Franz-Olivier Giesbert, Revue des deux mondes : « Un silence de mort. »

« Richard Millet (1953-…) est un grand écrivain français maudit, apparemment tombé dans les oubliettes de la littérature française, sauf pour un cercle de fidèles et les lecteurs de la Revue des Deux Mondes auxquels il réserve chaque mois une chronique cinéma originale et de haute volée, qui fait autorité.
Il est aussi l’auteur de plusieurs “classiques” trop souvent méconnus, qui ont pour cadre la Corrèze, sa terre natale, au premier rang desquels figure le fabuleux Ma vie parmi les ombres (Gallimard, 2003), son chef-d’œuvre, une ode poignante à la résilience de la France rurale au temps de la Première Guerre mondiale, si puissante qu’on ne peut s’empêcher d’en lire des pages à haute voix. Plaignons les malheureux qui ne l’auront jamais entre les mains.
Même s’il a souvent le phrasé de Proust, on pourrait dire de Richard Millet qu’il est le Giono de la Corrèze avec, par exemple, La Gloire des Pythre (POL, 1995), l’histoire d’une famille sur le plateau de Millevaches. De livre en livre (plus de quatre-vingts au total), il a fait revivre, entre autres et avec une grande compassion, nos ancêtres de la campagne française dont il ne se remet pas de la lente disparition. C’est le porte-parole des humiliés, des offensés, des oubliés de la société. (…)
A-t-il cherché les ennuis ? Sans doute un peu. C’est ce qu’on se dit à la lecture de La Forteresse (Les provinciales, 2022), titre résumant bien ce misanthrope un peu autiste qu’on appelle Richard Millet qui reconnaît avoir toujours mieux vécu en lui-même que dans le monde réel. S’il n’en sort que par l’écriture, il reste cloîtré en lui “avec des boules Quies, non seulement la nuit, mais aussi en plein jour”, habitude qu’il n’a jamais quittée (…).
Avant d’être mis à l’index, il y a une dizaine d’années, par le Saint-Office de l’Inquisition des Gens de Lettres, Richard Millet a dit et écrit des bêtises, comme nous tous, plus ou moins. Abandonnant sa prodigieuse veine romanesque, il changea de personnage et devint un temps le connétable du déclin. Répétitifs furent ses pamphlets sur la déchéance de notre littérature ou ses envolées contre le multiculturalisme quand il ne dénonçait pas le délitement de l’identité française. Ses philippiques contre Jean-Marie Le Clézio, grand écrivain national, tombaient à plat.
Tout a basculé en 2012 quand Richard Millet a ajouté à son essai Langue fantôme (Pierre-Guillaume de Roux, 2012) un appendice de dix-sept pages intitulé “Éloge littéraire d’Anders Breivik”, Breivik étant le terroriste d’extrême droite qui, en 2011, massacra soixante-dix-sept personnes en Norvège “au nom de la race blanche”. Tollé général et pétition indignée du Paris des lettres. L’écrivain répondit pour sa défense que, dans son texte, il condamnait par deux fois l’action du forcené dont il dressait un portrait peu flatteur. Pour le titre, il plaida l’ironie. Que ce fût le cas ou qu’il s’agît d’une provocation, ce titre était malheureux.
Mais bon, Richard Millet n’a pas appelé au meurtre de ses concitoyens, comme Jean-Paul Sartre dans sa préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon, préface qui mit mal à l’aise l’auteur, alors sur son lit de mort. Il n’a pas plaidé pour la destruction d’Israël en l’accusant d’apartheid ou pire encore, comme le font tant d’artistes ou d’intellectuels dits “de gauche” mais, disons-le, débiles, incultes et sournoisement antisémites. Il n’a pas sombré dans l’abjection raciste de Céline.
Que l’on sache, Richard Millet n’a pas applaudi non plus, à l’instar d’Edwy Plenel, aux assassinats de onze athlètes israéliens par l’organisation terroriste Septembre noir, aux jeux Olympiques de Munich en 1972. Il n’a pas fait, comme Philippe Sollers et tant d’autres, l’éloge du régime criminel de Mao qui a tué quelque soixante-dix millions de Chinois. Il n’a pas sombré dans la honte stalinienne comme Louis Aragon, mon poète préféré, qui, en 1935, soutenait le goulag, “science prodigieuse de la rééducation de l’homme qui fait du criminel un homme utile”.
Il n’a pas signé en 1977 dans Le Monde, à l’invitation de Gabriel Matzneff auquel celui-ci collabore alors, des pétitions en faveur de la pédophilie, comme le même Aragon, Jean-Paul Sartre encore, Simone de Beauvoir, Roland Barthes, Gilles Deleuze, Philippe Sollers, Bernard Kouchner et tutti quanti. Ces gens-là n’ont jamais eu de comptes à rendre pour toutes les insanités qu’ils ont signées ou proférées. Il est vrai qu’ils fricotaient souvent avec l’extrême gauche, ce qui reste le meilleur des parapluies pour tous ceux qui déparlent, aujourd’hui encore.
Quand on se penche sur le cas de Richard Millet, somptueux romancier, on ne peut trouver que disproportionné sinon absurde l’opprobre dont il est accablé. Serait-ce à lui de payer pour les autres ? N’est-il pas temps de lever l’excommunication qui pèse sur un homme qui n’est qu’un écrivain et rien d’autre ? “Ce que j’ai écrit, observe-t-il dans La Forteresse, ne vaut rien, du moins ne m’intéresse pas ; c’est continuer à écrire qui m’importe, jusque dans l’illusion ou l’échec. Continuer, oui, pour tenter de me taire et retrouver le silence initial de la forteresse.” »

Franz-Olivier Giesbert, « Un silence de mort », Revue des deux mondes, février 2023.

• Richard Millet, Journal 2003-2011, tome IV, Les provinciales, 2023.
• Richard Millet, La Forteresse. Autobiographie 1953-1973, Les provinciales, 2022.