texte talmudique, qui reprend la comparaison d’Israël au vignoble, Levinas poursuit son analyse : « Si le vin s’est fait vinaigre, c’est que la vigne n’est pas aussi excellente que l’on pense ! Il faut ôter les ronces qui l’abîment. Si je suis violent, c’est qu’il faut de la violence pour que cesse la violence. » Le sionisme n’a pas d’autre alternative que de concilier la vision messianique avec la vision réaliste-vitaliste de l’histoire.

Renoncer à cette tension c’est tomber dans le piège de la modernité posé par Spinoza, celui qui associera plus tard l’assimilation et le sionisme politique. Rappelons que le Traité théologico-politique est rédigé en latin et sous pseudonyme après le drame du faux-messie Shabbatai Zvi et qu’il représente la première philosophie politique moderne d’ « un sionisme », même si d’autres textes moins connus l’avaient précédé, en particulier ceux du Maharal de Prague et de Isaac Abravanel. Dans une réponse à Oldenburg dont la lettre évoquait les temps messianiques et le retour en terre d’Israël, Spinoza affirme sa croyance à un retour du peuple juif à l’indépendance politique. Pourtant cette ouverture à une renaissance politique des Juifs aboutit, comme le montre le reste du texte, à une négation de leur élection, dont le dernier et unique signe ne serait, pour Spinoza, que la circoncision : « J’attribue aussi une telle valeur en cette affaire au signe de la circoncision qu’à lui seul je le juge capable d’assurer à cette nation juive une existence éternelle ; si les principes mêmes de leur religion n’amollissaient pas leurs cœurs, je croirais sans réserve, connaissant la mutabilité des choses humaines, qu’à la moindre occasion les Juifs rétabliraient leur empire et que Dieu les élirait de nouveau. De l’importance que peut avoir une particularité telle que la circoncision, nous trouvons un exemple remarquable chez les Chinois : eux aussi conservent très religieusement cette mèche en forme de queue qu’ils ont sur la tête comme pour se distinguer de tous les autres hommes, et par là ils se sont conservés pendant des milliers d’années7… » La circoncision comme seul et unique rempart d’une religion qui produit des cœurs mous, c’est le faux cynisme de Spinoza qui n’accepte l’élection que dans l’État et les avantages matériels. Pour le reste, les lois sont les règles universelles de la raison et non celles enseignées par Nos Sages. Le sionisme de Spinoza est un sionisme qui marche sur la tête et que Herzl remet debout plus de deux cents ans plus tard lorsqu’il fonde l’Organisation Sioniste.

La solution théologico-politique de Spinoza servira de base à l’abandon du judaïsme, par l’émancipation et l’assimilation. En transformant la religion en affaire privée, Spinoza espérait protéger le juif de l’intolérance et des persécutions. Interpellé par Maimonide et Spinoza, Leo Strauss rencontre le sionisme de Herzl et Jabotinsky qui veut restaurer l’honneur du peuple juif par la création d’un État juif indépendant. Dans un premier temps, il considère cette approche comme une solution athée à la question juive, mais il comprend aussi que dans le monde moderne « le juif déraciné, assimilé n’a rien à opposer à la haine et au mépris que son moi nu » [L. Strauss – « Progrès ou retour », in La renaissance du rationalisme politique classique, Gallimard , p. 309.]. L’assimilation procède d’un mépris de soi, autrement dit pour Strauss une façon de payer sa liberté extérieure par un esclavage intérieur. Leo Strauss, encore influencé par Spinoza, qu’il rejettera violemment plus tard, met en parallèle le sionisme et l’assimilation, mais il découvrira quelques années plus tard, la double vision du sionisme. Il comprend que la « contradiction » du sionisme politique, voulant un État juif sans se fonder sur l’héritage juif qui justifie l’existence de la nation, n’en est pas une mais seulement un des piliers d’un nouvel édifice que la philosophie de la religion classique ne peut interpréter. Le retour à la tradition ne se fait pas par un processus d’intériorisation ou par des expériences vécues, mais par un changement radical du sens de l’histoire, à savoir un geste purement politique. Strauss a cru déceler dans le sionisme ce qui peut le protéger face aux échecs du progressisme et du libéralisme, un conservatisme héroïque se fondant sur l’austérité biblique. « Un conservateur selon moi est un homme qui croit que toute “bonne chose est un héritage”. Je ne connais aucun autre pays où cette croyance est plus forte et moins léthargique qu’en Israël. » [L. Strauss, « Letter to the Editor », « the State of Israël », in Jewish philosophy and the crisis of modernity, p.413]. Le sionisme ne s’est coupé de la religion que pour mieux mener son combat pour l’honneur du peuple juif. Ben Gourion ou Begin ont apporté, de manière différente, une réponse claire à ce doute des premières années du mouvement sioniste.

Ben Gourion, sioniste socialiste, imposa l’enseignement de la Bible (comme matière obligatoire tout au long du cursus scolaire) afin de sceller le lien entre le peuple, la terre et le livre. Begin renonça à certains aspects de sa vision de l’histoire pour signer un accord de paix réaliste. Le courage politique se mesure-t-il à la capacité de concilier les deux visions du sionisme dans l’action menée ? L’héroïsme juif, c’est avant tout celui dont parle Vico. « D’abord il (Vico) prend au sérieux l’élection d’Israël, à qui il prête non seulement des caractères anthropologiques singuliers (par exemple une taille mesurée, à l’âge du divin et des géants) mais le privilège de la non-idolâtrie, le dédain des puissances cosmiques qui terrifient les autres nations. La Providence divine éloigne donc les Juifs de la construction imaginaire, les libère, d’une part pour l’adoration, de l’autre pour les pratiques imitatives et combinatoires. » (Pierre Boutang , La Fontaine politique, Albin Michel, p. 57.) La volonté politique d’Israël aujourd’hui est de résister à cette confrontation entre Eretz Israël (la terre) et Medinat Israël (l’État), et d’éviter de tomber dans ce débat entre le droit et la géographie. La question territoriale ne se résume pas à l’échange d’Helgoland contre Zanzibar, et la sacralité d’une terre ne dépend pas de la texture de son humus. La qualité ou la valeur d’une politique en Israël ne saurait être jugée par son humanisme mais plutôt par son judaïsme. « Nous devons éduquer et ressusciter l’homme qui se trouve pleinement en chaque Juif, et dans toute l’ampleur et la profondeur que comporte cette notion d’homme (qui comprend aussi celle de Juif). Ce dernier ne peut être un homme complet sans être un Juif complet (de même pour le Russe,etc.). Les partisans de l’assimilation se méprennent grandement quand ils prétendent qu’on est d’autant plus homme qu’on est moins Juif. Bien au contraire : moins on est Juif et moins on est homme. » (A. D. Gordon).

Pour Yossef Ben Schlomo, parmi les penseurs sionistes, seul le Rav Kook propose une approche « historiosophique » fondée par une réflexion métaphysique, qui prend en considération la vitalité des besoins organiques et spirituels d’une société civile. Le sionisme annonce le début d’une rédemption, d’un long processus semé d’embûches et d’épreuves qui permettra au peuple juif de retrouver le sacré. « En effet, l’esprit d’une nation s’accompagne souvent d’impureté et de violence, point de contaminer par cette violence ceux qui s’y attachent, mais à la fin des temps, lorsque le peuple s’éveillera à l’amour de la Terre d’Israël et que sa nostalgie se fera intense, il deviendra facile de sanctifier l’esprit puisque l’idée même de la sainteté est en grande partie liée à la terre d’Israël, de même que l’incarnation de cette idée. C’est pourquoi elle pourra purifier l’esprit qui a été atteint et a absorbé en lui telle ou telle impureté, comme il est écrit : “et sa terre rachètera son peuple”. » (Rav Kook – Israël comme nation, p. 2).

La signification du sionisme réside dans ce qui le différencie des autres concepts nationaux. Il désigne un lieu, « la cité du Grand Roi », la vieille forteresse des Jébuséens, et surtout le site du Saint des Saints. Le nationalisme juif ne porte pas le nom d’un peuple, car il désigne une alliance entre un peuple et une terre, au nom d’une loi. Lorsque le nom de sionisme a été adopté ce sont ces trois composantes qui ont été réunies pour rétablir l’État juif des temps modernes et le projeter dans le jeu du monde. Cette projection dans le tourbillon des intérêts et des puissances n’aurait aucun sens si le sionisme rejetait l’un ou l’autre de ses deux pôles philosophiques. L’idée messianique trouve sa source dans le célèbre chapitre 60 d’Isaïe, dans lequel les nations reconnaissent la centralité d’Israël. Le dernier verset, annonçant le temps du Messie, dit : « Moi l’Éternel, au moment venu, je le précipiterai. »

m. b.-z.

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L’Élection

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Il fallait attendre que le débat s’éteigne pour pouvoir se soustraire à son ton comme à sa règle et l’éclairer d’une lumière plus haute. Comme le dit Heidegger : « Toute polémique manque par avance la tenue de la pensée. » Or notre société du spectacle est essentiellement polémique. Elle vit de son autocritique. Elle propose un cirque carré où l’on peut assister à sa propre mise à mort. L’important est de ne pas lui échapper et que tous succombent à sa fascination. On s’insurge contre une prétendue « pensée unique », mais cette critique de la pensée unique lui appartient aussi bien. Elle fait son beurre de toute bataille et de tout battage. Pourvu qu’on ne pense pas. Pourvu qu’il n’y ait ni profondeur, ni secret, ni réserve, mais que tout puisse s’étaler à l’écran.
Le débat dont je parle est celui qui tourna autour du film La Passion. Je dis bien « qui tourna autour », car, le film, il ne l’aborda presque jamais. Le film fut oublié, et ce fut le refoulé d’un drame supérieur qui occupa le devant de la scène et y agita ses ombres.
Trop peu de temps, hélas ! Devant que de mûrir, la véritable réflexion avorta. On est passé à autre chose. La controverse ne pouvait rouler si longtemps sur le même sujet. Ce n’est pas tant de nos jours que l’image supplante la parole, mais la parole comme l’image sont soumises à un tempo qui interdit tout recueillement. Et voici le constat terrible : nous sommes tombés si bas que nous devons regretter aujourd’hui l’impossibilité d’une affaire Dreyfus. Une affaire Dreyfus qui mobiliserait la nation tout entière, et l’obligerait, au moins sous la forme agonique et violente, à resurgir et à se repenser, comme doit le faire toute nation, face au mystère d’Israël. Mais le zapping interdit une telle concentration de la haine et de l’enthousiasme. Ce qui intéresse un moment sombre bientôt dans l’indifférence. Il faut aller à d’autres mises à mort, ne jamais fixer la blessure au point qu’elle puisse nous blesser et nous interroger au fond.

Heureux les persécutés

Je ne parlerai pas ici du film au plan esthétique, encore qu’il y ait beaucoup à réfléchir sur ses faiblesses en ce domaine comme à une sorte de kénose dans l’hollywoodien. Je ne débattrai pas davantage de sa plus ou moins grande conformité à la lettre des Évangiles, puisque, contrairement à ce que crurent certains attaquants ou défenseurs, l’essentiel n’est pas là. Je n’évoquerai pas non plus les intuitions théologiques qui le sous-tendent, notamment la vulnérabilité radicale comme signe de la divinité, laquelle mériterait une étude approfondie. Je n’aborderai ici que l’accusation d’antisémitisme. Et je commencerai par dire qu’elle est heureuse. Mieux : une grande œuvre aujourd’hui qui ne prêterait pas le flanc à cette accusation passerait à côté d’une certaine profondeur, d’un certain sens du mystère. Les partisans du film pour la plupart, comme ses adversaires, se tinrent au-dessous du niveau de ce mystère. On vit des chrétiens s’étonner de ce qu’un film sur la Passion du Christ déchaîne de tels calomnies et procès d’intention contre son réalisateur. Comme si on pouvait toucher à ces choses sans en être brûlé. Le serviteur n’est pas plus grand que le maître. Il est normal qu’après lui sa face, qui n’est même pas sainte, essuie les crachats du monde. Ainsi dans ces colonnes mêmes on osa parler de l’« ignare » Mel Gibson, sans avoir vu le film, confortant les échos de la potinière. La prophétie veut que le témoin du Christ soit bafoué même par les sages et les savants. Et même par ses amis.
Susciter de telles colères injustifiées, encourir de cette manière l’accusation d’antisémitisme, est bon signe. C’est que l’on est doté de cette force d’exaspération qui appartient à la vérité. C’est que l’on est capable de se rendre insupportable au monde et à sa trop bonne conscience. Et, surtout, que l’on va contre le totalitarisme antiraciste, avec sa tolérance sans bord, à condition que l’on passe tout à son lit de Procuste, que l’on adhère à l’indifférenciation égalitaire et renie toute appartenance.

Supériorité morale de l’antisémite

Quelle fut la posture des anti-antisémites, aussi bien adeptes qu’ennemis du film ? D’affirmer que les hommes sont égaux, que l’ère est au confort, qu’il faut bannir tout fanatisme, enfin que les Juifs sont des consommateurs comme les autres… Ce n’était pas la Lumière des nations qui inspirait ces propos, mais les Lumières du dix-huitième, avec leur universalisme ignorant de l’histoire et plus encore de l’Histoire sainte.
L’antisémite aura toujours cette supériorité morale sur les aboyeurs de tolérance creuse : il a l’instinct de l’Élection. Sa supériorité lui vient de ce qu’il est primaire, assez primaire pour ne pas perdre en une demi-science cet instinct-là. Il sent le scandale qu’est le Juif pour le rationalisme et l’universalisme. Il perçoit l’inégalité foncière : un peuple choisi par Dieu, façonné par le Très-Haut, pour être son témoin à travers les siècles, un peuple qui ne fait pas nombre avec les nations, qui a été mis à part. L’antisémite voit cette inégalité, et son erreur est de croire que c’est une injustice. Il méconnaît donc le sens de l’Élection, mais du moins il la sent.
On sait que Hitler voulut substituer l’élection aryenne à l’Élection juive. Il avait l’instinct de l’Élection. Il pressentait le mystère et il en avait de la haine. Nos philosémites au nom des droits de l’homme n’ont pas de haine, en apparence, mais ils ont perdu l’instinct de l’Élection, et n’en ont pas acquis le sens. Leur intelligence, sur ce point, est au-dessous de celle de Hitler. Elle ne planifie pas la destruction des Juifs, parce que les Juifs, elle veille à les détruire en pensée. Ils n’existent pas pour elle, ils ne sont pas à part, ils ne font pas mystère.

Élection et culpabilité

Il faut en venir à cette question chrétienne qui, loin de diminuer le mystère d’Israël, le creuse et l’amplifie à l’infini. Cette question, c’est celle, fameuse, de la culpabilité des Juifs contemporains de la Crucifixion et, plus loin, celle du déicide. Le philosémitisme dont nous parlons va contre ces deux notions. Notamment, pour bien montrer qu’on n’est pas antisémite, on s’opposera à la parole de Jésus dans saint Jean, et l’on dira que Pilate et les Romains sont plus coupables que les Juifs.
Le prétexte à ce renversement exégétique concerne les circonstances de la rédaction de l’évangile johannique : dans un climat de persécution et de refus des chrétiens par la synagogue, Jean aurait insisté sur la culpabilité juive afin de consommer la rupture. Soit. Mais penser que les Romains sont plus coupables que les Juifs, c’est supposer que ce sont les Romains, le peuple élu. C’est en conséquence rabaisser Israël, dire qu’il n’est pas au cœur du drame divin, enfin devenir moralement moins qu’antisémite.
L’Alliance est pour le meilleur et pour le pire. À celui qui a plus reçu, il est demandé davantage. C’est pourquoi, toutes choses égales par ailleurs, sa faute est plus grave que celle des autres. Aussi les Écritures ne cessent-elles de dire que la faute des Juifs, quand ils sont en faute, est toujours plus grave que celle des gentils, car elle se fait dans une lucidité plus grande, et qu’elle se double d’ingratitude. Il suffit de lire Ézéchiel ou Isaïe : La vigne du Seigneur Sabaoth, c’est la maison d’Israël et les gens de Juda en sont le plant choisi. Il en attendait l’innocence et c’est du sang, le droit et c’est le cri d’effroi (Is 5, 7). Et voici Dieu qui parle à son Épouse : Par ma vie, oracle du Seigneur, Sodome, ta sœur, et ses filles n’ont pas agi comme vous avez agi, toi et tes filles […] Quant à Samarie, elle n’a pas commis la moitié de tes fautes. […] Mais toi, porte la honte des fautes dont tu as innocenté tes sœurs : à cause des péchés par lesquels tu t’es rendue plus odieuse qu’elles, elles se trouvent être plus justes que toi. […] Mais moi, je me souviendrai de l’alliance que j’ai contractée avec toi au temps de ta jeunesse, et j’établirai en ta faveur une alliance éternelle (Ez 16, 48… 63).
Tout le chapitre 16 d’Ézéchiel serait à méditer, tant il contient de trésors et résume toute l’histoire du salut. À méditer sans cesse, en son cœur, et non sur ces pages. Mais ici, en ce lieu d’écoute plus pauvre, parce que public, retenons seulement que vouloir excuser Israël de toute faute, c’est aller contre la vocation d’Israël. Et que souligner le péché plus grave d’Israël, ce n’est pas être antisémite, c’est se mettre à la suite des prophètes, c’est en référer à sa vocation divine.

