Evelyne Tschirhart, Dreuz : « Un grand roman de la transmission.»

Une vie consacrée à l’étude de la dhimmitude et du djihad

On connaît Bat Ye’or par ses essais majeurs sur la condition des Juifs et des Chrétiens en terre d’islam, recherches qui l’ont conduite à forger le terme de dhimmitude.
Dans son livre Autobiographie politique, elle raconte l’expulsion des Juifs d’Egypte, expulsion qu’elle a vécue avec sa famille, dans le contexte de la création de l’Etat d’Israël en 1948, du coup d’Etat de Nasser et sa prise du pouvoir en 1952, puis de la guerre de Suez en 1956. Ces événements allaient bouleverser de façon dramatique la vie de la population juive qui s’était établie là depuis des siècles, pour certains, bien avant l’arrivée de l’islam. Bat Ye’or aborde ce sujet de façon rigoureuse et factuelle en détaillant les causes et les moyens utilisés pour se débarrasser d’une population qui avait pourtant apporté une immense contribution à la vie intellectuelle et économique de ce pays.
Enfant puis adolescente, Bat Ye’or se destinait à l’écriture romanesque. Elle avait noirci des cahiers entiers où elle faisait vivre des personnages et leur histoire ; c’étaient des pistes de romans à venir. Quand elle dut quitter précipitamment le Caire, elle brûla ses cahiers, craignant que la police ne les découvre et s’en serve contre sa famille.
Arrivée en Angleterre, vivant avec ses parents dans les conditions précaires des réfugiés apatrides, elle reprit des études grâce à une bourse de l’Institut Z. Une question la hantait : comment, parce qu’on était Juif, pouvait-on être traité comme un paria alors qu’on vivait paisiblement dans le pays qui vous avait vu naître, entouré de sa famille et de ses amis ? On se retrouvait, du jour au lendemain, déchu de sa nationalité, privé de son travail, assigné à résidence, ses biens séquestrés sans avoir commis aucun crime. Cette question, les Juifs qui vivaient en Europe pendant la seconde guerre mondiale se l’étaient déjà posée…
Le traumatisme de l’expulsion allait placer celle qui deviendrait Bat Ye’or (fille du Nil) devant un choix cornélien : allait-elle suivre sa vocation première de romancière ou bien s’engagerait-elle dans un travail d’enquête long, difficile, pour comprendre ce que Juifs et Chrétiens avaient enduré sous l’islam ; ce qu’était leur statut humiliant, et donner le fruit de ses recherches à des lecteurs ignorants puisque l’histoire des conquêtes musulmanes, depuis Mahomet, avait été tue, cachée, avant  de ressortir sous la forme d’une propagande risible où l’islam aurait tout inventé, tout apporté  à l’Europe ? Bat Ye’or, il faut le rappeler, a dû aussi se battre contre les critiques des « experts » de l’orientalisme, aveuglés, se berçant des contes des « Mille et une Nuits » qui chantaient un islam prétendument de « tolérance et de paix » !
Il faut rappeler qu’elle reçut malgré tout le soutien inconditionnel de personnalités de premier plan comme Jacques Ellul.
C’est donc à ce devoir de vérité qu’elle a voué la plus grande partie de sa vie. la fin de son Autobiographie politique, livre  testament, elle conclut ainsi :
« Peut-être maintenant serait-il temps que j’aille à la recherche d’Adolphe, cet autre moi-même qui m’aida à survivre, de retrouver ceux qui m’attendaient si impatiemment pour exister… peut-être maintenant serait-il temps que j’aille éveiller dans cette maison vide et enchantée ces existences magiques que j’avais abandonnées, voici si longtemps. »

Le roman des origines

Revenir à l’origine, celle de la création romanesque. Bat Ye’or nous livre aujourd’hui un roman exceptionnel : Le dernier khamsin des Juifs d’Egypte. Un roman qui conjugue l’histoire personnelle, celle du témoin, et l’Histoire qui, tel un rouleau compresseur, écrase son peuple et désigne à sa vindicte, l’étranger, le Juif bouc-émissaire.
Nous découvrons à travers ces pages, le regard d’une jeune fille dont la vie va basculer dans le non-sens, saccagée par le retour d’un antisémitisme inconnu d’elle, et enfin, l’obligation de quitter le pays, son pays sans espoir de retour…
D’abord idéaliste et refusant la réalité, Elly, la narratrice « fréquente un milieu d’Egyptiens et de diplomates ». Même quand les premières brimades des fonctionnaires aux ordres, les actes haineux, les appels au meurtre d’une populace surchauffée et les arrestations et emprisonnements commencent, elle a du mal à admettre ce qui se profile : l’exclusion totale des juifs, devenus parias chez eux.  des amis qui viennent l’avertir de leur projet  de partir car la situation devient trop préoccupante, elle réplique :
« Toute l’Egypte n’est pas responsable de la lâcheté d’un fonctionnaire, répliquais-je avec dignité. Il m’était désagréable de m’entendre rappeler brutalement que seule ma religion avait motivé mon renvoi. »
De plus, elle n’attache guère d’importance à la religion. Ses attaches sont « l’Egypte millénaire ». Elle est idéaliste et veut croire à un humanisme qui mène nécessairement vers le progrès et la fraternité. Elle aime l’humanité. Cela d’autant plus qu’elle a toujours entretenu de bons rapports avec les égyptiens et elle sait que le peuple vit dans des conditions misérables et dans l’ignorance. Son amie Hoda est gyptienne mais elle est consciente que l’  ne pourra progresser tant que les femmes resteront asservies. Bien que fortunée, elle étouffe dans ce pays où le peuple est maintenu dans la misère et l’illettrisme.

