Olivier Véron, Les provinciales : « La Politique du Saint-Sépulcre. »

clau couvRrLorsque paraîtra ce livre, les forces qui se déchirent en France depuis des années n’auront pas disparu comme par enchantement. À certains l’air sera devenu un peu plus respirable, sans doute, à d’autres pas, voilà tout. Mais peut-être le moment sera-t-il venu de faire un peu de Politique et de s’intéresser au devenir des nations, à leurs souverainetés et aux liens que le destin des peuples entretient avec leur propre passé.
La Politique touche à la question de la naissance, comme dit Boutang  [1] à la succession des générations donc à la transmission des grandes religions historiques et implique par là extérieurement notre pays au Proche-Orient, leur terre natale, dans ce conflit qui n’est pas plus «  importé   » que la France n’est née d’hier [2] : ses soubresauts politico-religieux l’atteignent à chaque étape de sa longue maturation, depuis le temps des précurseurs expulsés de Judée pendant le haut-empire à Massilia ou Lugdunum, depuis que la gloire de Salomon, les lys et la couronne de David furent juchées sur la tête et dans les armes de nos rois très-chrétiens, depuis le flux et le reflux des grandes marées guerrières qu’on leva contre les nouveaux maîtres mahométants du Saint-Sépulcre, depuis la chute du royaume latin éphémère de Jérusalem, depuis les querelles lointaines et les guerres plus ou moins religieuses qui mirent en cause et par là explicitèrent notre relation nationale aux Écritures – donc bien avant de nous plonger dans ces modernes batailles idéologiques qui se succèdent depuis deux siècles engendrant une terreur l’autre, et nous reliant secrètement à l’armée «  de tous ces morts qui obligent à s’avancer du côté de la vie   !   » comme dit Claudel : «  Quel spectacle réservé à notre temps que tous ces morts, ces millions de morts, en la personne de leurs héritiers, entièrement, des pieds à la tête, entièrement revêtus de leurs cendres, comme confrontés au Saint-Sépulcre, comme convoqués par le Saint-Sépulcre   !   »
C’est la guerre des six jours, événement considérable, qui rendit à ces héritiers la vieille ville de Jérusalem avec le fameux sanctuaire construit sur la carrière du Golgotha, un des rares emplacements historiquement prouvés de cette vieille terre. Au début du présent mois de juin, le monde issu de cette guerre-là aura ses cinquante ans. «  La guerre des six jours a marqué les esprits d’une trace indélébile, en dessinant les contours des engagements politiques qui subsistent encore aujourd’hui  », écrivait Michaël Bar-Zvi pour introduire le premier texte de notre collection «  Israël et la France   », que la présente célébration de Claudel continue   : «   Jamais un conflit armé si bref n’avait autant été chargé de sens. Cette guerre n’est pas seulement un affrontement militaire mais un paradoxe, dans lequel le politique rejoint le spirituel, à travers une révolution des consciences qui questionne l’Europe autant que le Proche-Orient .   » Oui, quoiqu’on en pense aujourd’hui, le politique a rejoint le spirituel et assez naturellement le dramaturge diplomate Paul Claudel devinait dès 1949, presque vingt ans à l’avance, que la souveraineté juive en Palestine reprendrait possession de la ville éternelle. «   C’est à toi (Israël) bon gré malgré que voici confiée la garde de mon tombeau… À ce drame qu’est l’Histoire concourent à des moments divers des événements disparates dont la liaison providentielle n’apparaît que peu à peu  », écrit-il le 29 mai 1949   : «   Je me demande si Dieu n’a pas été prendre Israël par la main pour le ramener dans sa patrie, s’Il n’a pas été le chercher tout exprès pour le planter devant cette ruine irréparable et pour lui dire  : Regarde Ma maison en ruine  ! La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs, voici qu’elle est devenue tête d’angle… Le moment est venu de gré ou de force qu’il n’y ait plus moyen que nous ne nous arrangions ensemble… Il n’y a pas au monde que le pétrole, les agrumes et la potasse. Il y a les “valeurs morales”, considérées objectivement, comme on dit, qui ne sont pas à dédaigner. Le tombeau du Christ, la possession du tombeau du Christ, est-ce que cela aussi ne représente pas un capital  ? …Un capital moral, c’est entendu  ! un capital politique aussi, si vous voulez   !   » Israël lui paraît assurément le mieux placé pour l’exploiter, quoique l’Église attendra quarante ans pour reconnaître ce droit, qu’elle n’a pas l’intention encore d’étendre officiellement à la vieille ville. Claudel croyait pourtant avoir suffisamment constaté chez un précédent occupant, le fameux «  Turc accroupi sur les ruines du Saint des Saints   » (ou n’importe quel garde suisse de nations unies désormais), «  cette capacité fondamentale d’inintérêt à quoi que ce soit pour se contenter d’une surveillance nonchalante   » – et par contraste il affirmait   : «  Il y a maintenant au pied de la croix des gens bon gré mal gré qui sont solidaires avec elle, des gens qui savent qu’ils ne font qu’un avec elle, des gens qui seront bien obligés de répondre quelque chose à toutes ces bouches qui lui demandent comme à Hérode   : Où est-il   ? — Où est-i l  ? Regardez Abraham, regardez Israël que Dieu de nouveau a fait administrateur de la Croix   ! C’est vous en somme qui êtes détenteurs légitimes, puisque au-dessus de votre comptoir nous voyons alors placardé en trois langues   : Jésus de Nazareth, Roi des Juifs.  »