Que son sang retombe sur nous…

Un passage du film de Gibson est significatif de ce dont nous voudrions parler ici. À la fin du procès, Pilate se lave les mains en disant : Je ne suis pas coupable du sang de cet homme ; à quoi tout le peuple répond : Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! C’est la leçon de l’Évangile selon Matthieu, dont on sait qu’il écrivait pour des Juifs. Reste que la dernière parole, qui sonne comme une terrible prière, peut s’interpréter contre les Juifs : elle signifierait leur malédiction de génération en génération, une culpabilité collective, permanente, irrémissible.
Aussi Gibson, à moins que ce ne soit son producteur, a-t-il cédé ici au respect humain, tout en essayant de conserver son respect pour l’Écriture sainte. La phrase dans le film est dite en hébreu, mais elle n’est pas sous-titrée en français, et même l’hébreu, moyennant une brève chute de volume, est quasiment inaudible. On eut peur de scandaliser. Ces versets de Matthieu pouvaient donner la preuve de l’antisémitisme foncier du christianisme…
Ils donnaient en vérité un témoignage d’élection. Quel est ce sang appelé sur les Juifs et sur leurs enfants ? Rien de moins que le sang rédempteur. Ces mots dits dans une rage aveugle sont revêtus par Dieu, dans sa souveraine ironie, d’une signification prophétique. Marie-Joseph Lagrange note à propos de ce « tout le peuple » introduit par Matthieu : « C’est la seule fois qu’il entre en scène comme sujet1. »Durant tout le procès, ce sont la foule ou les chefs qui sont nommés, mais non le peuple tout entier. Signe que nous sommes devant une parole qui a un sens spécial et qui à propos de ce peuple nous annonce, pour paraphraser saint Augustin, que le sang qu’il a versé par folie, il peut le boire par grâce. La criminalité parfaite
Mel Gibson répondit aux accusations d’antisémitisme de deux façons : la première en attestant sa fidélité aux Évangiles ; la seconde en expliquant que ce qu’il avait voulu faire, c’était, face à la mort de l’Innocent, renvoyer chacun à sa propre culpabilité. Du point de vue d’une théologie existentielle, rien n’est plus souhaitable. Le Christ est l’Agneau de Dieu qui porte les péchés du monde. Il porte donc mon péché à moi. Celui qui le met à mort, c’est moi, à chaque fois que je manque à la vérité et à l’amour. Si je reporte la faute sur un autre, si je refuse par là de me repentir, alors je n’ai pas lu l’Évangile et je redouble mon crime.
Ainsi chacun est coupable du Crucifiement, en tout temps et en tout lieu, à l’exception d’une seule créature humaine, Marie, la fille de Sion. S’il y a une personne qui échappe à cette culpabilité, parce qu’elle est rachetée par avance, c’est une Juive. Il n’y a donc de parfaite innocence que juive. Et l’on peut constater aussi qu’il n’y a de criminalité parfaite que chrétienne.
Nous avons dit qu’ayant plus reçu, les Juifs, pour le même crime, sont plus coupables que les gentils. Qu’en est-il des chrétiens ? Être chrétien, c’est être baptisé dans la mort et la résurrection du juif Jésus, et devenir ainsi un Juif accompli, un Juif dans le Juif par excellence. Il nous en échoit une élection plus achevée, une responsabilité plus grande, et nous pouvons, dès lors, être plus méritants comme plus coupables que les autres : Quelqu’un rejette-t-il la loi de Moïse ? Impitoyablement il est mis à mort sur la disposition de deux ou trois témoins. D’un châtiment combien plus grave sera jugé digne, ne pensez-vous pas, celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, tenu pour profane le sang de l’alliance dans lequel il a été sanctifié, et outragé l’Esprit de la grâce ? Oh ! chose effroyable que de tomber aux mains du Dieu vivant ! (Épître aux Hébreux 10, 28-31). Le chrétien qui a reçu le plus de grâce et qui pèche malgré tout est celui qui crucifie le plus douloureusement le Christ.

Fonction sacerdotale

Cependant, on ne saurait s’arrêter là, et ce qui vaut pour une théologie existentielle ne suffit pas pour une théologie de l’histoire. Nous sommes tous plus ou moins coupables de la mort de Jésus, et, puisque j’ai ma propre vie à charge, je dois d’abord me soucier de ma propre responsabilité. Très bien. Mais, ce furent quand même des Juifs de son temps qui livrèrent Jésus. Ce fut un apôtre, Judas, et les notables, puis la foule, et seulement, en dernier lieu, Pilate et les soldats romains, qui furent la cause ministérielle de sa mort par nous tous. Pourquoi cela ? Ne faut-il pas évoquer une culpabilité juive, non pas la plus grande, si on la compare à la culpabilité chrétienne, mais spécifique ? Une culpabilité qui serait l’envers de son élection irrévocable ?
Dans un article de la Somme, Thomas se demande s’il convenait que le Christ souffrît de la part des Gentils. Les objections soulevées sont très instructives sur la perspective dans laquelle le théologien doit se poser la question. La seconde, notamment, se fonde sur la primauté sacerdotale d’Israël : « La vérité doit correspondre à la figure. Or les sacrifices figuratifs de l’Ancienne Loi, ce ne sont pas les Gentils, mais les Juifs qui les offraient. Par conséquent, la passion du Christ, qui est le vrai Sacrifice, ne devait pas être accomplie par la main des Gentils2. » Ce qui étonne, ici, ce n’est pas que les Juifs puissent être coupables, c’est qu’ils ne le soient pas seuls, et cela, non à cause d’une abjection bestiale, mais en raison de leur lévitique élévation. Ils sont prêtres. Ils sont pour offrir à Dieu l’unique victime qui peut sauver les hommes pécheurs. Ne devaient-ils donc pas seuls porter sur elle la main immolatrice ?
Il y va ici autant de leur culpabilité que de leur responsabilité pour le monde. Ils ne sont sans doute pas les plus coupables, mais ils doivent être les plus responsables de la mort salutaire du Verbe. Et comment ne le seraient-ils pas, puisque le Verbe s’est fait Juif à travers le fiat d’une fille d’Israël ? C’est pourquoi il faut rajouter aussitôt que dans le Sacrifice divin, c’est le Christ qui est prêtre, comme il est aussi et la victime et l’autel, ainsi que le précise la réponse à l’objection. Mais cela n’enlève rien au rôle ministériel des Juifs contemporains de Jésus. Ils tiennent quand même la place du couteau rituel entre les mains du Prêtre éternel. Ce n’est pas pour rien qu’il est donné à Caïphe de persuader les autres en disant qu’il vaut mieux qu’un seul homme meurt pour tout le peuple (Jn 11, 50-51). Parlant ainsi, il croit seulement mettre à mort un malfaiteur, mais en vérité, par une suprême ironie de la Providence, il accomplit malgré lui, de manière obscure et toute instrumentale, sa fonction de grand prêtre.

Des instruments aux mains des chrétiens

Ce fut une des fulgurances théologiques de Léon Bloy que d’apercevoir ce mystérieux rôle sacerdotal des Juifs. Une lettre reprise dans Le Pèlerin de l’absolu ose déclarer : « Le sophisme diabolique du juif Drumont [Bloy le dit juif parce que catholique] a été de faire croire que les Juifs sont des protagonistes, ou, si vous voulez, des incitateurs, alors qu’ils ne peuvent jamais être – par Décret divin – que des instruments plus ou moins subtils aux mains de leurs maîtres temporaires – les chrétiens – qui ont crucifié par eux le Rédempteur. Je vous prie de lire avec attention chacun des mots de cet alinéa qui n’est pas un lieu commun. »
Cela n’enlève rien à la culpabilité réelle des Juifs, puisque nous sommes tous coupables. Mais cette culpabilité est comme éclipsée et ramenée à sa valeur instrumentale par la culpabilité beaucoup plus grande des chrétiens usurpateurs et mauvais. Ce qui reste, c’est cette place choisie d’en haut, ce « Décret divin », qui donne aux Juifs d’être à la charnière de la Rédemption.
Une question se pose de savoir si les Juifs actuels continuent de remplir une fonction comparable. Les dons de Dieu sont sans repentance, rappelle saint Paul. Ce qui signifie que, malgré leur infidélité ou leur méconnaissance du Christ, ils sont toujours en tant que peuple sujet de l’Élection. Au sein de l’Église, des hommes de toutes les nations sont engendrés à la plénitude de l’Alliance, mais c’est en tant que personnes, et non en tant que peuple tout entier, ou si l’on préfère, en tant que peuple spirituel, et non en tant que peuple charnel. Même la France, fille aînée de l’Église, ne bénéficie pas en tant que nation d’une élection de cette espèce. La communauté juive, ni universelle comme l’Église, ni particulière comme une nation, traverse l’histoire dans une altérité irréductible. Contre elle se brise aussi bien le repli sur le particularisme que la dilution dans l’universalisme. Devant elle, chaque nation est mise à l’épreuve : ou bien elle refuse cette étrangeté et se perd soit dans la fossilisation identitaire, soit dans la liquéfaction mondialiste ; ou bien elle est amenée à ressaisir son identité comme ouverture à une transcendance. Enfin, avec cette altérité irréductible, qu’elle honore comme on honore ses ancêtres, l’Église témoigne de son origine charnelle, et de la fidélité du Dieu d’Israël en dépit de toutes nos infidélités.

Déicide et judéicide

Il faut en venir à la question du déicide. Elle n’est pas compréhensible pour un non-chrétien : il faut croire en l’Incarnation. Le Verbe, en se faisant chair, expose la divinité à une vulnérabilité radicale. Ce n’est pas la divinité en elle-même qui peut alors être tuée, mais, parce que la personne qui assume la nature humaine est une personne divine, quand on demande ce que l’on tue, on doit répondre que c’est un homme, et quand on demande qui l’on tue, on doit répondre que c’est Dieu. L’Incarnation rend possible le meilleur, à savoir notre salut, mais elle rend aussi possible le pire : porter directement nos mains assassines sur l’Éternel. Non plus seulement blesser Dieu en blessant notre prochain, mais blesser Dieu en sa personne même, et par là être déicide.
Autrement dit, ceux qui tuent le Christ sont déicides au sens propre du terme. Dire que les Juifs ne le sont pas, c’est donc une hérésie, puisque c’est refuser l’identité divine de Jésus. Des chrétiens de notre siècle furent tentés de revenir en arrière sur cette épithète, trouvant peut-être qu’elle était trop dure ou trop méchante. Elle n’est que très exacte. Et si par flatterie on ne veut plus l’appliquer aux Juifs, on les méprise, comme on l’a vu plus haut, et l’on attaque le premier article de la foi catholique.
Cependant, dire que, déicides, seuls les Juifs le sont, ou qu’ils le sont plus que les catholiques pécheurs, ou plus que moi-même, c’est une damnable présomption. Si nous disons : “Nous n’avons pas de péché”, nous nous abusons […] nous faisons de Lui un menteur, sa parole n’est pas en nous (1 Jn 1, 8-10).
Ici, face à Celui qui porte le péché du monde, le rejet de la faute sur l’autre est la pire des fautes, car c’est la faute qui s’ignore et refuse la miséricorde. Et s’il y a des degrés dans le pire, le rejet de toute la faute sur le Juif est l’extrême de cette irrémission, la perversion suprême de la réalité : l’innocence vient des Juifs (Jn 4, 22), elle nous est donnée par le Juif Jésus, le lion de Juda, le descendant de David, à travers sa Mère Immaculée, Marie, la Vierge d’Israël, dans la grâce baptismale qui nous ente à la lignée de Jacob. Le déicide est toujours un judéicide.
J’aimerais pouvoir dire autre chose, ne pas me donner l’air, parce que juif moi-même, de magnifier mes ancêtres et d’exagérer. Mais je n’y peux rien. C’est la réalité du mystère. Léon Bloy y insistait lui-même dans Le Vieux de la Montagne : « L’antisémitisme, chose toute moderne, est le soufflet le plus horrible que Notre-Seigneur ait reçu dans sa Passion qui dure toujours, c’est le plus sanglant et le plus impardonnable parce qu’il le reçoit sur la Face de sa Mère et de la part des chrétiens. »

La foule et les notables

Au sein de cette culpabilité moindre que celle des chrétiens mais très réelle des Juifs, il faut poser deux distinctions. Distinction entre les Juifs du temps de Jésus et les Juifs d’aujourd’hui. Et parmi ceux du temps de Jésus, distinction entre la foule et les notables. Cette dernière s’impose nettement dans les Évangiles3 : la foule est manipulée par les chefs des prêtres. Ils lui murmurent à l’oreille le Crucifigatur qu’elle hurle à Pilate. Au reste, les chefs des prêtres connaissaient les Écritures, ils avaient de quoi reconnaître le Messie. Les signes donnés par Celui-ci étaient suffisants, et penser le contraire reviendrait à lui imputer un jeu équivoque et pervers.
S’il y a de leur part ignorance de l’identité divine de Jésus, c’est une ignorance affectée, volontaire, issue de leur orgueil. Ils prétendaient posséder l’agenda des actions de l’Éternel : le Messie devait venir en gloire, rétablir la royauté en Israël. Ils refusèrent l’inattendu divin que leur suggérait entre autre Isaïe dans les chants du Serviteur souffrant. Or la prophétie n’est pas un programme. Elle s’oppose au repos devant le planifié d’avance, exige au contraire une vigilance de tous les instants, une attention à l’inespéré. Les vierges folles s’endorment dans une confiance trop certaine et rêvent déjà des noces. C’est cela qui les perd, tandis que les autres prévoient l’huile nécessaire pour accueillir l’imprévisible.
Si je n’étais pas venu, si je ne leur avais pas parlé, ils n’auraient pas eu de péché ; mais à présent leur péché est sans excuse […] Si je n’avais pas fait parmi eux ces œuvres que personne d’autre n’a faites, ils n’auraient pas eu de péché, mais à présent ils ont vu… (Jn 15, 22-24).
La Révélation n’est pas qu’un simple dévoilement. Elle est épreuve. Le jour qu’elle lève n’est pas celui qui dissipe les angoisses de la nuit, mais celui qui marque le commencement des batailles. Il nous fait voir notre infinie misère face à l’infinie miséricorde de Dieu, et cette vision est insupportable à notre superbe. D’où le combat entre soi et l’ange, entre soi et soi-même qu’elle engendre. De ce combat on ressort ou bien plus humble, ou bien plus suffisant. Le vainqueur n’est pas celui qui en a l’air. Jacob ne marche plus qu’en boitant, tandis que pharaon bombe le torse sur un cœur endurci.
Résumons. Objectivement nous sommes tous déicides. Subjectivement, c’est-à-dire consciemment, ou intentionnellement, on doit distinguer en fonction du degré de connaissance de l’identité de Jésus. Sous ce rapport, la foule ne peut être coupable que de l’homicide d’un innocent, et certains notables d’un christicide. Car pour être subjectivement déicide, il faut être un démon… ou un chrétien.

La religion de Moïse

Il faut à présent distinguer, selon la foi catholique, entre les Juifs avant, pendant et après le Venue du Sauveur. Le même mot désigne des réalités différentes. Avant la venue du Sauveur, le peuple juif forme l’Église de l’attente. Ils sont la tige qui donnera sa fleur dans l’Église de l’accomplissement, celle de la gloire catholique du Dieu d’Israël. L’Église catholique est de ce point de vue juive par excellence : fondée sur les douze Juifs que sont les Apôtres, enveloppée par Marie, la Fille de Sion, enfin Corps mystique du Verbe fait Juif. Par le baptême, Elle accorde ce qu’une oraison de la Veillée Pascale appelle l’israelitica dignitas.
Pendant la venue du Sauveur va s’opérer un partage, non pas entre ceux qui participèrent et ceux qui ne participèrent pas à sa mise à mort, mais entre ceux qui reconnaîtront leur culpabilité et seront convertis, et ceux qui l’ignoreront et se convertiront à ce que nous appelons judaïsme. Ce qu’est le judaïsme est difficile à dire. Ce n’est pas, semble-t-il, la religion de Moïse. La parabole du pauvre Lazare nous le laisse entendre non moins que la transfiguration : S’ils n’écoutent pas Moïse ni les Prophètes, quelqu’un pourra bien ressusciter d’entre les morts : ils ne seront pas convaincus (Lc 16, 31).
La foi au Christ ressuscité présuppose la foi dans les paroles de Moïse et des Prophètes. Ceux qui croient en Jésus croient aussi en Moïse, et la religion de Moïse est celle des catholiques. Il serait aberrant néanmoins de prétendre que le judaïsme n’est pas mosaïque. « Moshé rabbinou », comme dit mon père, en est la figure prophétique majeure. Aussi le judaïsme demeure matériellement la religion de Moïse, bien qu’il ne le soit plus formellement. Il est la continuation de la Promesse au temps de son Accomplissement, parce que cet accomplissement, trop surprenant d’humilité, ne fut pas reconnu. Il est, à l’heure des noces consommées, l’attardement aux fiançailles. Or cet attardement semblable aux préambules amoureux est précieux pour les catholiques eux-mêmes, comme l’écrit saint Thomas : « Du fait que les Juifs observent leurs rites, qui préfiguraient jadis la réalité de la foi que nous professons, il en découle ce bien que nous recevons de ceux-ci un témoignage en faveur de notre foi, et qu’ils nous représentent comme en figure ce que nous croyons. C’est pourquoi les Juifs sont acceptés avec leurs rites.
« Quant aux rites des autres infidèles, comme ils n’apportent pas de tels éléments de vérité ou d’utilité, il n’y a pas de raison positive que ces rites soient tolérés, sinon afin d’éviter un certain mal, c’est-à-dire le scandale, ou le dissentiment qui pourrait provenir de cette intolérance, ou encore l’empêchement de salut pour ceux qui ainsi tolérés, se tournent peu à peu vers la foi4. »

Une infidèlité fidèle

Ce qui par l’Évangile est reproché à ceux qui ne viennent pas au Christ, ce n’est pas de ne pas se convertir, mais de ne pas rester fidèles à Moïse, à la promesse faite à leurs pères. Il faut insister toutefois sur le caractère spécial et mystérieux que revêt cette infidélité.
Spécial d’abord. Le cardinal Journet prend une éclairante comparaison pour nous le faire approcher : « C’était trop beau pour qu’ils comprennent, vous voyez. Prenez une plante, si vous voulez une jacinthe. Vous mettez une oignon de jacinthe dans un vase d’eau, et puis voilà une tige verte qui commence à sortir : c’est la promesse. Et puis, tout d’un coup, voilà une fleur avec un parfum et une couleur. Mais comment est-ce que cette fleur parfumée, colorée, a pu sortir de la tige verte ? Ce n’est pas possible. Comment la tige verte peut-elle donner cela ? C’est bien la continuité, mais c’est tellement nouveau que la tige peut dire : — Ah ! mais je ne me reconnais plus dans cette fleur, je suis, moi, la tige, et je sais bien ce que c’est qu’une jacinthe, et puis cette fleur, cette chose-là, je ne sais pas ce que c’est ! Le drame d’Israël : il se replie sur sa tige, voyez, sa fidélité à la tige refuse la fleur. Cependant, la fleur est sa belle éclosion. Il n’y a donc pas deux alliances parallèles5. » L’infidélité ici vient d’une certaine fidélité. Fidélité à la tige dans son apparence et non selon la montée secrète de la sève et sa déroutante éclosion.
D’où l’adjectif « perfide » appliqué aux Juifs dans la grande intercession du Vendredi Saint, faite en leur faveur jusqu’au milieu du vingtième siècle. Le préfixe « per » désigne un excès, un dépassement. « Perfide » signifie en quelque sorte « infidèle à l’intérieur même de la foi, comme par un excès de cette foi ». Le mot est en latin moins péjoratif qu’en français. Mais dans l’une comme dans l’autre langue, il suppose une fidélité préalable, une vocation antérieure, et comme la vocation divine est irrévocable du côté de Dieu, un appel à revenir.