Beauté et destruction

Le lien charnel qui unit Elly à son pays natal est admirablement décrit à travers des pages ardentes et d’une grande beauté poétique. On vibre avec cette jeune fille qui aime les arts, la botanique, qui est attentive aux plantes, aux couleurs, aux senteurs et dont la sensualité s’accorde avec la terre et le ciel de ce pays aimé. Sa mémoire a gardé intacte ce que l’enfance et l’adolescence n’oublient pas : la splendeur des paysages, les felouques glissant sur le Nil, les lumières du couchant, la fragrance des Jacarandas flamboyant de jaune et de bleu. Et la poussière du désert portée par le khamsin, ce vent qui trouble le ciel et ploie les grands palmiers jusqu’aux confins du désert.
Elle se promène dans les rues animées du Caire, avec leur misère crasseuse mais aussi la vie grouillante et commerçante et ses parfums ; elle fréquente les clubs où les étrangers et les cairotes fortunés se retrouvent après une promenade à cheval pour danser et prendre le thé. Toute cette vie dont Elly se rend compte très tôt qu’elle est superficielle. Elle observe, elle engrange les paroles des uns et des autres, elle est dans la distance, parfois amusée, de celui qui, tel l’entomologiste, scrute la nature humaine qui va nourrir sa réflexion et son désir de création.

Une vision parfois kafkaïenne

Le roman s’ouvre sur une séquence à la fois réelle et hallucinée qui nous propulse au cœur d’un drame où le passé se mêle au présent, où les morts côtoient les vivants pour revisiter une vie volée, à jamais perdue. Le lecteur est plongé dans une atmosphère d’étrangeté. Les exilés se retrouvent dans un sous-sol de Londres, logés par une organisation d’aide aux réfugiés. Elyahu Cohen, un des personnages les plus émouvants du roman, soliloque et Elly l’écoute ; la pièce s’emplit alors des ombres squelettiques des disparus. Ils sont la mémoire d’une époque révolue qu’Elyahu fait revivre. Elly écoute ces ombres aux voix discordantes qui racontent le monde d’hier : il y a les fatalistes qui se résignent : « C’est la destinée, disait Aslan avec philosophie. On ne peut rien faire contre le Destin… » Il y a ceux qui ne veulent pas voir et ceux qui sentent que le pire est à leur porte : « C’est une mode, disait-il, ça va passer.
Mais ils continuaient à crier tous à la fois avec leur accent bizarre, dans l’air sourd :
– Quelle mode ? Ne voyez-vous pas que nos habitations sont pillées et incendiées en Palestine, au Caire, à Alexandrie, en Irak, en Syrie, au Liban ? »
Il y a les révolutionnaires, les sionistes : « Seule la liberté peut sauver l’homme, les peuples, l’humanité et le sionisme c’est la libération d’Israël… »