«  Détenteurs légitimes   », ce n’est pas l’opinion de l’UNESCO (véritable clergé laïc religieusement correct), qui n’a pas dû ranger les œuvres de Paul Claudel dans le patrimoine digne d’être conservé par l’humanité et dont une résolution récemment prétendait (re)nier les liens culturels du peuple juif avec Jérusalem, simplement parce que les Arabes la lui disputent   ! L’instinct de ceux que l’on juge incultes est quelquefois plus sûr que leur prétention administrative, et Donald Trump a osé, lui, formuler le projet d’y transférer l’ambassade américaine dès que possible afin de reconnaître ainsi la «   capitale éternelle   » de l’État juif.
«  Cette guerre dont les conséquences définitives nous échappent encore   », «  dépassant le récit des hommes   » fut «  un tournant historique   », écrit Michaël Bar-Zvi  : «  la guerre des six jours a remis Jérusalem au cœur du conflit  », et «  alors que le mouvement palestinien souhaitait initialement s’associer à une guerre totale contre Israël aux côtés des armées arabes, il s’orienta à partir de la fin des années soixante vers cette nouvelle forme de terrorisme dirigée contre des civils désarmés, que nous connaissons encore aujourd’hui. L’échec des armées arabes à vaincre Israël sur le champ de bataille va donner naissance à cette entreprise de terreur planétaire, dont le but avoué est l’exportation du conflit hors de la région du Proche-Orient. Le terrorisme palestinien réussira, au cours de la décennie qui suivit la guerre des six jours, à marquer psychologiquement les esprits, et à convaincre des millions d’êtres humains que la violence dirigée contre des civils était un moyen “légitime” de combat.   » Dès 1967 pourtant (donc avant Annie Kriegel ou Léon Poliakov  [3]), Boutang avait identifié cette «   puissance de mobilisation révolutionnaire   » islamo-progressiste, et qualifié de «   préjugé   » la thèse commode et jamais vérifiée d’une opposition fondamentale entre l’Islam et le communisme – dans lesquels il relevait au contraire «  cet esprit négateur chez Marx de toute particularité  ». «  L’histoire des Juifs barre l’histoire du genre humain comme une digue barre un fleuve, pour en élever le niveau  », écrivait Léon Bloy.

Olivier Véron, Les provinciales
à propos de la réédition du livre de Paul Claudel, Une voix sur Israël.


Paul Claudel publie en 1889 son premier drame Tête d’Or. Poète, dramaturge, diplomate, il meurt à Paris en 1955, après un long périple. Dans ses entretiens avec Jean Amrouche (« Mémoires improvisés », 1951), il déclarait : « L’entreprise d’arranger ensemble les deux mondes, de faire coïncider ce monde-ci avec l’autre a été celle de toute ma vie, et c’est au moment où je suis sorti de Notre-Dame que l’immensité de cette entreprise m’a sauté aux yeux. »
Il formulait ainsi la vocation de ce catholicisme français judéo-compatible, qui déjà avait proclamé avec Péguy : « Le spirituel est charnel ».
À son tour on peut dire que l’auteur de Et les Violents s’en emparent, 1999, La Terre chemin du Ciel, 2002, Massacre des Innocents, 2006, s’y emploie. Dès son premier livre, Bruno de Cessole (Valeurs actuelles) remarquait :« L’incongruité de Fabrice Hadjadj tient à son goût pour l’incarnation. »

[1] Cf. Pierre Boutang, La Politique, la politique considérée comme souci[1948], postface de M. Bar-Zvi, Les provinciales, 2014 ; [Reprendre le pouvoir [1977], introduction par O. Véron->http://www.lesprovinciales.fr/Reprendre-le-pouvoir.html], Les provinciales, 2016

[2] …un certain quatorze juillet plaît-il à zéro heure, comme disait Charles Péguy.

[3] Annie Kriegel, Israël est-il coupable   ? Robert Laffont, 1982  ; Léon Poliakov, De Moscou à Beyrouth, essai sur la désinformation, Calmann-Lévy, 1983.