Le délit et son patrimoine

On doit noter que les Juifs qui ont hérité de cette infidélité ne sont pas ceux qui l’ont commise à l’origine. L’abbé Journet distingue entre le délit d’infidélité lui-même, réservé à ceux qui connurent le Christ, et le patrimoine d’infidélité, legs fait à leur descendance.
Or, ce qui a maintenu ce patrimoine d’infidélité à travers les siècles, c’est non seulement la fidélité aux ancêtres, mais encore et surtout l’infidélité de beaucoup de chrétiens. Le délit dorénavant semble donc moins revenir aux Juifs qu’à ces derniers. Leur mépris et leur ignorance des Juifs, leur méconnaissance de l’Évangile et de l’enseignement des Papes, ont été en grande partie responsables du repli et de l’ignorance adverse. Comme l’écrivait Nicolas Berdiaev, « les chrétiens s’interposent entre le Christ et les Juifs, dissimulant à ceux-ci l’image authentique du Sauveur. »
Mais on ne saurait tenir les mauvais chrétiens pour seuls responsables en dernier lieu. Ce serait leur faire trop d’honneur. La mise à l’écart des Juifs, qui fut réconciliation pour le monde (Rm 11, 15), relève avant tout d’un impénétrable décret de l’Éternel.

Les profondeurs de Dieu

L’étrange infidélité des Juifs a aussi un caractère mystérieux : elle est l’occasion du catholicisme lui-même. Saint Paul le dit explicitement : Israël a-t-il trébuché pour ne plus se relever ? Non, bien sûr ! Mais c’est à sa faute que les païens doivent le salut ; Dieu voulait le rendre jaloux. Or si la faute des fils d’Israël a été un enrichissement pour le monde, si leur échec a été un enrichissement pour les païens, que dire alors du jour où l’ensemble d’Israël sera là 6 ?
C’est comme si cette infidélité était la seule qui eût été non seulement permise, mais voulue par Dieu, afin que le Salut s’étende à toutes les nations et que les Juifs, dans leur altérité irréductible, travaillent la pâte de l’histoire et fassent retour de manière plus glorieuse. Comme si cette infidélité n’était pas un péché, mais un bienfait, – un autre felix culpa !

Voilà pourquoi, juste après avoir évoqué l’incroyable destinée de ses frères qui n’ont pas écouté l’Évangile, Paul entonne un hymne à la Sagesse insondable du Dieu rédempteur : Quelle profondeur dans la richesse, la sagesse et la science de Dieu ! Ses décisions sont insondables, ses chemins sont impénétrables ! Qui a connu la pensée du Seigneur ? Qui a été son conseiller ? Cet hymne, les catholiques le lisent lors de la solennité de la Sainte Trinité : la destinée d’Israël est indissolublement liée aux entrailles du mystère de Dieu.

Paradoxes

De là de nombreux paradoxes, et de terribles malentendus. Quand jadis les gens de chrétienté persécutaient les Juifs comme déicides, c’étaient ces gens, les déicides, et les Juifs, la vraie figure du Christ. Et quand, passant la limite, nous avons fabriqué les camps d’extermination, la modernité nous a donné l’image de la Croix la mieux taillée pour notre époque, signant pour longtemps une ère d’asphyxie et de cendres. On sait que le futur Jean XXIII cria devant un monceau de cadavres de déportés : « Voici le corps du Christ ! » C’est qu’il y va ici, avec les Juifs, et avec les Juifs persécutés, d’une « présence réelle ». Il ne s’agit pas de la présence substantielle de cette folie d’amour qu’est l’eucharistie, ni de la présence de grâce dispensée personnellement à l’âme du juste, de quelque nation qu’il soit ; mais d’une présence d’élection à un peuple dont la raison d’être demeure d’avoir donné sa chair, sa langue et son histoire au Verbe éternel.
Ce n’est pas le moindre paradoxe que de constater que cette présence, cette exaltation du Juif, seule la grande théologie catholique peut en rendre pleinement compte. Hélas ! il a fallu la Shoah pour que les théologiens reviennent en vérité au chapitre 11 de l’épître aux Romains, et pour que le magistère explicite ce qu’il enseignait depuis toujours. Mais aujourd’hui balbutie une théologie ancienne et nouvelle, qui parle à partir de l’écoute véritable. Shéma…
Si les Juifs affirment leur élection par eux-mêmes, ils sont insupportables aux nations, et leur élection paraît folle et scandaleuse. Mais si les catholiques affirment l’Élection des Juifs comme peuple mis à part, au milieu d’une élection des nations comme appelées en chacun de ses membres à former l’Église, cette Élection d’Israël ne perd rien de sa force ni de son secret, mais elle peut résonner en toutes langues jusqu’aux confins de la terre.

Ultra-sionisme

Un dernier point reste à préciser, qui est comme le schibboleth de la théologie catholique du mystère d’Israël. Un véritable philojudaïsme a gagné la plupart de ses tendances. Rares sont les chrétiens de nos jours qui ne sont pas émus de rencontrer un Juif, de l’appeler leur « frère aîné », de manifester même de l’envie à l’endroit des rites de la synagogue. Ces protestations ont souvent quelque chose de douteux, et sentent moins la rectitude, que le retour de balancier. D’ailleurs, leur rançon est un certain antisionisme persistant. On parle de pèlerinage en Terre sainte, d’œuvres caritatives en Palestine, mais on évite de parler d’eretz Israel. On aime beaucoup les israélites, on n’aime pas trop les Israéliens. Là encore nous tombons dans un philosémitisme fantasmatique qui, au bout du compte, ne peut que devenir destructeur.
Il n’est pas question dans cet article de parler de la politique de défense d’un État cerné et qui lutte comme aux avant-postes de l’ancienne chrétienté (d’autres dans ces colonnes le font mieux que moi, – ce que nous disons d’ailleurs ici n’est pas un blanc-seing donné pour la politique israélienne, mais plutôt un rappel de sa responsabilité souveraine et d’autant plus grave). Il faut seulement remarquer deux choses au point de vue catholique. D’une part, pour un chrétien, le retour des Juifs en Israël ne peut apparaître que comme l’événement politique majeur du XXe siècle, au point de vue de l’Histoire sainte (événement indissociable de la destruction des Juifs d’Europe). D’autre part, sachant que les dons de Dieu sont irrévocables, le chrétien doit considérer la fonction des Israéliens non seulement au niveau d’une politique humaine, mais depuis la hauteur d’un dessein divin.
Comment ne pas voir qu’ils jouent la fonction de révélateur, et qu’ils déjouent les projets du monde ? Ils acculeront l’Islam à révéler sa vraie nature. Ils pousseront l’Europe à se souvenir des patries. Ils exciteront les patries à retrouver leur tradition dans l’invention de la modernité. Bien sûr, comme toute élection est là pour le meilleur et le pire, l’État d’Israël est en proie lui-même aux extrêmes du laïcisme militant et du fanatisme sombre, qui s’entretiennent l’un l’autre. Mais il est avant tout le signe d’un État qui, tout en s’ouvrant à l’histoire, repose sur une vocation éternelle. La fille aînée de l’Église, depuis longtemps prostituée, ferait bien de se tourner vers lui pour retrouver un peu sa virginité de cœur, et pour lui montrer en retour le visage de celle qui sut allier l’emploi des armes charnelles et la charité pour l’ennemi, je veux parler de Jeanne d’Arc, la plus juive des saintes de France.

L’école des déportés

Trop longtemps on a cherché à rationaliser ce mystère d’Israël, à réduire l’irréductible, à penser lui rendre justice par l’humaine tolérance. Au sortir de la chrétienté médiévale, on a inventé la « question juive », à quoi la seule réponse était, en définitive, la « solution finale ». Car ramener le mystère à une question au sens le plus pauvre du terme, c’est-à-dire à un problème qu’une plus grande égalité politique pourrait résoudre, c’est avec les meilleures intentions du monde glisser vers l’extermination.
L’humanisme républicain ne fait rien d’autre. Le comte de Clermont-Tonnerre disait que la République était prête à donner tout aux Juifs en tant qu’individus, mais rien à eux en tant que peuple. Qu’est-ce à dire, sinon qu’elle ne leur donne rien en tant que Juifs ?
Aujourd’hui on peut lire cette belle déclaration concluant l’éditorial du Monde pour protester au nom de « La France blessée » après l’agression d’Israël I. : « C’est à la France que s’en prennent l’antisémitisme et le racisme, à son identité républicaine et à son histoire, où se mêlent et se fécondent toutes les cultures et toutes les origines. » Autant dire que l’on met tout dans le mixer, et qu’il faut tout broyer. Autant dire que la France n’a pas de culture ni d’origine propre, et qu’elle n’est que faiseuse d’indifférenciation.
Au moment du débat sur les signes « ostensibles », on pouvait entendre chanter avec des tremblements de voix : « Vous voyez, dans l’école républicaine, ce que l’on rencontre, ce n’est plus quelqu’un qui a une appartenance, une religion, une tradition, mais c’est l’Homme. » Le clone serait plus précis. Et encore, un clone se différencie avec le temps et l’histoire. C’est autre chose, et à vrai dire, si on y réfléchit bien, conçue telle que sus-rêvée, l’école républicaine ne fera pas des hommes, elle fera des déportés.
La République qui ne connaît que des individus égaux a échoué à reconnaître l’Élection. Sa tolérance est l’autre nom de sa haine de l’Esprit. Son humanisme conduit au massacre des âmes.

Antisémitisme et homophobie

Lors des dernières élections présidentielles, si l’on s’opposa au Front national, ce ne fut pas au nom d’un destin collectif, avec un sens de la Res publica, mais par idéologie individualiste. Or l’individualisme est plus bas que le racisme, car il ne reconnaît aucune place au sang, à l’histoire, à la communauté. Ou plutôt il est une forme généralisée du racisme lui-même : il déteste toutes les races et toutes les appartenances ; son horizon à chaque fois proclamé est celui seul du métissage, c’est-à-dire l’extinction des différences dans la mêlée des consommateurs.
Y compris sexuelles : Une tendance récente et d’autant plus expressive consiste à considérer l’« homophobie » comme un mépris égal à l’antisémitisme. Cette confusion donne une preuve éclatante du caractère antisémite du républicain complexe antiraciste-anti-exclusion. D’autant que le Juif orthodoxe ne peut que condamner l’homosexualité, et que l’homosexuel en souffrance de reconnaissance bourgeoise ne peut que haïr le Juif authentique. Les rixes qui ont lieu dans le Marais, à la frontière de la rue des Rosiers et de la rue-vieille du Temple, nous offrent un précipité de la situation : des jeunes en kippa s’affrontent à des efféminés en débardeurs. Les premiers sortent du Talmud-Torah, les seconds d’une salle de musculation. Ceux-ci, on connaît leur procédé d’invasion du quartier : ils refusent le drapeau distinctif (multicolore), à mettre en vitrine, aux commerçants qui n’en seraient pas. Leur boutique est systématiquement boycottée, ils doivent céder le bail, immédiatement racheté par un couple de damoiseaux. Pendant ce temps, le maire de Paris défile dans le cortège de la gay-pride. On appelle cela tolérance, alors que c’est l’avant-coureur d’un génocide complet, du génocide de l’espèce, puisque la fécondité naturelle elle-même est atteinte et réduite à une option, et moins encore : un pitoyable conformisme.
« Tolérer », à vrai dire, cela signifie « endurer », « supporter ». Tolérer l’homosexuel, ce n’est pas dire que l’homosexualité est un bien comme les autres, puisque « c’est son choix », car alors on ne supporte rien. C’est savoir que l’homosexualité est un mal qui ruine celui qui s’y adonne lui-même, et que pour cette raison-là, il faut avoir compassion de lui et le tolérer pour le guérir ou le soutenir dans son terrible combat intérieur. Mais notre République l’entend autrement. Au sens d’un laxisme généralisé, fondé sur un puritanisme de la liberté individuelle. Elle est une maison de tolérance et la maquerelle despotique de ses citoyens. Ce n’est pas l’Élection d’Israël qui y prévaut, c’est la discrimination positive de Sodome.

L’alliance entre Juifs et chrétiens

Malheureusement, cette Marianne qu’on est bien obligé de comparer à la grande putain de Babylone, d’aucuns de nos frères juifs la courtisent, non moins que certains de nos frères chrétiens. Ils croient obtenir plus de son droit commun qu’ils n’avaient obtenu de la loi de l’Église. Or son droit commun ne peut qu’exiger d’eux qu’ils soient communs, kechol hagoyim, « pareils aux goys », et renier leur singularité. Il n’en était pas ainsi lorsque la République se laissait pénétrer des valeurs évangéliques : Louis XVI accorda aux Juifs de Metz une juridiction autonome sur toutes les affaires de leur communauté. C’était peut-être le point de départ d’une reconnaissance juste. Mais le pouvoir du roi fut aboli en même temps que tous les privilèges. La nuit du 4 août dès lors n’était pas loin de la nuit de cristal.
Mieux vaut pour mes frères juifs espérer que les chrétiens reviennent au christianisme, plutôt que disparaisse leur foi. Après l’opposition absurde et antiscripturaire de Pierre judéophile et Paul judéophobe, il y a de nos jours un nouveau gadget, qui est de faire les louanges de Vatican II pour mieux attaquer le magistère antérieur de l’Église, et même l’Évangile. Ainsi, donnant dans cette confortable méprise, un honorable rabbin put écrire au fil de la polémique sur La Passion : « Le concile [Vatican II] avait rejeté l’accusation de déicide ; limité à quelques notables la responsabilité, indirecte au demeurant, de la condamnation de Jésus par les Romains ; affirmé que l’Alliance entre Dieu et son peuple – l’Ancien Testament, la première Alliance – n’était pas rendu caduque par la seconde. Et bien des choses encore. Ces courageuses affirmations, quand on les lit de près, atténuaient très fortement, voire remettaient en question, l’historicité, non point des enseignements de Jésus, mais celle des diverses relations de sa mort, telles qu’elles figurent dans les Évangiles. Or c’est sur ce texte, qui n’est précisément pas toujours vérité d’Évangile, que se fonde le film de Mel Gibson7. »
Vous avez bien lu l’acte d’accusation et qui se fonde sur ce petit jeu effroyable : l’Évangile n’est pas vérité d’Évangile ! Quant à Vatican II, le concile est dans la continuité des affirmations du Concile de Trente et de l’enseignement de saint Paul, mais, en prétendant le contraire, notre frère rabbin parle comme un lefebvriste, ce qui est pour le moins étrange. Surtout, au lieu d’accuser les chrétiens de ne pas suivre l’Évangile et d’usurper leur nom, il commet l’erreur d’accuser l’Évangile lui-même. Cela ne peut que conduire à reprocher aux chrétiens d’être fidèles, et les pousser à l’infidélité, c’est-à-dire à l’antisémitisme par excellence. Enfin, dans tout cela, griffonné pour un lectorat qu’on croit républicard, on feint de méconnaître l’Élection. C’est perdre de vue que seule l’Église, dans son enseignement traditionnel, peut reconnaître l’Élection des Juifs ; que les Juifs ont là leur ultime allié ; et que s’il faut une nouvelle alliance entre Juifs et chrétiens, elle ne doit pas se fonder sur la tolérance humaniste ni sur l’égalitarisme démocratique, mais sur ce sens commun de l’Élection.

Grandeur tragique

Si l’Éternel s’est attaché à vous et vous a choisis, ce n’est pas que vous soyez les plus nombreux de tous les peuples : car vous êtes les moins nombreux d’entre tous les peuples. Mais c’est par amour pour vous et pour garder le serment juré à vos pères… (Dt 7, 7-8).
Un simple regard sur l’histoire du monde suffirait à convaincre tous les hommes de cette destinée très unique d’Israël. L’écrivain juif américain Milton Himmelfarb note ceci que n’importe qui devrait reconnaître : « Chaque Juif sait à quel point il est complètement ordinaire ; cependant, pris tous ensemble, nous semblons traversés par des événements immenses et inexplicables… Le nombre des Juifs dans le monde est plus petit qu’une petite erreur dans le recensement chinois. Et pourtant, nous demeurons plus grand que notre nombre. De grandes choses paraissent nous arriver à nous et autour de nous8. »
Quand les Juifs eux-mêmes voudraient s’assimiler, quelque chose, à main forte et à bras étendu, viendrait les en empêcher. Et ce n’est pas tant l’antisémitisme ni le philosémitisme ni même l’État d’Israël qui empêcheraient le Juif d’être comme les autres (ou même de pouvoir se camper pour lui-même dans une identité claire et définitive, puisque, depuis l’avènement de Jésus, l’identité juive est brisée et devenue insondable). C’est le Dieu d’Israël qui fera toujours, à travers les pires désordres de ce monde, son rappel à l’ordre. Il n’y a donc rien à craindre. Et il y a tout à redouter, car il est terrible d’être aux mains du Dieu vivant. La République de nos jours, viscéralement antichrétienne, ne peut comprendre cette grandeur plus grande que le nombre. À l’Élection, sans doute, elle ne substitue plus l’élection aryenne ; elle substitue les élections. Les voix y étouffent la Voix, le nombre y supplante le signe, à plus forte raison le signe surnaturel. Comme hier, on demandera au Juif d’être un parmi d’autres, mais les événements le rappelleront vite à son altérité. On lui proposera le droit commun, la justice humaine, mais on s’indignera bientôt qu’il ne puisse entrer dans les cadres d’une stricte égalité terrestre. Et on le frappera dans la mesure même où il s’efforcera d’obéir à toutes nos injonctions de rentrer dans le rang.
L’Élection, en visant un équilibre supérieur, n’est que déséquilibre aux yeux qui n’ont pas de foi. Elle livre le monde à la transcendance, le jette en une destinée qui le dépasse, exige partout l’écoute la plus vigilante et devient par là occasion des pires malentendus. Elle crée les conditions de la plus haute tragédie. Mais serons-nous assez forts pour être tragiques, ou bien emprunterons-nous toujours, au milieu de la tragédie même, le ton du mélodrame ?