Des méthodes nazies

Elyahu Cohen vit avec son infirmité, séquelle des coups reçus en prison : il fait partie de ceux, nombreux, qui sans connaître la raison de leur emprisonnement ont croupi dans les geôles égyptiennes. Son arrestation relevait de la volonté d’humilier les Juifs et de leur soutirer des pots-de-vin. La haine était partout palpable et les Juifs se calfeutraient chez eux, évitaient de sortir.
Il dit :
« – Cette époque… oui, nous étions encerclés par la haine. Cette haine pourtant, je me refusais à croire qu’elle fût générale et spontanée malgré les apparences, tant j’avais confiance dans les qualités des hommes qui m’entouraient et que je côtoyais chaque jour. Oui, même quand je les ai vu poignarder, lapider ce malheureux tiré hors du tramway, je savais qu’ils étaient irresponsables, eux-mêmes victimes des pièges de leurs dirigeants… »
L’auteur nous restitue un des moments les plus terribles qu’il a vécu, avec ses mots à lui sans que jamais l’indignation ou la colère ne se manifestent. Il incarne l’antique souffrance du paria habitué à supporter son sort mais c’est aussi un homme bon qui sait que le pouvoir manipule les foules et leur injecte la haine.
« Si Elyahu revenait du domaine des morts, il lui parlerait encore de l’Egypte, de la Grand-Peur régnant sur le pays, des milliers d’innocents pourrissant sans jugement dans les prisons : “Mais il ne faut pas en parler…chut,chut, le gouvernement se vengerait sur ceux qui sont restés là-bas, dans les prisons d’Abou-Zaabal, de Tourah, des Barrages, des camps de concentration dans les déserts, chut, chut…” il ne faut pas en parler, il faut entrer dans la conspiration du silence entretenue par les journalistes résidant au Hilton, par les diplomates anxieux de ne pas ternir le prestige du Raïs…chut, chut !… »
Non, il ne fallait pas en parler, de même qu’il fallait taire ce que les nazis faisaient aux Juifs pendant la guerre. La longue chaîne des massacres et des humiliations se poursuivait inexorablement en terre musulmane. Le djihad avait repris du service ! Ces méthodes nazies n’avaient pas de quoi surprendre puisqu’un grand nombre de SS s’étaient réfugiés en Egypte et dans d’autres pays de la région afin d’échapper à Nuremberg. Ils trouvèrent dans les pays musulmans un havre où ils purent déployer leurs talents en formant et entraînant les soldats du cru. (Pour rappel, la Syrie avait accueilli le chef du camp de Drancy, Aloïs Brunner dont l’extradition fut demandée en vain et qui mourut de sa belle mort sans être inquiété.)
Sous Nasser, il ne faut surtout pas prononcer le mot « Israël » sous peine de se retrouver en prison comme sioniste avéré donc comme ennemi juré. Même entre amis, à mi-voix ou par ellipses, on ne sait jamais, des oreilles traînent qui pourraient vous dénoncer.

C’est sans doute une bonne chose que ce roman vienne après la publication de ses essais sur la dhimmitude car Bat Ye’or nous dévoile ici, une autre facette de son talent. Ce texte bouleversant, redonne vie à des êtres de chair et de sang dont la vie fut tranchée de tout, de leur passé, de leur environnement, de ce qu’ils avaient acquis, les modestes et les aisés, dans un pays dont beaucoup avaient la nationalité. Ils avaient leurs synagogues et leurs morts dans les cimetières. Ils vivaient le plus souvent en bonne intelligence avec leurs concitoyens musulmans. Et soudain, tout se délitait, le monde basculait dans l’angoisse, la peur, l’attente d’une expulsion. Il fallait se préparer, se séparer des objets auxquels on tenait, remplir des valises légères car leurs vies ne pesaient plus lourd et ne tenaient qu’à un fil. Tout cela est admirablement décrit et rappelle d’autres souvenirs sinistres : ceux des Juifs pendant la seconde guerre mondiale, qu’on venait arrêter au petit matin, obligés de tout abandonner. Mais aussi l’expulsion des Juifs des autres pays musulmans après la création de l’Etat d’Israël. Celle des pieds noirs, poussés à quitter l’Algérie, n’ayant d’autre choix que la valise ou le cercueil.
C’est aussi l’histoire d’une jeune fille, Elly qui vit dans l’insouciance et dont nous entendons les certitudes qui, progressivement, vont se fissurer et faire place au doute, au sentiment d’irréalité, voire de folie, qui parfois l’empoigne, mais qui garde l’immense tendresse qu’elle nourrit pour ce pays qu’elle considérait comme sien. Sa touche parfois acérée nous dépeint les figurants qui gravitent autour d’elle, ceux qui sont prompts à rallier le régime de Nasser, comme certains chrétiens qui savent pourtant qu’après celui des Juifs, leur tour viendra.

Ce livre est un grand roman de la transmission.

Un roman prémonitoire aussi car il nous éclaire sans fard et sans détour sur ce qui nous attend. Ne vivons-nous pas, nous aussi, un nouveau djihad ? Ceux qui sont inquiets mais n’osent nommer la cause profonde de leur inquiétude, devraient lire ce livre. Puisse ce roman leur ouvrir grand les yeux.

Evelyne Tschirhart, Dreuz, 8 juin 2019.


Autobiographie politique, éditions Les provinciales 2017

• Le dernier khamsin des Juifs d’Egypte, les provinciales 2019 le khamsin est un vent du sud transportant du sable brûlant du désert vers Israël. Il souffle une cinquantaine de jours au printemps.

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