 

Fabrice Hadjadj, Les provinciales n° .

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« Que manque-t-il à notre pays ? »

manque

Cette interrogation est le titre du propos de Jean de France, Duc de Vendôme, dans le numéro de juin 2005 de la lettre de l’association « Gens de France » : « Que manque-t-il à notre pays ? »

Monseigneur, vous y parlez en termes simples, d’évidences, en ces heures de France où nul ne sait plus quelle voix a la sagesse et l’autorité de parler au nom de cette terre, ce peuple pétri par l’Histoire. En ces heures où les mots même de « terre », de « peuple », « d’histoire » donnent à penser à quelque songe d’un esprit rêveur, à quelques tournures d’une raison pire, poétique. En ces heures, donc, qui peut parler ? Qui peut dire encore les mots ? Qui les prononçant peut être entendu ?

Monseigneur…

À vous évoquer par ce mot, je n’ignore rien des pauvres sourires ou de la mortelle ironie des rires qui flétrissent les lèvres et irritent les gorges des « libres » qui m’entendent. Mais je sais, je sais de vous être loyal par amour de mon pays, qui êtes le loyal à l’Histoire par amour de l’éternité, qui hors ce Monseigneur par lequel je vous nomme, plus aucuns mots, plus aucuns noms ne nous permettront de repenser ces vérités.

Monseigneur…

Permettez-moi d’en appeler à vous, que ces lignes ne s’écroulent, que la raison n’abandonne devant la tâche inhumaine d’immensité, que le désespoir ne survienne et ne nous jette au « n’importe qui » si français des printemps de quarante. Permettez-moi de l’écrire à la voix haute que soit sans cesse à mes pensées l’écho de ce qui est quand il ne reste plus rien, car voyez-vous, Monseigneur, la question est moins de savoir ce qui manque que de poser ce qui demeure, et ne demeure rien, rien d’autre que : Monseigneur.

Il ne reste rien.

À lire depuis le référendum du 29 mai, tous ces développements, dans Le Monde ou Le Figaro, toutes ces approches, ces analyses, ces commentaires savants, allant des « réflexions » d’un ex-président au dossier d’économie sur la sociologie de la nouvelle classe moyenne, en passant par les « états d’âme », les ultimes aspirations des cadres et cadres sup’… on est pris de vertige.

Dans tous ces textes, tous ces écrits, posés, pensés, argumentés, pas un mot, la plupart du temps, ou parfois, à la comme-ça, tel un élément parmi d’autres : Le fait chrétien, le fait de la civilisation de la Parole faite chair. Un simple élément parmi d’autres, réduit à un point de plus en plus excentré du domaine privé. Le christianisme parqué, ghettoïsé au niveau du « je crois ou je ne crois pas » des moi-moi-moi livrés à un État naviguant à l’aveugle sous la pression de l’arithmétique anonyme des masses. La bureaucratie, pour reprendre le mot clef de l’article de Richard L. Rubenstein dans le dernier numéro1, étant devenue l’ultime ciment d’une décohésion généralisée. Une bureaucratie avec son aristocratie, l’énarchie, composée d’intelligences réelles formées au service d’un État à l’état de ruines d’être né d’une démolition.

C’est qu’il existe en France un point central hors la saisie duquel rien ne peut être pensé. Un point central à la réalité si dense à la densité si discrète, si humble, que l’appréhender c’est se trouver face à la célèbre, la magnifique « chambre vide » du Palais du Prince de Citadelle, que Saint-Exupéry décrit ainsi : « Il y avait la salle réservée aux seuls gens des ambassades, et on l’ouvrait au soleil les seuls jours où montait la poussière de sable soulevée par les cavaliers, et, à l’horizon, ces grandes oriflammes où le vent travaillait comme sur la mer. Celle-là, on la laissait déserte à l’occasion des petits princes sans importance. Il y avait la salle où l’on rendait la justice, et celle où l’on portait les morts. Il y avait la chambre vide, celle dont nul jamais ne connut l’usage – et qui peut-être n’en avait aucun, sinon d’enseigner le sens du secret et que jamais on ne pénètre les choses. »

Ce qui fait la force poétique de Saint-Exupéry, dans ce texte, c’est que la chambre est vide. Et ce qui fait la puissance évocatrice, ce qui permet à la raison d’accéder sans contrainte au propos, c’est qu’il s’agit précisément d’un texte littéraire. L’esprit va là, parce qu’il y va libre. Art n’oblige.

Or, il existe en France un « lieu » qui est semblable à cette chambre vide. Ou plutôt, ce « lieu » est le centre qui fait que la France est, et sans lequel la France ne serait qu’un ex-…, qu’un en dehors de toute réalité profonde. Or ce « lieu », – et là nous ne sommes plus dans le littéraire –, n’est pas vide.

Je conçois par avance, que les mots qui vont suivre, parce qu’ils ne s’inscrivent pas dans l’ordre du poétique, agiront sur l’esprit à la manière du poisson torpille, mais ne me présentant à aucun suffrage, et en vertu de la grâce qui m’a été faite de pouvoir me sentir libre et dire : « Monseigneur », les voici : « La chambre vide » de la France, ce centre qui est tout, et tout sauf le vide, c’est que ce pays a été dédié à la Vierge Marie, la Jeune Fille Juive.

Le serment de Louis XIII, le serment d’un roi. La France placée sous la protection de la Mère du Christ. Blablabla… Un blablabla complètement délirant. Est-ce si sûr ?

À cela je réponds, moi qui dis « Monseigneur », d’où viennent les mots qui a chacun de nous permettent de dire : je pense ? D’où vient ce « je » ? Toi qui dis « je » remonte de génération en génération, de siècle en siècle et vois ce qui l’origine. Toi qui affirmes « je pense », pense réellement et va, va librement mais sans tricher, sans faillir, deviens héroïque et humble dans ta recherche et découvre par toi-même, que c’est le « je » de la Genèse, que c’est le « je » de la Parole.

À cela je réponds, moi qui dis « Monseigneur », à toi qui seras allé jusque-là, ce monde est celui de ce « je ». Regarde, examine, analyse. D’où vient la science qui permet aujourd’hui de calculer la température d’un trou noir dans les espaces sidéraux ? Qui a fondé ce « je » capable de penser une telle équation aussi musicale que des lignes de Bach ou de Webern ? D’où vient la philosophie qui, libre de raison, peut même dire : Dieu n’est pas ; ou le langage est le fait des hommes ? D’où viennent toutes ces pensées, où s’originent ce « je » et ce « libre » ? D’où viennent les chefs d’œuvre qui émeuvent, qui transforment les âmes, qui parfois peuvent changer une vie ? Quel est ce « je », et où s’origine-t-il qui a fait naître dans son esprit ce qui bouleverse et porte, et transporte ?

Moi, moi qui dis : « Monseigneur », là, dans la cité, pour la cité, j’ai vu, à remonter de siècle en siècle la pensée, que « je », par la Parole, a été choisi en elle « avant la fondation du monde » (Ep.1,4). Chaque « je »… « avant la fondation du monde »…

Moi, moi qui dis « Monseigneur », là, dans la cité, pour la cité, je dis à celui qui me répondit tout à l’heure : blablabla… Voici un temps où c’est le sublime ou le néant. Chacun est responsable, puisque chacun est « je » « d’avant la fondation du monde ». Le sublime ou le néant ; la Parole ou Blablabla…

Toi, oui toi, regarde le monde d’après le 11 septembre. Qu’y a-t-il derrière les puissances en présence ? Entre l’argent roi de la super puissance, qui est de la Parole, mais sans la Vierge, et le peuple des rois de l’or noir, qui sont de la négation de la Parole faite chair… Où est le blablabla ? Sans l’or noir, qui n’était rien, si notre technique n’avait inventé la machine, que seraient leurs religions aujourd’hui ? Sans la Vierge, qu’est-ce qui empêche l’or et sa puissance de devenir morale, puis juge. Où sont les chefs d’œuvre ? Cités, montrez-moi les beautés extrêmes dont vous êtes capables, qui portent l’homme à l’être, montrez-moi la charité.

Moi je dis « Monseigneur » au nom du serment. Et je dis : ici, par ce serment la Parole parle à Je. Et par ce « Monseigneur » je dis : voici la cité. Et cette cité a quelque chose à dire dans le monde. Voici un temps où c’est le sublime ou le néant. Chacun sera responsable. Responsable de la voix de la cité, ou du silence imposé qu’elle méritera.

Un blablabla à faire rougir de gène le plus responsable des Évêques de Bretagne ou de Provence ; à faire sourire le plus démocratiquement élu des députés de Bruxelles ayant dû supporter depuis Giscard les leçons de laïcité des présidents hexagonaux ; à faire se tordre de rire un chef du Pentagone débarrassé de tout de Gaulle ; ou un ayatollah grand savant dans la science des bonnes femmes. Et en matière de savants, je ne parle même pas de l’immense portée de ce blablabla dans le contexte général, et ô combien plus ample de vue, de cette planète à l’échelle de 2000 ans dans son système solaire, au milieu de cette galaxie parmi une immensité vertigineuse d’autres dans un espace infini d’années lumière et de milliards d’années. Un blablabla d’illuminé à finir Léon Bloy ou fresquiste de chapelle livrée à l’abandon de terres sans prêtres. Y a quand même des monastères et des couvents pour les béats et des hôpitaux psychiatriques pour les malheureux qui ne peuvent se soigner par l’art.

L’espace intersidéral, la voie lactée, le système solaire, la terre, XXIe siècle de l’ère chrétienne, l’Europe, la France, 29 mai 2005. Décidément ! Un bateau ivre, oui, ce pays est un bateau ivre. Et l’histoire n’est pas un fleuve impassible.

L’Histoire… L’Histoire ? Celle du XXIe siècle ? Nous l’avons tous eue sous les yeux, il suffisait de regarder et voir. Quand ? Le vendredi 8 avril 2005. Pour ceux qui ont gardé les journaux du lendemain, il n’y a qu’à y revenir, longuement, patiemment, humblement. 8 avril 2005 : l’hommage à Jean-Paul II. Au centre, le cercueil. Dessus, une bible. Sur le bois, une croix. À la droite de la croix, un « M », pour Marie. On ne peut guère plus simple. Mais on ne peut guère non plus dire davantage. C’est radical. Le Pape, et Marie.

De chaque côté du cercueil, sur deux rangées, l’assemblée rouge des cardinaux. L’Europe, l’Afrique, l’Asie, l’Amérique, l’Océanie… Ils sont là, debout, recueillis. Sur le bois du cercueil, la couverture de la bible est du même rouge. Pour les amateurs de peinture, c’est à en lire l’harmonie secrète d’un tableau.

Et puis, derrière les cardinaux, les cardinaux des cinq continents, les chefs d’État. Les chefs d’État de tous les continents. Et c’est là, maintenant, qu’il est question de voir ce qui était, là, sous le regard. Voir Quoi ? Les deux premiers rangs…

Les deux premiers rangs ? Oui, l’ordre, la hiérarchie des puissances de ce monde… La hiérarchie réelle. Où est Bush ? Où est Chirac ? Ils sont au deuxième rang. Ils sont même côte à côte, séparés par leurs épouses. Côte à côte derrière… Mais derrière qui ? Derrière qui peut bien être Bush ? Qui sont donc ces chefs d’État plus éminents que le Président des États-Unis. Qui se trouvent à ce premier rang dont on remarque, à l’examen attentif, qu’ils n’ont pas les mêmes sièges que pour les rangs suivants ? Qui ? Les rois et les reines… Chirac est derrière le Roi d’Espagne, Bush, derrière le Roi de Belgique. Les têtes couronnées. Oh ils sont là sans couronne, bien sûr, rien dans leurs vêtements ne les distingue des autres. Mais ils sont là, devant. Pourquoi ?

Mais parce qu’ils ont vécu le sacre, bien sûr ! Le sacre, ou le pouvoir sacré. Le pouvoir agenouillé recevant l’onction du spirituel. Le pouvoir reçu non d’eux mais de Dieu. Et ça ce n’est pas de la poésie, ce n’est pas du théâtre, c’est là, sous nos yeux : le cercueil, le M de Marie, les cardinaux, les rois, les présidents.

Le serment de Louis XIII dédiant la France à la Sainte Vierge, la plaçant sous sa sainte protection…

C’est curieux comme soudain, par une photographie reproduite dans le monde entier, le lendemain des obsèques d’un Pape, ce serment puisse ressurgir, porté par le fleuve souterrain de l’Histoire. Un soudain neuf. Un soudain lumineux ; que ne ternit, n’alourdit, ni le refuge des hiers perdus, ni la hâte désemparée des demains à trouver. Un soudain neuf, miraculeux à l’esprit comme le réel. Le soudain des brumes disparaissant, le neuf du réel à nu, enfin, libéré des nuées stratifiées, de l’Ecce Rex de Janvier 93 à l’absolutisme de la souveraineté énarchique de notre heure bureaucratique.

C’est curieux comme cette photographie, qui a fait le tour du monde, soit si française dans son adresse. Au premier rang, le Roi d’Espagne fixe le cercueil. Le Roi de Belgique, les mains derrière le dos, cherche du regard un point sur sa gauche. Juste derrière, Chirac parle… Il parle avec Bush. Le chef de la superpuissance économique née du protestantisme, le chef de l’énarchie française qui, malgré les demandes répétées de Jean-Paul II, a lutté pour que soit absente du futur projet de constitution européenne toute référence au christianisme… Derrière des rois, parlent…

Ils parlent, là, devant la dépouille de l’homme qui, à plusieurs reprises, et de façon solennelle a rappelé : France, souviens-toi de ton serment.

Il faut imaginer la densité extrême des échanges directs, ou par hauts émissaires interposés, qui ont existé entre ces trois hommes. Qu’on se souvienne, pour en prendre la mesure inouïe, de ce qui s’est passé entre Jean-Paul II et Gorbatchev et qui aboutit à la chute du Mur. La Stampa publia en 1992 à ce propos, un document fascinant dont le journal Libération sortit la traduction le 4 mars :

Extraits de « Ce que nous devons à Jean-Paul II », par Mikhaïl Gorbatchev :

« Il n’est pas facile de décrire le genre d’entente qui s’est créée avec le Pape Wojtyla, parce qu’il y a dans ce type de relations un aspect instinctif ou peut être intuitif, certainement personnel, qui a une énorme importance. En simplifiant, on pourrait dire qu’en étant proche de lui, j’ai compris le rôle joué par le pape dans l’avènement de ce qui a été appelé plus tard la nouvelle pensée politique… J’ai toujours apprécié dans la pensée de ce pape, son contenu spirituel, un effort pour contribuer au développement d’une nouvelle civilisation dans le monde. Par ailleurs, Jean-Paul II, Pape de Rome, est aussi slave et cela a, sans aucun doute, favorisé notre compréhension mutuelle. Je reste toutefois convaincu que l’entente spirituelle qui existe entre nous a des racines plus profondes que sa seule origine slave. Nous pouvons affirmer aujourd’hui que tout ce qui s’est passé en Europe Orientale, au cours de ces dernières années, n’aurait pas été possible sans la présence de ce pape, sans le rôle éminent – y compris sur le plan politique – qu’il a joué sur la scène mondiale. Aujourd’hui qu’est survenu dans l’Histoire de l’Europe un changement profond, le pape Jean-Paul II aura, quoiqu’il arrive, un grand rôle politique à jouer. Nous sommes dans une phase très délicate au cours de laquelle l’homme a, et devra avoir un poids décisif sur l’avenir des sociétés. Et tout ce qui peut servir à renforcer la conscience de l’homme, son esprit, est encore plus important aujourd’hui que cela ne l’a jamais été. »

Extraits de « Ce que Jean-Paul II a dit de Gorbatchev » :

« Il faut approfondir la réflexion sur les évènements récents, repérer les causes véritables des phénomènes qui se sont produits. Il y a par exemple des gens qui, comme Popper, sont convaincus que les difficultés économiques sont à l’origine de la crise des systèmes communistes d’Europe Orientale. Certes, cet aspect existe, et il a joué son rôle ; mais n’oublions pas une chose très importante, tout cela n’a pas été seulement la crise du communisme ; ce fut aussi la perestroïka. Et “perestroïka”, parmi beaucoup d’autres choses, veut dire aussi « conversion ». « Cela veut dire que dans la crise et la rupture qui sont survenues et qui continuent, il y a un élément spirituel, un changement intérieur. Et il ne peut en être qu’ainsi. Deux éléments coexistent en l’homme, et une interprétation exclusivement spirituelle des évènements de l’Est serait tout aussi fausse qu’une interprétation seulement matérielle, incapable de voir au-delà de la dimension purement économique de la crise. L’homme est l’esprit incarné. » « C’est vrai. Il s’est passé entre nous quelque chose d’instinctif, comme si nous nous connaissions déjà. Et je sais pourquoi : notre rencontre avait été voulue par la Providence. »

Ces brefs passages pour prendre la mesure… la mesure des échanges qui ont nécessairement eu lieu entre Jean Paul II et Chirac, entre Jean-Paul II et Bush. Avec Chirac, parce que pour le pape, à Lourdes comme partout où il viendra, ici, il n’avait de cesse de dire : « France, Fille aînée de l’Eglise » ; « France, fille aînée de l’Eglise, souviens-toi de ton baptême ». Souviens-toi de ton serment…

Ce n’est pas une évocation d’érudit, de curieux, d’historien spécialiste d’archives poussiéreuses. C’est une demande insistante, la demande du pape, cet homme qui abattra le Mur, qui l’abattra avec l’aide de l’homme de l’Est, dont la rencontre fut voulue par la « Providence ».Ce ne sont pas des nuées. Gorbatchev n’était pas un poète, et l’U.R.S.S. pas une chapelle fleurie par les bigotes.

Et cet homme, à plusieurs reprises, est venu ici rappeler le serment. Cet homme, à plusieurs reprises, est intervenu, pour que Chirac ne s’obstine pas à lutter contre toute référence chrétienne dans le projet de constitution de l’Europe.

Il faut prendre la mesure du refus de Chirac. C’est sans doute là, qu’il est possible de prendre le pouls de l’Histoire. Il ne s’agit plus de coller son oreille à la porte d’un conseil des ministres où il sera question des 35 heures ou de la vente de X Airbus en Inde ou en Chine. Il ne s’agit plus de l’imaginer avec tel ou tel confident, commentant tel ou tel sondage, abordant tel problème technique. Non… On est dans l’intime. On est dans la part la plus épicentrale de la pensée. Il faut pénétrer la pensée d’un Roi d’Eschyle ou de Shakespeare, pénétrer cette solitude qui va décider. On n’est plus là, dans les catégories intellectuelles opératoires, dans les savantes analyses énarchiques mais dans l’isolement ultime du Palais, tel en parle Saint-Exupéry.

Il ne s’agit pas de juger. Dieu nous en garde. On n’est pas chef d’un État, donc d’une armée, d’une police, sans connaître la grande insomnie des terribles soucis. De juger non, mais d’observer, de constater.

Et je crois, d’avoir entendu et entendu les demandes pressantes du pape, qu’on ne peut plus être qu’effrayé. Il n’y a plus d’homme au centre du Palais. Il n’y a plus d’homme ; mais une force que nul ne maîtrise plus. Une force absorbante, dévorante, une sorte de ventre contre lequel nul aujourd’hui ne peut.

Nous sommes un État laïc. Ni roi, ni sacre, et aucune référence à Dieu, au Christ. La philosophie, la théologie, la peinture, la littérature, la musique… des à-côtés de cette norme établie : tout est séparé. Une machine à former les plus prometteuses intelligences, crée sans cesse ces serviteurs zélés de cet État abstrait. Un groupe demande qu’on empêche les cloches de nos églises centenaires ou millénaires de sonner le dimanche… et il obtient gain de cause.

Ô rites… Ô Citadelle… Il faut supprimer un jour férié, ce sera un jour saint parmi les plus saints : La Pentecôte (le lundi célébrant la venue de l’Esprit Saint sur les apôtres cinquante jours après le dimanche de la résurrection)… Ô rites… Ô Citadelle… Un groupe de nouveaux venus dérange par ces voiles provocateurs… il obtient que ceux qui ont fait ce pays retirent leur croix.

Il ne reste rien, car il ne peut rien rester. Il ne peut rien rester de ce qui a fait ce pays, cette terre, cette géographie, cette âme, ce nous pétri par les rites, par l’histoire, par la pensée, par l’Esprit, parce que ce pays n’est plus une terre, une nation, un nous, mais un lieu soumis à la plus étrange des abstractions. Et il n’y a pas d’équivalent dans le monde chrétien à un tel égarement. C’est unique. C’est même fascinant. Il ne reste plus rien. Les remparts de Citadelle sont tombés. Le sable du désert envahit tout. Il ne reste plus rien et le dire jette à la critique. Les amoureux passent pour des voyous. Dire : « France, je t’aime… » ; « par la grâce de la Vierge qui fait de toi la fille aînée de l’Église, je t’aime » ; « par les Marie débarquées en Provence, je t’aime » ; « par tes cathédrales hautes d’humilité, je t’aime » ; « par leurs orgues, par les graduels, les tropes à saint Paul, je t’aime » ; « par les places de dimanche matins aux villages de Bourgogne, je t’aime » ; « par tes enclos, tes pardons, tes bannières de Bretagne, je t’aime » ; « par tes vendanges, tes fêtes d’Alsace ou d’Aquitaine, je t’aime » ; « par ton histoire, de rois, de peintres, de philosophes, de musiciens, je t’aime » ; « par tes héros, tes savants, tes moines, tes abbesses célèbres, je t’aime » ; « par tout ce que tu fus, courageux ou râleurs, tout ce que tu fus dans les épreuves, peuple, peuple du nous, je t’aime ». Car tout ce que tu fus, peuple, peuple du nous, tu le fus depuis le début, et de toute éternité, si tu relis le début de l’Epître à Ephèse, et depuis le début, de toute éternité, tu es le peuple, le nous de la Vierge. C’est un « je t’aime » qui vient du plus loin de l’histoire et contre lequel rien ne peut, ni ne doit.

Rien ne peut, de pouvoir dire : ô vingtième siècle, ô vicissitudes, par vous je vois les nettetés qu’avant nous, peut-être, nul n’a vues. Je vois l’Histoire comme l’eau qui s’ouvre à l’avant du navire, et de la voir, de la sentir, dire à nouveau : « J’aime » comme nul avant nous n’a aimé. Les pontons du passé nous ouvrent le fleuve qui entre dans la France comme jamais nul n’entra. L’étrave fend et file vers le cœur. C’est l’heure où la mémoire s’éventre, où « J’aime » enfin ose « Je me souviens », « Je me souviens » de ce siècle qu’on appelle avenir. Qui que vous soyez, ne me répondez pas : « Tu aimes, mais quoi ? et comment peux-tu dire que tu aimeras ? » À cela, j’affirme, qu’aujourd’hui je n’aime ni ceci ni cela, mais j’aime. Par le serment mis à nu, par le siècle d’avant, j’aime comme nul avant, de le vivre jusqu’au confiant. Jamais, France, tu ne fus si réelle, et jeune. Jamais, France, autant, tu ne fus, non d’avoir été ceci ou cela, mais de nous faire, nous, les premiers à voir, au net, ce que tu es et attends de nous, par la Vierge d’Israël, par le serment d’Alliance catholique et charnelle. Jamais nous ne fut si dense, jamais si dense tu ne fus, France. Déjà j’entends des musiques et goûte des peintures qui sont les nouveaux portraits de Luc.

Et rien ne doit, jusqu’au qu’importe. Les apparences sont mortes.

Rien ne peut, puisque c’est de l’éternité. Mais rien ne doit, puisque c’est nous et que ce nous est une grâce dont nous sommes serviteurs, et humbles remerciant. C’est une grâce toute de tendresse. Et à cette tendresse il faut tout la force de l’Esprit.

Il ne reste plus rien. Rien. Je ne juge pas Chirac. Dieu m’en garde. Je lui dénie simplement toute représentation de nous. J’ôte la France à sa pensée. Je ne lui laisse que l’abstrait de l’État, je lui ôte la France et lui laisse ce qui reste : rien. Et je le fais avec tendresse. Je chasse l’abstrait de la Citadelle, je…

Qui je ?

Moi qui dis « Monseigneur ». Moi qui ne suis ni prince, ni savant, ni riche, ni philosophe, ni peintre, ni musicien, mais moi, qui dis « Monseigneur ». Moi, qui de le dire, ai retrouvé le prince sans qui la cité est sans palais, la cité qui sans palais, n’est plus Citadelle. La cité qui n’est plus rien. Moi qui ai retrouvé le Prince sans autre mérite que d’avoir appris à comprendre l’amour que je portais en moi, depuis toujours, de ce pays qui est le mien d’y être né, d’y avoir mes ancêtres enterrés, et d’avoir de ses grands hommes, de ses femmes magnifiques, tout reçu.

Moi, je n’avais rien fait, et j’ai tout reçu : les livres et les musiques, les champs bien tracés, les églises pleines de sculptures, les cimetières riches de mémoire, et les rites… Les rites qui marquent ce temps, qui l’empêchent de tout mener à la désolation, à la mort. Les rites qui lui donnent, à ce temps, la patine de l’éternité. Et ceux qui marquent l’espace, qui l’empêchent de tout mener à la dispersion, à la disparition. Les rites qui lui donnent, à l’espace, l’ordre très charitable du divin de toute chose, de toute chose lorsqu’elle est de l’être, lorsqu’elle participe à ce qui accomplit et non ce qui détruit.

Et les rites, de secrets en secrets m’ont mené, moi qui ne suis ni philosophe, ni savant, à l’amour de l’amour. L’amour, chacun le porte en soi à sa naissance. C’est un don. C’est donné avec la vie. C’est la vie. L’amour des parents, l’amour ensuite des paysages de l’enfance, l’amour d’ici. Et de tout avoir reçu, d’être si riche d’héritage, d’accomplir cet amour reçu en le transmettant à mon tour. Transmettre, ce qui a été donné… Pour cela, pour que quelque chose ne soit pas perdu, ni abîmé par le temps, apprendre du recevoir de la naissance le secret le plus haut, le plus simple, le plus humble, le secret de l’amour.

Et de rites en rites, les secrets m’ont mené à l’histoire et m’ont fait voir Citadelle. Par l’histoire, j’ai retrouvé le prince grâce à qui, dans les rues de la cité, je peux dire : « Monseigneur ». Et par Citadelle, j’ai eu la grâce de connaître la chambre vide du Palais.

Le serment de Louis XIII.

Il n’en reste rien.

Il reste tout.

Aux pauvres grandes intelligences abstraites qui occupent le palais, mais qui jamais ne connaîtront la chambre vide, moi, qui dis « Monseigneur », je dis : Construisez avec vos abstractions une cité. Bâtissez-la de rien, et quand elle sera achevée selon vos lois, invitez nous à venir la voir.

Alors nous comparerons les bienfaits que chacune apporte à l’homme. Nous comparerons le bienfait suprême des cités : aider à devenir un homme. Vous qui êtes sans ciel, vous qui proclamez que le ciel n’est rien dans la construction des cités, construisez-en une de A jusqu’à Z, sans utiliser de rien, puisque vous le proclamez, et nos rites et notre héritage de pensées sublimes. Moi, qui dis « Monseigneur », je ne vous juge pas, Dieu m’en garde, je vous demande simplement de bâtir de rien votre propre cité, et vous me la ferez voir lorsqu’elle sera achevée. De cette cité sans ciel, vous nous ferez partager les beautés, les pensées, les chefs d’œuvres, les créations de l’esprit qui témoignent de ce qu’est l’homme. Et nous rencontrerons les hommes de votre cité, et nous comparerons les architectures, les musiques, les peintures. Et nous inviterons les hommes, les femmes de chaque cité à lire les livres, les poèmes des uns et des autres, à voir les peintures, à goûter les philosophies. Et nous demanderons aux hommes et aux femmes de chaque cité : qu’avez-vous aimé ?

Je ne vous juge pas. Je dis, moi, qui dis « Monseigneur », vous ne le pouvez pas. Vous ne pouvez, avec vos seules lois, construire de rien, dans le désert, votre propre cité. Je crois que vous n’existez que parce qu’ici étaient des rites, était l’histoire, est la « chambre vide ». Vous ne créez rien, je le crains, non, je le sais, vous occupez.

Moi, qui dis « Monseigneur », je dis aux peuples d’autres dieux, Ici est Citadelle. Les portes ne sont pas fermées, mais ici est Citadelle. Ici sont ses rites, et son ciel. Si vous venez en ami, c’est que vous êtes des hommes accomplis, et si vous êtes des hommes accomplis c’est que le Dieu de votre ciel vous a permis de bâtir aussi, dans le désert, une forte cité. Nous aurons plaisir à y voir, y admirer les chefs d’œuvres de l’art et de l’esprit que les hommes les plus accomplis auront accomplis. Et je sais que ces chefs d’œuvre vous manquent, dès que vous vous en éloignez trop longtemps. Je sais que vous n’êtes ici, que pour partager avec nous, sur le sublime. Mais si vous venez à Citadelle avec de mauvaises intentions, c’est que vous n’êtes pas des hommes accomplis. Et si vous n’êtes pas des hommes accomplis, c’est que la cité d’où vous venez ne forme pas des hommes. Et si votre cité ne forme pas des hommes, c’est que ses lois sont mauvaises, et son ciel mensonger.

Ici est Citadelle. Aux hommes accomplis nous dirons : Venez, et nous parlerons du sublime. Aux hommes envieux ou méchants, nous dirons : Prenez-vous en à votre ciel qui vous apprend la haine.

Le sublime n’envie, ni n’est méchant.

Quant au chef de l’État aujourd’hui le plus puissant du monde, moi qui dis « Monseigneur », je dis : Je n’envie pas ta puissance. J’aime ton peuple, il est jeune et plein de fougue. Mais je n’en envie rien. Il manque à ton pays la « chambre vide » du palais de Citadelle. J’aime ton peuple, homme puissant, mais moi qui dis : « Monseigneur », j’aime. Et c’est ce « j’aime » qui m’en a fait découvrir l’existence. Et c’est son existence, sa présence, qui chaque jour que le ciel fait me fait dire de plus en plus « j’aime ». Et par ce « j’aime » je sais que tout est du sublime, ou rien n’est. Je sais qu’il n’est de puissance qu’en le sublime, et que sa puissance est tendresse, et que celle-ci est la patience, qui est la patine de l’éternité qui prend tout son temps pour permettre aux hommes de devenir des hommes accomplis.

Je n’ignore pas que tu ris de la France, parfois, homme de l’État puissant, je crois que tu te trompes. Tu ris des pauvres intelligents qui occupent le Palais sans en connaître la « chambre vide ». Mais je vais t’apprendre une chose, moi, qui dis « Monseigneur », Citadelle c’est nous. Mais qui « Nous ? » Me répondras-tu. Nous, ceux qui de rites en rites veillent à la « chambre vide ». Et l’homme à qui nous disons « Monseigneur » vient d’écrire ceci :

« Que manque-t-il à notre pays ? Le lundi de Pentecôte a donné le sentiment d’un grand cafouillage. Triste image de notre pays qui révèle un malaise plus profond. Ce malaise se retrouve un peu partout. Nous l’avons vu lors de la campagne référendaire dont on sait que ses enjeux sont purement idéologiques et fortement connotés d’ambitions personnelles. Chacun a interprété le traité à sa façon. Tout a été brouillé.

Et pourtant, quand je parcours notre pays, je rencontre partout les artisans d’une France vivante. Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour voir que c’est grâce à eux que la France continue : c’est vrai dans la société civile comme dans la vie publique, dans le monde militaire comme dans le monde religieux.

Alors pourquoi et comment les Français sont-ils amenés à se poser tant de questions sur leur avenir ? Et cela dans un monde incertain, instable, difficile où nous vivons.

Ce n’est pas que le ciel ne sourit pas. L’Église n’a-t-elle pas manifesté sa vitalité lors de la mort de Jean-Paul II et de l’élection de Benoît XVI ?

Moment de grâce et de bonheur d’où jaillit l’espérance. Il n’est rien de tel pour apporter l’apaisement. Non, l’Église ne faillit pas à sa mission, même si elle a traversé et traversera encore des moments difficiles. Il suffit de croire et de vouloir, donc d’aimer.

Et la France ? La France en elle-même ? La France dans le monde ? Chacun a l’intuition qu’il s’agit pour elle de trouver son point d’équilibre.

Voilà ce qui manque essentiellement ! Ce point de sagesse qui lui permettrait de se retrouver elle-même et d’acquérir ce supplément d’âme dont elle a tant besoin pour envisager son avenir sereinement et rayonner dans le monde. » (In « Gens de France » n°5, juin 2005.)

Pays aux ciels divers, la France est Citadelle. Chefs de pays nombreux, la seule parole que vous devez entendre de France est la sienne. Elle porte en elle la charge du serment, du serment de Louis XIII sans laquelle la France n’est pas.

Elle est la voix de la France. Et la France, par ce serment, est une voix. Malgré les vicissitudes, les peines, les souffrances, les médiocrités du temps, au cœur de Citadelle est le Palais, et au cœur du palais est la chambre vide, et dans la chambre vide est l’éternité. C’est le secret de notre histoire.

Un serment si sublime qu’il est dur, immensément dur d’en être digne. C’est pourquoi ce peuple, le peuple de Citadelle est si horripilant, si tout ce qu’on veut. C’est si dur d’être à la hauteur du sublime.

France, fille aînée de l’Église.

Que le ciel nous aide, chaque jour, à être un peu moins indigne, de cet éternel héritage, qui est l’héritage de l’Histoire elle-même.

À la joie !

H. L. B.

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Si tu te fais vraie

allia couvr

Pierre Boutang et le sionisme

Je ne cesse depuis la mort de Pierre Boutang de repenser au lien qui nous a unis pendant plus de trente ans, et je sais que la question d’Israël y tient une place essentielle. Au-delà de la profonde admiration de ma part et de son indéfectible amitié pour moi, je crois que la relation annonçait en métaphore une nouvelle alliance que j’ai évoquée à plusieurs reprises entre Juifs et Chrétiens, la Techouva dont parlent Nos Sages et qui dit réponse là où l’homme essaie de réparer. De 1967, année de notre rencontre, à sa mort, c’est dans ce dialogue, dans cette réparation et dans l’attente de la nouvelle arche que Pierre Boutang s’est placé. En exergue de mon intervention je souhaiterai citer les deux petites strophes du Poème delphique qui se trouve dans la note de « l’Oraison pour une fin de l’été » reprise dans l’Apocalypse du désir (1) :

si tu te fais juive
pour refuser le dieu venu
pour tuer tout le faux des dieux
et même pour retrouver les eaux vives
des jours de l’origine
je me ferai amalécite
je ravagerai les plaines,
y étant descendu.

je meurtrirai l’ancien corps de ta haine
du dieu qui n’est pas venu
je mettrai sur la croix ton ignorance
j’enfoncerai ton refus avec les épines
du chemin que j’ai parcouru
où j’ai meurtri mes pieds,
rêvant d’anéantir ton ombre qui dit non.

mais si tu te fais vraie
non aveugle
d’un seul éclair sur ton temple réel
si tu te retrouves
fais renaître
l’ancien corps gardé de serpents
de l’enfant Apollon plus vrai dieu dans ses sources
alors je me ferai juif
pour mêler ma prophétie criarde à ton oracle net _ ensemble nous irons _ juif neuf et Pythie non diseuse
ravager, extirper sur les pentes
mes vergers incertains de haine amalécite
si tu te fais vraie.

Sans entreprendre ici une analyse de la relation de Pierre Boutang au judaïsme, je souhaite à la lueur de ces deux strophes proposer ma perception de sa vision du sionisme, que je ne peux m’empêcher d’appeler « vers Sion », dans la mesure où elle est aussi « ma version ». Comme beaucoup, il a connu le sionisme d’abord par ses réalisations politiques, sociales et économiques avant de le connaître en tant que philosophie nationale. Pressentant qu’il y avait dans le sionisme le ferment d’un héroïsme juif, il en accepta l’augure et prit avec courage les positions que l’on sait, notamment au moment de la guerre des Six jours de 1967. Dès lors, il commença à mon sens une approche nouvelle du nationalisme juif. Trois « sionistes », à ma connaissance, ont impressionné son jugement. Bernard Lazare, rencontré à travers Maurras et l’Affaire Dreyfus, qu’il retrouva ensuite au moment de la rédaction de son livre sur le fondateur de l’Action Française (2), et dans lequel il montre l’erreur du maître sur le personnage de Bernard Lazare. Puis Theodor Herzl, connu à travers deux livres, L’État des Juifs et Altneuland (Terre Nouvelle – Terre Ancienne). Ce dernier texte, moins connu, est un récit utopique sur le futur État juif, et présente notamment une critique acerbe des régimes à faiblesse démocratique. Enfin Zeev Jabotinsky, le fondateur du mouvement révisionniste au sein du mouvement sioniste, organisateur avec Joseph Trumpeldor de la première armée juive moderne, traducteur en hébreu de Poe et de Baudelaire et que Pierre Boutang connut par mon intermédiaire. Plusieurs textes de Jabotinsky ont été traduits en français pour ma thèse, notamment l’article « Le Mur de fer », texte fondamental du nationalisme juif et « Le Front de la guerre juive » dans lequel Jabotinsky initie une différence entre l’antisémitisme des hommes et l’antisémitisme des choses, et propose une autre approche de la relation du peuple juif à l’histoire. Le sionisme livre à travers Herzl, Lazare et Jabotinsky le secret d’un autre retour. Pas le simple retour à la terre, mais la redécouverte de l’honneur, celui de Lazare allant au duel avec Drumont, ou la belle expression de Jabotinsky « Yehudi Ben Melekh » – « Chaque juif est un Prince », ou encore la phrase de Herzl dans son Journal « …Juif qui est aujourd’hui un terme d’opprobre, deviendra un titre de noblesse… » Cette nouvelle seigneurie de soi-même recueillie dans l’aventure sioniste, Pierre Boutang l’a saisie dans toute sa grandeur et son humilité à la fois. Ce nouvel héroïsme ne s’arrête pas à un roman de chevalerie, pour reprendre le titre de sa préface à sa traduction de L’Auberge Volante (3) et dans laquelle il dit à propos de l’Irgoun et du groupe Stern, je cite « (..ils) renouaient brutalement avec une autre et profonde réalité. » On ne saurait trop encourager ces jours-ci à la lecture de cet ouvrage prémonitoire. Et cette seigneurie ne provient pas de l’attribution d’un certificat d’autochtonie ou de la capacité retrouvée de mouvoir une charrue sur un sillon familier, mais d’un retour à l’origine. Je cite Herzl, juif assimilé, dans son discours inaugural au Premier Congrès Sioniste : « Le sionisme représente le retour des Juifs au judaïsme avant que de représenter leur retour à la terre juive ». Le premier combat du sionisme a été celui de cette armée de « schnorrers » (mendiants) et de miséreux, tels que les désigne Theodor Herzl, contre la finance. Bernard Lazare, lui aussi rejeté par les milieux du Capital, verra dans le sionisme cette lueur pour les pauvres et les bannis, la renaissance d’une dignité perdue. Décrivant la Jérusalem nouvelle, Herzl y voit le moyen afin « que mon peuple, enfin ne soit plus le sale juif, mais le peuple de la lumière qu’il peut être ».
Le peuple juif n’est pas seulement « désorienté » par deux mille ans d’exil, mais il y a perdu parfois son judaïsme, remplacé par d’autres symboles dont Pierre Boutang a raconté l’histoire dans la fable du potier (4). Le sionisme, dans son aventure première, s’est placé dans cette guerre des signes, à partir de laquelle la libération nationale sera possible. Guerre intérieure ou perversion, voici un texte qui illustre bien cette problématique : « Qui est donc ce Youpin ? Un personnage, mes chers amis, qui revient régulièrement, le redoutable compagnon du Juif, dont il est si inséparable qu’on les a toujours confondus. Le Juif est un être humain comme les autres, ni meilleur ni pire… Le Youpin est par contre une caricature de la nature humaine, quelque chose d’inqualifiable, de vil et de répugnant. Ce qui suscite chez le Juif de la peine ou de l’orgueil ne soulève chez lui qu’une lâche terreur ou une grimace sardonique… Le Youpin est la malédiction du Juif. » Ce texte n’est pas issu de la Libre Parole de Drumont ou d’un roman de Céline, mais d’un article de Herzl dans le journal Die Welt paru le 15 Octobre 1897. Le sionisme a mené de front ces deux combats, donner, comme l’on dit aujourd’hui, une autre image du juif et rattacher le peuple à sa terre ancestrale. En se redonnant noblesse et honneur, le peuple juif peut prétendre à renouer les liens avec son passé. En visite chez Pierre Boutang, j’avais remarqué que dans son exemplaire de L’État des Juifs, il avait tracé un trait comme à son habitude le long de cette phrase : « S’il existe sur terre des prétentions légitimes à la possession d’un territoire, tous les peuples qui croient à la Bible devraient reconnaître ce droit aux Juifs ». Théocratie au sens propre, reprise du pouvoir par le peuple là où Dieu a parlé, Israël redonne-t-il son sens à l’arche sainte ? Pierre Boutang nous invitait à relire à cet égard Bossuet – La politique tirée des propres paroles de l’Écriture Sainte – pour y trouver déjà les principes d’une telle approche. Bossuet, que Boutang cite à la fin du La Fontaine politique, avait compris que la Terre Promise ne l’est pas à cause de son limon, mais en raison de l’origine d’une parole différente à un peuple rebelle dont il dit qu’« il se laissa toucher par l’idée d’un Dieu qui faisait tout par sa parole, et d’un Dieu qui n’était qu’esprit, raison et intelligence ». Et Boutang ajoute « Les signes ne pouvaient avoir pour les autres peuples le même sens d’intimité, et d’accomplissement d’une promesse explicite ; leurs analogies ne pouvaient que tendre à la reconnaissance éprouvée par le peuple juif devant la répétition, la réclamation triomphante des monuments de son passé ; c’est pourtant vers cela dont ils étaient exclus, sans être pour toujours délaissés de Dieu, que leur désir et leur parole poétique allaient tendre… » (La Fontaine politique, Paris 1981, p. 336-7). Car c’est de cela en premier lieu que le sionisme était annonciateur, un rejet de l’exclusion, une répétition du désir messianique et l’advenue d’une nouvelle parole poétique. Nous avions perdu les signes de l’intimité avec cette Terre d’Israël – intimité, mot qui je le signale en passant n’existe pas en hébreu, car même la parole intérieure pour le judaïsme c’est déjà de l’extérieur, Daber c’est toujours-déjà Davar la chose hors de moi. Alors comment avons-nous porté en nous l’amour de cette terre sans cette dimension de l’intime ? Mystère ontologique ou secret de famille, en tout cas à mon sens quelque chose qui n’a rien à voir avec les salmigondis sur le devoir de mémoire, dont l’historien Yossef Haïm Yerushalmi a bien montré qu’il n’est qu’une métaphore psychologique, utile parfois. L’amour de la terre est affaire de tradition, bien plus que de mémoire, car justement un peuple oublie lorsque la tradition est rompue ou rejetée.
Le sionisme essaie de replacer le peuple juif au rang des nations, et à cet effet il ne reprend pas à son compte les interrogations identitaires, sur la possibilité d’une transmission de la judéité sans judaïsme, sans tradition. Il oppose un refus immédiat à une dialectique du Juif éternel, qui resterait juif sans pratique quotidienne, dans l’ignorance totale de la langue des Prophètes et dans l’absence de tout engagement existentiel. La modernité nous a apporté ce que l’on appelle parfois le Judaeus Psychologicus, reconnaissable à sa sensibilité, à son intellect ou à son sens de la morale ou de la justice sociale. Curieuse conception de la judéité comme héritage d’une force affective inconnue, ou selon l’expression de Freud « le sentiment intime d’une même construction psychique ». En déclinant ce concept, on rencontre le juif culturel, le juif de kippour, le juif idéologique et bientôt le juif culinaire, Yerushalmi rapporte à cet égard l’expression fameuse de Heine « J’aime mieux votre cuisine que votre religion ». Le poète allemand ira beaucoup plus loin en comparant la judéité à une maladie incurable dans son poème « Le nouvel hôpital juif de Hambourg », littéralement : « ce mal de famille millénaire, le fléau ramené de la vallée du Nil, la croyance malsaine de l’ancienne Égypte. Mal incurable et profond ! Rien n’y peut, ni douche ni bain de vapeur, ni appareils de chirurgie, ni tous les médicaments que cet hôpital offre à ses hôtes. Le temps, dieu éternel, extirpera-t-il un jour ce secret qui se transmet du père à l’enfant ? Le petit-fils pourra-t-il une fois guérir, être raisonnable et heureux ? Je l’ignore… » Du Judaeus Psychologicus au juif honteux il n’y a qu’un pas, un saut qui a mené bon nombre de fils d’Israël à l’assimilation, à la renonciation et parfois au mépris de leurs origines. Le sionisme ne guérit pas, ne rend pas forcément raisonnable, et je ne suis pas sûr qu’il rende heureux, même si plusieurs des précurseurs du mouvement, tel Pinsker dans Auto-émancipation, le considèrent comme un remède à l’anomalie et à la maladie endémique dont souffre le peuple juif. Pierre Boutang a sans aucun doute vu dans le sionisme cette opportunité d’un retour de la nation juive au Livre et à la parole sacrée. Le souci politique permettant un retour au spirituel me paraît un des fondements de la pensée de Pierre Boutang, et à cet égard le sionisme peut à mon sens en être une des expressions dans le monde moderne. Il a tracé les nouveaux contours de notre fidélité, et de notre appartenance et peut nous permettre d’éviter les pièges de l’histoire. J’ose dire ici qu’il renouvelle l’alliance du sang et de la parole en et pour la Terre d’Israël d’une part, mais aussi pour la Tora d’Israël d’autre part. Pour reprendre une expression d’Emmanuel Levinas, « Le judaïsme est valable non pas à cause du “happy end” de son histoire, mais à cause de la fidélité de cette histoire aux enseignements de la Tora. Histoire qui est – comme elle le fut toujours – une Passion dans sa fidélité. » (Entre-nous, Paris 1991 p. 242-243). Les événements du siècle passé, et les crises profondes nées de ces événements n’ont fait que vivifier cette dynamique.
La plus profonde erreur de Herzl réside certainement dans son incapacité à croire que le monde ne nous pardonnerait pas une telle renaissance. Jabotinsky, pressentant la catastrophe de la Shoa, sans pour autant en appréhender l’étendue, savait, lui,que la souveraineté et le pouvoir sont comme l’affirme Boutang l’objet d’une lutte, et que dans celle-ci nous ne devons attendre aucune bienveillance. Le dialogue entre les nations s’accomplit aussi par la violence, par le scandale et la provocation. Provoquer c’est sortir de soi, et cela pour Jabotinsky ne peut se réaliser que grâce à la volonté nationale. La volonté est l’élément d’une nation qui nous permet de la dévoiler dans sa pureté et son existence. Idée proche du nationalisme de Barrès. Essayant de définir le « critère objectif d’une nation », Jabotinsky propose entre la naissance chez Maurras et le langage chez Renner et Jellinek, la notion d’« Étatité », autrement dit une idée de l’État qui relie les membres de la nation, assure la relation entre l’Autorité Souveraine et le peuple sans dominer. Jabotinsky refuse le principe de la Raison d’État à cause de la différence entre les hommes, non point en fonction de leur citoyenneté mais à partir de leur royauté. Pierre Boutang ne pouvait qu’adhérer à l’idée de Jabotinsky selon laquelle une société n’est jamais fondée sur l’égalité entre les citoyens mais, je cite, « sur la justice de leurs royautés particulières ». J’ai appris chez l’un comme chez l’autre, qu’il faut savoir regarder son origine, écouter son appartenance, sentir la valeur de l’ancien, et toucher la tradition pour pouvoir goûter le charme de son peuple. « L’essence du sionisme, affirme Jabotinsky, est constituée par notre réticence constante, ou plus exactement notre incapacité organique de nous réconcilier de façon durable en tant que groupe avec tout milieu social autre que celui que nous créerons par nous-mêmes dans notre propre État » (Leçons sur l’histoire juive). Une philosophie de la nation commence non par l’échec de l’assimilation ou par la pérennité de l’antisémitisme, mais par le constat, tragique parfois, d’une séparation fondamentale en l’homme, une rupture inévitable, un exil. La politique serait le moyen de ne pas rendre cette séparation insupportable, une façon de permettre la blessure sans la mort. Pas seulement être seuls ensemble, mais accomplir un destin commun. En France, le chevalier et le paysan accomplissent des gestes d’amour, des rites que Jabotinsky interprète comme des manifestations d’une forme de jeu supérieur. Quant au juif son nationalisme est prière, tension, exigence de puissance et de royauté, Malkhout Israël disent les Sages. La primauté du politique, comme chez Boutang ou Maurras avant lui, est un recours au temporel et non une prédominance absolue, forme d’attention à l’origine.
Dans l’ontologie du secret, Pierre Boutang retient cette idée chère à la pensée juive d’une séparation dans l’être venant nous rappeler à chaque instant le retrait de Dieu, comme une sorte d’archétype de la condition première d’exil qui est la nôtre. Secret ou non-secret de la révélation, il précède notre destin de peuple élu. Je cite : « l’élection du peuple juif n’apparaît pas sur le fond d’égalité à soi des divers peuples et d’une comparaison éthique : pure grâce, elle crée ce peuple comme élu, ne lui attribue pas une qualité, mais le relie à l’être de Dieu d’une manière mystérieuse, approchable seulement par ses effets » (p. 52, Paris ,1973). Élection et errance vont de pair, tout au moins comme expérience-limite de la condition humaine, personnelle et collective à la fois ; mais il y a plus et Boutang le souligne, la présence de Dieu, errante aussi et dont le concept de Schekhina est l’expression courante des exégètes juifs. La Schekhina, présence non apparente de Dieu, marque indélébile de notre exil, ne voyage pas dans l’espace mais elle accompagne notre destin, dans l’acte d’accueil de l’autre ou dans la prière face au Mont du Temple. Le sionisme a trouvé dans le mythe du rassemblement des exilés, du retour de la Schekhina, (dont l’étymologie hébraïque vient de demeure), une force vive de la nation, pour reprendre une expression courante du langage politique. La négation de l’exil par les sionistes n’est pas une négation de son sens profond, comme dimension existentielle, mais un refus de la valorisation de l’exil, le rejet d’un « diasporisme » faisant l’éloge du juif universel, celui qui selon la formule de George Steiner connaît beaucoup de langues (mais pas celle de ses ancêtres, soit dit en passant) et fait rapidement ses valises. Le sionisme conserve l’exil en tant que marque de la souffrance, des épreuves, car celui qui retourne vers la demeure reste un peu en exil malgré lui. Une fois retrouvées l’intériorité et la tranquillité de la demeure, je ne peux me défaire d’une extériorité essentielle. Se libérer de l’exil, pour le sionisme, n’est pas la fin de nos souffrances et l’histoire est là pour nous le rappeler chaque jour, mais retrouver son cœur. Les conditions du retour en Terre d’Israël sont fixées par l’exil, bien plus que par la beauté de la nouvelle arche en train de se construire.
La nouvelle demeure n’a rien de heimlich ou de unheimlich, comme on dit en yiddisch, pour exprimer le fait qu’on s’y sente bien chez soi ou non. Herzl, dans son Journal en date du 6 Août, aura cette phrase aux accents levinassiens « Mon Testament au peuple juif : Édifiez un État dans lequel les étrangers se sentiront bien. » Que signifie être chez soi ? Séjourner, s’identifier, habiter et bâtir ? Levinas apporte un début de réponse au début de Totalité et Infini « Le chez-soi n’est pas un contenant, mais un lieu où je peux être, où, dépendant d’une réalité autre, je suis, malgré cette dépendance, ou grâce à elle, libre » (5). Levinas parle d’un revirement de l’altérité du monde en identification de soi, à travers plusieurs moments : le corps, le travail, la maison, l’économie… L’Étranger c’est celui qui vient troubler le chez soi, celui qui échappe à mon emprise. Le long séjour en exil nous a appris à fonder la maison sur le principe d’hospitalité, la demeure est à la fois accueil et recueil. Pierre Boutang relate dans Reprendre le pouvoir sa rencontre avec Levinas. Ce dernier lui apprendra qu’au revers de la monnaie battue par Israël il y a le bâton et le sac et sur la face la Tour de David. L’exil, cet autre de nous, reste en nous même lorsque nous avons un « chez-soi ». Cette cité qui est la mienne, comme l’appelle Kafka, n’est pas une assurance-vie ou un Nachtasyl (asile de nuit), elle est une autre façon d’être-au-monde pour le juif. Reprenant l’interrogation de Martin Buber, Boutang demande « Quelle habitation pour l’homme après St Augustin et après Hegel ? Que le temps lui-même devienne la demeure de l’homme… », en paraphrase je dirai qu’il n’y a pas d’idée juive du pouvoir (tout comme il n’y a pas d’idée chrétienne ) mais que le peuple juif modifie tout pouvoir par sa présence, son destin, les soupçons qui pèsent toujours sur son avenir.
Je sais que Pierre Boutang a vécu dans l’angoisse de ces menaces, qu’il n’a pas peut-être à un certain moment de sa vie été convaincu de la viabilité de l’expérience israélienne, mais après 1967 il a espéré avec nous la paix. Dans le Traité Sanhedrin du Talmud,il est dit « Et si un seul homme a été créé tout d’abord par amour de la paix, c’est afin que personne ne puisse dire à autrui : Mon père a été supérieur au tien. » Même dans la guerre nous essayons de ne pas oublier ce précepte. Mardochée continue à parcourir la ville avec un sac de cendres, signe de son appartenance et de sa dissemblance, signe aussi de la recherche infatigable d’une reconnaissance. Composante et résidu de l’histoire à la fois, le peuple juif affronte de nouvelles épreuves, au sein d’un monde hostile. La nation juive combat pour atteindre le Château, le Temple ou la petite place au soleil dont parlent Kafka dans la Lettre au Père et Pascal que je cite : « Ma place au soleil. Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre. » La légitimité d’Israël, son fondement premier dans la responsabilité et la justice interpellent le monde, sans aucun doute. Ni provocation, ni scandale ici, mais l’aventure d’une sainteté possible au Royaume de Jérusalem, la conviction profonde que la justice, comme l’affirme Bodin, reste la cause première et dernière du pouvoir. Le défi d’une souveraineté juive sur la Terre d’Israël, sur Jérusalem, sur les Lieux Saints anime les désirs destructeurs de ceux qui n’y voient pas la dimension messianique, apocalyptique ou tout autrement historique de cet événement. Je reste persuadé qu’à la lumière de l’enseignement de Pierre Boutang, nous pouvons Juifs et Chrétiens aller encore plus loin dans une alliance nouvelle. L’idée d’une telle arche est inscrite à mon sens dans les versets de Samuel II Chap. 7 Verset 16 : « Ta demeure et ta royauté subsisteront à jamais devant moi ; et ton trône sera affermi pour toujours ». La royauté, Malkhout est ce qui unit la demeure, qui relie les parts et assure l’intégrité, Schlemout en hébreu dont la racine Shalem est celle de Shalom, la paix. Malkhout Israël, ce que nous sommes en train de reconstruire, n’est pas seulement question de légitimité mais aussi de dépassement, de transcendance. Elle préfigure la transcendance divine mais ne s’y substitue pas.
Le sionisme, rêve moderne d’une ancienne réalité, s’est placé dans cette triple attente messianique : la liberté politique, l’exigence morale et la félicité en Terre d’Israël. à l’heure qu’il est nous devons faire taire nos impatiences, renouveler le serment de fidélité, car y renoncer serait pire que la mort. Les inquiétudes de Pierre Boutang sur la situation d’Israël au sein d’une communauté en proie à la haine et à l’humiliation m’ont sauvé par ailleurs du catastrophisme à la mode. Savoir raison garder sans sombrer dans les désarrois bienveillants du rousseauisme ambiant, voilà ce qu’il nous faut. Ne pas attendre comme Saul Bellow dans son Retour de Jérusalem, une deuxième Choa, inévitable cette fois parce que tous les juifs sont devenus sionistes et sont montés en Israël, ne pas être à nouveau le paradigme de la souffrance humaine comme elle se montra au monde à Auschwitz. Le peuple juif, après le génocide, est voué à sa fidélité aux origines, à sa tradition, à sa terre et aux capacités politiques, économiques et militaires de son existence. Devons-nous nous accuser en souffrant ? Sommes-nous à même après les horreurs subies par nos pères de ne pas oublier, comme le souligne Maurice Blanchot, ce que nous ne pouvons nous-mêmes comprendre ? Ce qui est sûr c’est que nous ne voulons pas entendre l’Occident dire à nouveau, après coup, « nous n’avons pas voulu cela ! » Nous sommes passés en retournant le titre d’un livre de Maurras, du nationalisme naturel à la politique intégrale, et je le répète intégrale pour nous veut dire entier, car le sionisme en tant que philosophie nationale nous est donné au départ, presque par nature dans les gestes et le quotidien. Poussés par le vent de l’histoire, nous voici projetés dans la politique. Le nationalisme naturel dont parle d’ailleurs un des premiers penseurs sionistes Ahad Haam est une façon de se tenir authentiquement comme juif en face de l’autre, d’accepter son regard et d’accomplir les rites dans leur simplicité. La politique intégrale nous est nécessaire tant que l’origine de nos droits s’oppose par la force à ceux d’autres prétendants.
Pierre Boutang n’aura pas vu la lumière de Jérusalem, les vestiges de la citadelle de David, le Saint Sépulcre, la Via dolorosa, mais à chaque fois que je m’y rends, je sais qu’il m’accompagne, me donne le courage de croire à ce retour, et des raisons d’y découvrir un nouvel espoir pour mes enfants et les siens. Le prophète Jérémie nous décrit au Livre III –Verset 14 à 18 ce que sera ce moment :
« Revenez, enfants rebelles, dit l’Éternel, car je veux, moi, contracter une union avec vous. Je vous prendrai un par ville, deux par famille et je vous amènerai à Sion. Je vous donnerai les prêtres selon mon cœur, qui vous conduiront avec sagesse et discernement. Alors quand vous serez devenus, à cette époque, nombreux et prospères dans le pays, déclare l’Éternel, on ne dira plus : “Arche de l’alliance du Seigneur”, la pensée n’en reviendra plus à l’esprit, on n’en rappellera plus le souvenir, ni on n’en remarquera l’absence : on n’en fera plus d’autre. En ces temps on appellera Jérusalem : “Trône de l’Éternel”. Tous les peuples s’assembleront là, à Jérusalem, en l’honneur de l’Éternel, et ils cesseront de suivre les mauvais penchants de leurs cœurs. à cette époque, la Maison de Yehuda ira se joindre à la Maison d’Israël et ensemble elles reviendront du pays du Nord au pays que j’ai donné comme héritage à vos ancêtres. »

Michaël Bar-Zvi, Les provinciales (lettre) n°62, mars 2002, repris dans M. Bar-Zvi, Israël et la France, l’alliance égarée, Les provinciales, 2014. 

 

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L’Histoire (fin et suite)

sang

L’histoire a presque toujours la couleur du sang, c’est peut-être la raison pour laquelle les hommes qui en ont le dégoût se laissèrent quelquefois entraîner par la tentation de l’abolir. En fait d’avoir pu abolir l’histoire, le marxisme au lendemain de la deuxième guerre mondiale présentait son bilan dans la presse en exhibant la photo en uniforme du « Maréchal Staline » ; Pierre Boutang remarquait alors en l’examinant : « Il y a ce fait nouveau… que des hommes et un parti ont cru à la fin de l’histoire, à l’abolition de la politique au profit d’une organisation économique qui serait le signe de la fin de l’aliénation de l’homme par la politique et la religion, et qu’il semble bien qu’à la place de cela on leur donne à nouveau une histoire. » Au même moment Alexandre Kojève considérait au contraire que la fin de l’histoire était bel et bien arrivée, « l’avant-garde de l’humanité a virtuellement atteint le terme », disait-il. Mais c’est aux États-Unis que « d’un certain point de vue », le communisme était déjà réalisé, « vu que, pratiquement, tous les membres d’une “société sans classe” peuvent s’y approprier dès maintenant tout ce que bon leur semble, sans pour autant travailler plus que leur cœur leur en dit… Les Russes et les Chinois sont des Américains encore pauvres… J’ai été porté à conclure que l’“American Way of life” était le genre de vie de la période post-historique ». Et c’est vrai que la doctrine marxiste a vraiment agi sur l’idée que l’homme se fait de lui-même infiniment plus que la Révolution Française, et même sur ses ennemis. Aussi pour mettre cet homme en garde la voix du Vatican considéra que le socialisme n’était qu’un capitalisme d’État. Mais passée l’illusion soviétique, fermée la sanglante parenthèse, ce ne sont plus les « marxistes » mais toujours les héritiers bourgeois de Hegel, qui ont continué d’annoncer d’un bout à l’autre de la dernière décade, la fin de l’histoire dans l’État universel parfait. Au lieu de cela « il semble bien » aujourd’hui qu’on nous donne à nouveau une histoire, il n’y a pas que les peuples attardés en travers de celle-ci pour s‘en apercevoir crûment, pour en éprouver la violence, mesurer l’attachement que chaque homme garde envers une terre particulière à la couleur du sang versé.

Ce retour de l’histoire, avec ses composantes religieuse et politique, n’est en rien étranger au destin d’Israël. Au contraire Israël y devient objectivement pour la première fois l’enjeu central. Avec moins de lyrisme que Nasser, plus de logique que le perdant de Bagdad, moins de raison peut-être que Yasser Arafat, Oussama Ben Laden a pris soin de rappeler qu’au principe du réveil moderne de l’islam conquérant se trouve la confrontation avec les Juifs en terre sainte. Ils y passent pour avoir introduit le poison de l’Occident. C’est ainsi, et l’élément qui donne du poids à cette accusation et pourrait seul paraître sans lien catégorique avec l’histoire juive, comme une ultime perfidie du hasard et de la géologie, c’est la puissance des flux persistants du pétrole, avec leurs réserves réparties dans le sous-sol des terres antagonistes… Mais notre monde occidental depuis le milieu du siècle passé s’est-il transformé au point d’avoir oublié l’argument antisémite qui « pourrait se formuler comme suit : dépossédé de ses biens fonciers, le juif s’efforce de créer des situations dans lesquelles le contrôle des échanges s’avère supérieur à la possession d’une terre… Israël est assuré de vouloir plonger le monde dans un nouvel exil par le biais d’une économie de circulation ». Transplanté en terre sainte l’argument a de quoi réveiller. Car pour prendre possession de cette terre, et pour faire avancer le « moteur » du sionisme, il fallait pouvoir maîtriser l’énergie d’un monde déjà lancé sur la voie des transformations brutales, c’est ce qui excita l’inquiétude des Arabes, autre peuple du mouvement, sentant cette énergie leur échapper. Confondre les expédients trouvés pour la survie d’un peuple avec le système général de dissolution des mœurs, les conduisit à voir dans le sionisme leur ennemi séculaire venu de l’ouest, comme autrefois Drumont « croyait » à la France juive.

En songeant à l’immense effort nécessaire pour inverser le sens de l’histoire, arracher les juifs à leur piège millénaire, Herzl en avait bien vu la difficulté surhumaine, indice d’une tâche providentielle. « Tout dépend de la force motrice », écrivait-il, et il pensait peu à l’argent des Rothschild : « Quelle est-elle ? La détresse des Juifs ». C’est pourquoi il n’y aurait pas de « grands efforts » à faire pour intensifier le mouvement : « Les antisémites s’en chargeront ». Tout ainsi aujourd’hui Israël n’eut pas à faire d’effort particulier pour se propulser lui-même au cœur de notre histoire, et à la barbe de ceux qui préféreraient justement se passer de lui. Il lui a « suffi » d’exister à nouveau en tant que tel, comme État des Juifs, à la place qui lui fut incontestablement désignée par l’histoire pour recueillir et supporter les traces de leur destin terrestre, puisque le sol européen en avait pour sa part décidé autrement en évacuant beaucoup de leurs rêves dans les fumées des crématoires.

À nouveau l’histoire en raison de la présence d’Israël apparaît à tous plus cruellement indéterminée. Il ne faut pas s’en affliger : « l’histoire des Juifs barre l’histoire du genre humain comme une digue barre un fleuve, pour en élever le niveau », disait Bloy (dont le cœur était bien accroché). Les défis ravivés par son passé brûlant ont été brusquement étendus à des zones géopolitiques jusqu’alors peu atteintes par notre christianisme : l’Afghanistan, le Pakistan touchent à l’Inde, à la Chine. Devant ces masses énormes, des alliances patiemment établies peuvent prendre un tour nouveau ou voler en éclats. Les esprits les meilleurs en sont déjà troublés. M. Alexandre Adler dans Le Monde imagine que la paix avec les Palestiniens vaudrait à Israël « des garanties militaires américaines absolues et définitives »… mais il ne dit pas lui non plus sur quoi fonder cette « paix », et il paraît rêver d’un « Israël militairement intégré aux Etats-Unis ». Or tous ces mots jurent trop avec la langue retrouvée du peuple à la nuque raide, et parce qu’ils épousent l’illusion de la plus grande puissance, ils se trompent de « définitif » ; alliés de cette manière toujours cela veut dire pour combien de temps ? Jusqu’à quand l’amitié avec Israël sera-t-elle jugée plus décisive que sa force déstabilisatrice ? Il a fallu vingt ans pour tirer l’Égypte des bras de l’Union soviétique où cette amitié l’avait jetée. L’Amérique renoncerait-elle à vendre des armes aux ennemis d’Israël qui lui servent et qui seuls ont les moyens de les payer ? Elle en vend à crédit à ceux qui ne les ont pas. L’optimisme du succès se tient, aveugle, à la racine du commerce, mais il perd vite son sang froid. En tant que démocratie libérale l’Amérique n’arrive qu’exceptionnellement à faire émerger le bien commun, l’intérêt national de la bataille des intérêts privés – le plus souvent elle les confond. Il est prudent de penser que l’amitié américaine pour Israël est entrée dans le temps des épreuves. Pour un empire officiellement menacé et qui doit rester représenté – et même présent – en terre d’Islam, mieux vaut soutenir des régimes « modérés », que de ruiner leurs chances en maintenant une fiction stratégique réputée cause première de la fragilité de ces régimes. Surtout quand ces régimes constituent les éléments stabilisateurs de sa politique énergétique, qui a sans doute besoin d’une tension modérée sur les marchés du brut. Tant que l’économie générale reste fondée sur la délocalisation, l’accélération des échanges, et la surconsommation américaine, l’Occident se trouve engagé au côté des exportateurs de pétrole. Or seuls les pays de l’islam gardent des réserves suffisantes (les autres épuisant au fur et à mesure leur manne énergétique) pour assurer la prégnance de cette économie. Quelle qu’ait été leur libéralité tous les empires un jour se ressaisissent. Comme si Israël pouvait, avec son « élection » qui ne passe pas, qui ne disparaît pas en même temps de la mémoire de tous, comme s’il fallait avec un empire passer le pacte de la puissance qui peut ne pas se retourner.

« Une catholicité supérieure »

C’est l’inverse qui est vrai. Les mots de mobilisation, de persécutions religieuses, ou d’eschatologie peuvent revenir au premier plan, ils ne nous effrayent pas. C’est un autre aspect généralement négligé de la mondialisation, que des pratiquants de toutes sortes se font à nouveau tuer un peu partout dans le monde, comme s’ils allaient devenir les juifs des temps futurs. On vante beaucoup en ce moment la tolérance des religions, toutes alliées pour le meilleur empire… Mais s’agit-il d’un malentendu, et cela ne dépend-il que de leur posture politique, ou ont-elles toutes réellement – et également – vocation à cette alliance ? Les fidèles peuvent-ils suivre ? Cet empire démocratique exige naturellement qu’elles le laissent travailler librement, en fait il veut qu’elles collaborent, admettent sa préséance. Il a gagné beaucoup de prestige en faisant échouer deux tentatives d’empires totalitaires, et en effet il se distingue beaucoup de ceux-ci. D’où son immense faveur. Il ressemble davantage à un empire antique aux ambitions modestes, à la manière de Rome, qui fut d’abord une république. Son parti pris musclé pour l’indifférence des cultes se rattache au plus banal polythéisme : tout est permis, sauf qu’un seul Dieu entrave le culte si florissant des autres, si pacificateur. Il ne veut rien, rien interdire sauf de n’avoir qu’un Dieu, et de prétendre qu’il règne sur tous, et qu’à Lui toute nation doive se soumettre, qu’il supplante toute autre divinité. C’est ainsi que l’empire attend des religions qu’elles obéissent franchement aux lois inscrites pour tous, et qu’elles oublient secrètement toutes les autres, invisibles ; qu’elles y pensent si elles veulent, dans leur for intérieur, mais quelles n’y croient pas plus, pas au point de s’empêcher de vivre, et de fragiliser l’« alliance », pas jusqu’à prendre le risque de rendre contre lui un témoignage public. L’empire refuse qu’on dise avec Antigone : « Je ne croyais pas à tes proclamations assez de force pour prévaloir sur les lois non écrites, infaillibles ». Or en quoi consistent ces lois infaillibles, sinon à respecter la loi secrète du sacrifice sans laquelle toute société se décompose ? La faculté de mettre en jeu, selon les occasions, ce que l’on a de plus précieux pour affermir l’offrande du cœur ? Une société devenue étrangère à l’idée même de renoncement forcément a perdu la mémoire de ces lois, car leur règne invisible ne se propage à travers nous que par ces sortes de cérémonials oubliés. Cela relève d’une autre alliance, en effet, que l’empire décourage sinon désavoue, l’alliance du cœur et de la main, l’alliance du sang avec l’esprit. « Qui n’est pas avec nous est contre nous », a martelé George W. Bush pour enrôler tout le monde dans la sienne. Ainsi la question politique se trouve à nouveau explicitement posée à toutes les religions. « The Lord » auquel souvent il se réfère, jamais n’avait dit cela, mais : « Qui n’est pas avec moi est contre moi », parce qu’il savait que pour mourir comme homme il serait seul – et : « Qui n’est pas contre nous est avec nous ». C’est la source de la vraie tolérance, qui procède historiquement de l’Église du roi des Juifs et non de la République : trente-trois ans avant Pilate, des mages venus d’Orient employaient les premiers envers lui cette expression, honorant cette Église, par laquelle seule nous pouvons dire : « En ces jours-là dix hommes de toutes les langues que parlent les nations s’accrocheront à un Juif par le pan de son vêtement en déclarant : Nous voulons aller avec vous, car nous l’avons appris : Dieu est avec vous. » Oui nous l’avons appris. D’abord parce que nous ne le savions pas ; ensuite parce que demeurés comme suspendus à la langue et à la manière historique de Pascal, de Péguy, et de Boutang, à leur sens théologico-polémique, nous n’avons pas manqué au moins d’apercevoir des filiations intimes parmi les catholiques français : il y a une transmission du souci d’Israël, qui à partir de Léon Bloy (Le salut par les Juifs) et Péguy, passe par Jacques Maritain (Le mystère d’Israël), et après que Jules Isaac ait fait son œuvre salutaire au Vatican, atteint (ou rejoint) Jean-Paul II par le biais du cardinal Journet (Destinées d’Israël) et de son disciple le père Cottier (théologien du Pape) ; cette tradition reconnaît avec son discours à Mayence, du 17 novembre 1980 : « l’ancienne alliance, qui n’a jamais été révoquée ».

Voilà ce point d’aboutissement qui est en fait notre point de départ : l’affirmation longtemps obscurcie par le fond d’antisémitisme chrétien, selon laquelle l’Alliance nouvelle, ce n’est que par le sang et le sang historiquement juif du Christ consommé sur l’autel, que nous autres des nations, non-juifs natifs, avons la possibilité d’être associés à l’histoire sainte d’Israël et de prendre notre part d’élection, tandis que dure la réticence des juifs à s’asseoir – ou leur inconscience d’être – à cette table.

Ce n’est pas en emboîtant le pas des nations sous n’importe quelle condition, que l’on peut fonder une alliance durable contre ce qui ruine en profondeur les chances de l’homme. Il y a une confusion d’essence révolutionnaire, qui a pu prendre prétexte des persécutions religieuses ayant accompagné le développement du dogme pour se débarrasser de la présence réelle. Cette confusion rend possible le « terrorisme », parce qu’une trahison implicite la sous-tend, la trahison de ces lois invisibles qui en comportant toujours l’idée de sacrifice, donnèrent leur sens à l’idée même de civilisation : voilà la faiblesse de l’empire, que le terrorisme a visée. Qui ne voit qu’un islam révolté a renoué exprès avec le rite de verser le sang humain sacrificiel, pour démontrer l’inanité d’une société incapable de se fonder sur ces lois et donc de constituer une communauté véritable, transmettant au plus haut point possible le respect de ce qui a existé ? Le onze septembre aurait dû sonner le glas d’un monde artificiellement unifié par les échanges d’argent. Cette politique qui s’est substituée aux emprises et aux remparts des vieilles nations d’Europe, s’est prétendue libératrice. Mais le sang humain n’a pas fini de couler, toujours et de toute part le pauvre se trouve manipulé, aussi la démonstration d’Al-Quaïda est-elle sans valeur. Le réveil est brutal, mais on a vu qu’en ayant fait du mal à l’Amérique il peut lui avoir fait aussi du bien, si elle restaure dans l’épreuve le sens de cette communauté véritable, et celui de l’héroïsme ordinaire. Pourvu que le cœur batte pour l’homme sous les décombres, non pour ses créanciers, car d’une société qui « n’a que des banques pour cathédrales », il n’y a pour ainsi dire plus rien à conserver, rien à transmettre. « Cet islam, que nous n’avons pas su réconcilier » s’en prend au symbole même, en cela il ne s‘est pas trompé – et il s’en prend avec un rituel sauvage, bien sûr, il nous tend un miroir grossissant – au symbole de cet « esprit d’abstraction, proche de celui de la cruauté », qui est celui des mauvais princes – n’importe s’ils sont d’orient ou d’occident –, capable d’ériger de très hautes constructions de chiffres et de verre, un peu partout dans le monde, des univers d’acier, pour y abriter loin, très loin du sol que nous foulions, nos écritures bancaires. Il faut s’en libérer. Ces écritures ne portent que la mémoire des dettes des pauvres au cœur d’une société bien décidée à ne jamais les alléger ; elles dissimulent la cruauté de l’usure ; l’avenir qu’elles oblitèrent ne leur appartient pas, et elles le négocient ; elles le détournent de ceux qui en ont le besoin car l’usure ne prête jamais aux pauvres ; or sur elle l’Occident a établi toute industrie, il lui a subjugué les instruments d’un monde désormais presque entièrement dévolu au service de l’argent, et qui ne sait enseigner que des automatismes lointains, de sorte que bien peu savent maintenant faire le geste de puiser de l’eau soi-même pour en donner à boire à ceux qui avaient soif, qui avaient soif seulement d’un peu d’humanité. Ceux qui ne voient que ce malheur immense, et ceux qui le voient de trop haut sont condamnés à se brûler les ailes ou la cervelle, pour rejoindre cette douleur comme des fous par le biais du sacrifice total et aveugle de soi, à moins qu’ils ne se contentent de brûler de zèle en vue d’une élection honnie par la plupart. « Je hais les juifs parce qu’ils possèdent la loi et la profanent », disaient bien avant Mahomet ces chrétiens qui possédaient pourtant la grâce du Verbe et semblaient ainsi la profaner, parce que les Juifs étaient devenus l’objet de leur dégoût. « Dieu a choisi mon frère pour bourreau », a écrit Zeev Jabotinsky. Aujourd’hui ceux qui n’ont jamais connu réellement ni l’une ni l’autre de ces deux traditions meurtries, prétendent s’en prendre à chacune d’elles avec une fureur révolutionnaire, comme si les injustices des hommes avaient enfin réussi à abolir le don de Dieu. Mais elles ne font qu’obscurcir ses desseins, et ils se trompent, aucune alliance n’a été révoquée, nous le savons, les révolutions ne servent de rien quand elles rendent immédiatement plus misérable que ceux qu’elles prétendaient voir remplacer. Seules importent celles qui s’opèrent au dedans de nous, les pacifiques.

La gloire se trouve à la portée du cœur de pauvre dont parlent les Béatitudes. C’est dur ; mais voilà qui seul affranchit sans doute de tout « antisémitisme ». Un peuple a été à nouveau proposé à la vindicte universelle, Israël. Nous lui donnons notre foi, voilà tout. Il n’y a pas de jalousie à avoir vis à vis de la race d’Abraham, sinon le zèle pour obtenir que la grâce de l’esprit comble la faille de la naissance, produise en nous ses œuvres bonnes. Cette gloire ne s’oppose pas, pas plus que la circoncision, à « cette espérance déliée du rituel, sans efficience, ici et maintenant », dont parle Michaël Bar-Zvi, et qui est comme « l’épreuve d’Israël » : son fond en est précisément le sacrifice, il me semble, le sacrifice non sanglant de réconciliation du cœur, fait de la renonciation paisible au maintenant du temps. Le chrétien l’assume en consommant l’hostie, laquelle fonde ainsi (mais en espérance seulement) le maintenant éternel ; le juif dans l’attente du Shabbat, est-ce donc si différent ? « R. Isaac a dit : Maintenant, nous n’avons plus ni prophète, ni prêtre, ni sacrifice, ni temple, ni autel. Qui donc expiera pour nous malgré la destruction du Temple ? Il ne reste plus en nos mains que la prière ». Il se peut que face à la brutalité et à la force de contradiction des événements futurs, ce soit la persistance de cette alliance nourrie du sang de l’autel avec la lignée d’Abraham qui fonde objectivement quelque nouvelle épreuve commune aux Juifs et à ce qu’il resterait de chrétiens, après l’échec historique de l’extermination. Sa mise en œuvre ne reposerait plus alors que sur le dogme de la présence réelle, la croyance de l’Église que le sacrement de l’autel l’aurait inlassablement et réellement incorporée au peuple élevé par Dieu : « Quand Jésus, en présentant la coupe, dit aux disciples : “Ceci est mon sang (le sang) de l’Alliance”, les paroles du Sinaï, écrit le cardinal Joseph Ratzinger, se trouvent intensifiées jusqu’à un réalisme inouï, et, en même temps, s’ouvre une profondeur jusque-là inconnue. Ce qui a lieu ici, c’est à la fois une spiritualisation et un suprême réalisme. Car la communion sacramentelle du sang, qui devient maintenant une possibilité, relie les bénéficiaires à l’homme Jésus en chair en en os, et à la fois à son mystère divin, pour former une communion suprêmement concrète, qui atteint jusqu’à la sphère corporelle. » (L’unique alliance de Dieu, 1999.) Cette sphère corporelle concrète, si facile à atteindre lorsqu’il s’agit de la blesser, c’est d’abord celle de l’alliance conjugale, qui donne la naissance en tant que premier événement du sang : « la naissance du Christ lui-même, dans une nation très particulière », et « la fidélité du Christ à cette naissance, fidélité douloureuse jusqu’à la fin… » sans laquelle il n’y aurait pas de mystère de l’Incarnation, pas d’Alliance, pas d’Église, pas de Salut, « l’humanité du Christ en étant inséparable, et n’en ayant pas été séparée ». Oui comme disait Bloy : « Le sang versé sur la croix pour la rédemption est naturellement et surnaturellement du sang juif ». Et cela grâce à l’innocence eschatologique d’une jeune fille juive par laquelle fut nouée l’alliance définitive, l’alliance du sang et de l’esprit, l’alliance non pas seulement de Dieu avec l’homme en général, l’homme en tant que tel, mais avec l’homme en tant que celui-ci, par exemple l’homme fondant la lignée d’Israël, Abraham, « en lui seront bénies toutes les nations de la terre » (Genèse xviii, 18-19).

L’antisémitisme des nations chrétiennes est l’erreur historique. Elle aura consisté à voir dans cette possibilité pour les nations d’entrer dans l’élection d’Israël à travers le mystère même de son refus, non une bénédiction mais un tourment inutilement infligé par les Juifs au corps divin du Christ. Mais il n’y a plus de chrétienté. Dans sa Philosophie de l’antisémitisme, Michaël Bar-Zvi décrit ainsi la divergence – mais n’est ce-pas plutôt une convergence ? – des deux positions juive et chrétienne après la destruction du Temple de Jérusalem et l’arrêt historique des sacrifices sanglants qui y étaient pratiqués : « La transfiguration du sacrifice par la consommation de l’hostie reproduit l’événement du sang et se substitue à l’acte violent. Les juifs maintiennent la circoncision comme l’unique événement du sang et rejettent les substituts ». C’est avec raison qu’il faut parler de substitution, mais on aurait tort de ne voir là qu’une clause d’opposition irréductible, expliquant une bonne part des persécutions médiévales contre ceux qui restaient à l’écart du nouvel autel. Car une fois acquise l’interruption des sacrifices sanglants, qui oserait proposer d’y revenir ? « L’autel des parfums était destiné à entretenir constamment dans le tabernacle un nuage d’agréable odeur, tant à cause de la vénération due au lieu que pour combattre une puanteur rendue inévitable par le sang versé et les bêtes immolées », crie saint Thomas d’Aquin, qui peine à expliquer certains préceptes cérémoniels de l’ancienne loi. « Ce sont des animaux vivants et non pas des animaux abattus qu’il eût fallu offrir à Dieu ». On songe à François d’Assise ou à La Fontaine, mais il faut surtout penser au psaume L : « Assemblez devant moi mes fidèles, eux qui scellent d’un sacrifice mon alliance… » Mais « Je ne prendrai pas un seul taureau de ton domaine, pas un bélier de tes enclos… Offre à Dieu le sacrifice d’action de grâce… Invoque-moi au jour de détresse : je te délivrerai, et tu me rendras gloire ». Il y a là la matière d’une double fidélité au sacrifice de l’ancienne Alliance, dans une continuité chaque fois douloureusement incomplète et donc radicalement blessée, car ne lui répond que le silencieux appel de Dieu dans l’indétermination bouleversante de l’histoire : « Dieu a enfermé toutes les nations dans la désobéissance, pour faire à toutes miséricorde », dit saint Paul – et Pascal : « J’ai versé telle goutte de sang pour toi ». Les Juifs gardent la circoncision comme offrande faite à la naissance du petit d’homme déjà meurtri dans sa chair du signe définitif venu d’en-haut. Les chrétiens se configurent progressivement à la race d’Abraham par la consommation de l’hostie, nourriture sanctifiante qui fait descendre dans les entrailles la grâce du Circoncis : « Ceci est mon corps, prenez et mangez en tous ».

La politique

Œuvrer avec l’aide du Pape en vue de la conversion en masse du peuple juif, pour le sauver de nouvelles persécutions, fut la première idée de Théodore Herzl… elle s’est un peu éloignée de nous, et il a eu raison de s’attacher à son idée définitive, L’État des Juifs. Qu’est-ce que le sionisme sinon la réponse politique au défi universel philosophico-théologique de l’antisémitisme ? Or cette réponse n’est nullement méprisable : « Qui peut lire le Château de Kafka (où le destin d’un homme est figuré dans la seule volonté d’être reconnu, admis, dans une ville qui n’est pas la sienne), voir toutes les fonctions, tous les actes quotidiens se pénétrer d’un intenable mystère, et ne pas chercher à guérir cette angoisse au niveau même de la réalité qu‘elle a choisie pour s’exprimer ? » écrivait Pierre Boutang pour définir où s’enracinait le souci politique en juillet 1947 (un an avant la création de l’État d’Israël). Oui au niveau de cette réalité c’est-à-dire celle des échanges quotidiens que chacun doit avoir avec les hommes de la cité où il se trouve, pourvu qu’elle soit un peu la sienne. C’est cela la politique, la politique considérée comme souci, et c’est justement par la force de cette politique que l’homme, chrétien ou non, ne sera pas oublieux des particularités concrètes de la vie, et de la réalité divine de la création, et qu’il pourra considérer les figures du salut proposées à travers les diversités religieuses et humaines d’une nation.

La reconnaissance de l’alliance « suprême réalisme », comme dit Ratzinger, n’autorise aucune fuite dans une « mystique », dans une spiritualité affranchie ou oublieuse des exigences de la vie, mais la concentration attentive de cette spiritualité dans le souci des déterminations concrètes de l’homme, la manière ici-bas de le sauver, chair et esprit, la prise en compte de l’incarnation avec ou sans majuscule, cet homme de la cité avec ces amitiés qui le guérissent de son angoisse – ou qui ne le guérissent pas toujours mais qui transforment cette angoisse ou cette détresse en force – ou en faiblesse – motrice, et qui produisent une espérance modeste mais bien ancrée dans la réalité. Souvenez- vous de la frayeur des villageoises devant le type de mort dans les massacres nocturnes en Algérie, la gorge coupée, qui pour nous rappelle encore Kafka, la mort de K. dans Le Procès : « comme un chien », c’est-à-dire refusant cette part d’échange et de lutte et repoussant cette exigence de sens que revêt normalement la mort d’un homme. Mais que dire de la terreur spéciale du spectateur visé, sinon qu’elle peut être tout aussi possessive, puisque de la même manière c’est surtout l’absence de prise sur les événements qui la caractérise – il ne lui échappe pas : l’homme « à son poste » ne peut donner de réponse, sa réponse, parce qu’il est trop loin de ceux qui souffrent et de ces autres qui les menacent, et qu’aucun lien concret ne s’offre à sa portée. La politique se mondialise, dit-on, inexorablement, elle s’éloigne, or « nous pressentons que nos modernes acteurs de l’histoire, n’ont guère l’impression, quand ils ne donnent pas la comédie, d’être absolument distincts des spectateurs ; nous le pressentons et le redoutons, parce que si vraiment personne ne pouvait être dit acteur, s’il n’y avait plus de responsables, nous nous trouverions tous, nous qui devons jouer le rôle de spectateurs, dans une horrible déréliction, et, face à l’absurde, spectateurs du néant » (Boutang, 1947). Spectateurs du néant. Emmanuel Levinas dans ses lectures talmudiques des années soixante-dix, rappelait l’antiquité de cette déréliction : « Au-dehors, l’épée fera des victimes, au-dedans ce sera la terreur »… « Car la mort est montée par nos fenêtres19 »… Quand ces fenêtres sont si nombreuses, il ne peut être question de les fermer. Lorsqu’elles sont si hautes, ce sont celles des bâtiments publics. C’est la guerre, voilà tout ! « Tous les hommes sont au bord de la situation de l’État d’Israël. L’État d’Israël est une catégorie. » Mais la nouvelle n’est un peu neuve qu’en ce qui concerne les politiques oublieuses de l’ordre du foyer, quand la nation n’est plus regardée et défendue comme sa propre famille par ceux qui en sont « responsables ». Car pour la maison et ceux qui y habitent, ou qui y passent, la mort est l’hôte dont le couvert est toujours sur la table. C’est toute la vie de la famille que de pouvoir l’apprendre à chaque instant, ou de le savoir en toute rigueur, et aussi de le vérifier de temps à autre lorsqu’elle frappe sans cause l’un de ses membres. Qui peut la tenir à distance ? Il faut l’apprivoiser, ce sont les gestes de tendresse et de piété, tout un rituel domestique qui s’en chargent auprès des familliers. La réponse du sionisme politique est la réponse du politique. L’angoisse ou la terreur redeviennent crainte ou souci, souci des choses particulières que le silence, l’absence de Dieu ont confiées intégralement à notre prévenance. Ce n’est pas au cas où Israël serait un modèle de vertu que l’on pourrait s’en approcher, et ce n’est pas parce qu’il est imparfait qu’il faudrait s’en détourner. Ce sont les lois du sang et de la terre. Mais c’est parce qu’il est un fait accompli, c’est parce qu’il demeure dans la chair d’Abraham, c’est parce qu’il existe qu’il faut s’y accrocher comme à un pan du vêtement de Dieu, le sauver comme un objet précieux : précieux parce qu’il est ordinaire et qu’il nous appartient. S’il tombe, ou s’il se range lui aussi sous la houlette du fort, pourrait-on croire qu’une Palestine, ou qu’une paix en Europe puissent longtemps exister ? Ne sommes nous pas du même sang ? Mais c’est le sang d’Adam ! La terre est rouge du sang de la naissance et de la mort, et le mot hébreux qui veut dire « homme » (adam), puis « terre » (adamah) – mais peut-être d’abord « sang » (dam) – n’est un mot étranger à l’histoire d’aucun peuple : mais c’est le fondement de la politique, cela consiste à prendre en considération la « vocation de l’homme pour le particulier » (Boutang). De cette vraie politique ne peut-on dire comme de la Torah, qu’elle « commence et finit par des actes de charité, puisqu’il est écrit au début : l’Eternel Dieu fit à Adam et à sa femme des tuniques de peau et les en vêtit ; et il est écrit à la fin : Il l’enterra dans la vallée ». Et au contraire de cela, « c’est lorsque l’horreur atteint à sa plus grande amplitude, lorsque tout ce qui était sacré (tout ce que le patient tissage de l’histoire et de la tradition avait fait reconnaître comme sacré) s’évanouit, que la conscience religieuse ou son résidu laïcisé s’efforce de constituer une barrière contre l’horreur par la reconnaissance, au moins, des valeurs morales universelles ; on peut même dire que ceux qui, avant le déchaînement horrible, avant les camps de la mort méthodique ou le bombardement massif des populations civiles, prétendent faire de la conformité aux valeurs universelles le contenu de l’histoire, ceux-là ont déjà secrètement pris le parti de l’horreur ; ils ont renoncé à ces valeurs subtiles, à cette tendresse des coutumes et des rites, à ces amitiés par lesquelles un vieux peuple civilisé sait accueillir et dompter la brutalité de l’avenir ; ils sont les complices du désastre qu’ils redoutent et laissant l’imagination historique à l’horreur, ils laissent du même coup l’horreur forger le contenu de leur destin. » Pierre Boutang, La Politique, la politique considérée comme souci,1947.