« Qu’est-ce qu’il faut lire de Maurras ? » En souvenir de ma jeunesse frondeuse, batailleuse, lorsque j’étais un jeune tradi, on me pose parfois la question. C’est vrai que j’ai lu tout Maurras entre 17 et 21 ans. J’en lis très rarement aujourd’hui. Ma femme, Catherine, peut en témoigner. Je sais par cœur le peu qui m’en revient. « Essence pire que le Pire / Et meilleure que le Meilleur / Quelle est la langue qui peut dire / Les deux abîmes de ton cœur ! » Il y a un rayon Maurras, dans ma bibliothèque, où les livres prennent la poussière. J’y retourne, afin de voir quels titres j’ai gardés, cela apportera peut-être la réponse à la question posée : « Qu’est-ce qu’il faut lire de Maurras ? » Je retrouve Anthinéa, Kiel et Tanger, Romantisme et révolution, Les amants de Venise, Au signe de Flore, Barbarie et poésie. Sans oublier Devant l’Allemagne éternelle, publié en 1937, avec cet avertissement fameux : « Le racisme hitlérien nous fera assister au règne tout-puissant de sa Horde et, dernier gémissement de nos paisibles populations ahuries, il sera contesté que d’aussi révoltantes iniquités puissent être éclairées par notre soleil – Le soleil du XXe siècle ! Prestige évanoui ! Le soleil est vieux ; ayant tout vu, il est bien fait pour tout revoir. » J’avais également un volume d’Enquête sur la monarchie, mais je l’ai donné à un ami. Il l’a offert à son fils pour ses 17 ans. On n’est pas sérieux, quand on a 17 ans. C’est l’âge de lire Maurras. Ça fait chic auprès des filles. Du moins de mon temps. Maurrassien, c’était plus distingué que lepéniste.
Ressassement. Dans ma bibliothèque, j’ai aussi conservé quelques plaquettes. C’est souvent là que Charles Maurras est le meilleur, généralement débarrassé des obsessions et des violences contre les juifs, les étrangers et les protestants qui ont pourri son œuvre. Le Martégal est à la fois poète et journaliste. C’est un sprinteur. « Soliloque du prisonnier », « Une campagne royaliste au Figaro », « Antigone, Vierge-mère de l’ordre », « Tragi-comédie de ma surdité ». Dans Ma vie entre les lignes, il y a un texte d’Antoine Blondin sur le dernier d’entre eux, « Un sourd qu’on écoute » : « Il est bon de fréquenter les maîtres. L’époque, assez ingrate, nous a privés du commerce de bien des nôtres. Elle les a assassinés ou emprisonnés. » Pour ceux qui savent lire, ce texte sent le ressentiment à l’égard de la Libération, un épisode assez tendu pour les gens de l’Action française. En 1962, le vieux était mort, mais ses enfants ont remis le couvert contre le général de Gaulle. J’ai fini par ne plus pouvoir supporter ce ressassement, ce radotage. « Vous formez de durs petits cerveaux », reprochait jadis le Lorrain Barrès à son ami provençal. Maurras aura usé beaucoup de temps à pas grand-chose et même au pire lorsqu’il s’est employé à un antisémitisme fumeux dans ses origines et criminel dans ses aboutissements. Le « Bloc-notes » de François Mauriac contient de fortes pages sur cette « graine perdue de Maurras ».
Il faut donc lire Maurras quand on n’est pas sérieux. Après, quand on le devient, on mesure la rancœur que dissimule la légèreté des hussards et des maurrassiens d’après guerre, on comprend leurs manières d’émigrés de l’intérieur et on redoute la façon qu’ils ont de se tenir hors de l’histoire de France. Alors, on n’a plus envie de lire Maurras. Adieu, donc, à la douce pitié de Dieu ! A Maurras il aura manqué des racines spirituelles et un horizon historique assez profonds pour lui faire envisager la vocation de la France dans ses heurs et malheurs, au hasard et souvent, autrement et encore. Ce n’est pas Mauriac qui m’a éclairé là-dessus. C’est Bernanos. J’ai découvert son œuvre en même temps que celle du Martégal. Je me souviens de l’automne 1988, au cours duquel j’ai lu conjointement L’avenir de l’intelligence et La liberté, pour quoi faire ?. Mon adolescence s’épanouissait dans la lumière d’octobre. J’allais bientôt prêter mon bras à Mouchette, à Chantal, aux abbés Chevance et Donissan, au motard-légionnaire du Journal d’un curé de campagne, des créatures romanesques que je ne quitterai plus. La première page de Nouvelle histoire de Mouchette, c’est ma jeunesse : « Mais déjà le grand vent noir qui vient de l’ouest – le vent des mers, comme dit Antoine – éparpille les voix dans la nuit. Il joue avec elles un moment et les jette on ne sait où, en ronflant de colère. » En la lisant, j’ignorais que j’absorbais l’antidote en même temps que le poison. Cela ne m’a pas empêché de lire Maurras, mais cela ne m’a pas laissé le temps d’être maurrassien.
Boire à la source. Ce printemps, je ne relirai pas Maurras. Mon sentiment à son égard a passé. Une lettre d’Ernest Psichari, dilettante devenu écrivain-moine-soldat, dit assez bien ce qu’il a été. « Vous êtes le seul homme de nos jours – et il faut remonter loin dans le passé pour trouver un penseur qui vous soit comparable –, le seul qui ait construit une doctrine politique vraiment cohérente, vraiment grande, le seul qui ait appris la politique non dans les parlotes et les assemblées, mais dans Aristote et dans saint Thomas », écrivait l’auteur du Voyage du centurion à Maurras en 1913.
Comme Ernest Psichari, j’ai aimé l’ordre et la puissance classiques, la lumière à la fois grecque et médiévale de l’œuvre de Charles Maurras. Mais j’ai assez vite oublié mon guide pour aller directement boire à la source. Trois décennies plus tard, ce n’est pas en lisant le journal du matin que je m’interroge sur le secret du monde et de la vie, mais en lisant sans cesse Ethique à Nicomaque et Somme de théologie.
J’ai oublié mon guide parce que j’ai compris, grâce à Georges Bernanos, qu’il y a un « modeste » problème dans la sévère architecture maurrassienne : l’absence de la Bible et du Christ. Maurras ruminait beaucoup, mais pas les psaumes !
C’est utile de croire au diable. Dans la grande confusion idéologique des années 1930, Georges Bernanos est celui qui a replacé le Christ au cœur du champ de bataille ; en Espagne, c’est au Christ qu’il a songé lorsqu’il a jeté sur le papier les premières pages des Grands cimetières sous la lune ; au Brésil, il était fidèle au Christ en rédigeant Scandale de la vérité ; en 1940, c’est « la fusion mystérieuse de l’honneur humain et de la charité du Christ » qui lui a immédiatement fait tenir Philippe Pétain pour un maréchal défaitiste. À Jules Henry, ambassadeur de France à Rio, il l’a expliqué avec des mots très simples, le 31 juillet 1940 : « Si je suis l’adversaire du gouvernement de M. Philippe Pétain, c’est que – quelles que soient ses préférences secrètes – il a parié sur la victoire totalitaire, et moi j’ai parié sur la défaite totalitaire. » La foi n’est certes pas une armure miraculeuse, elle n’empêche pas de prendre des coups. Mais il arrive qu’on ait des lumières comme ça, quand on va à la messe et qu’on se souvient de la vie terrestre du Christ.
Quand surgissent des Franco, des Hitler, des Staline, quand le nazisme fait son œuvre de mort sur les Juifs, quand ne cessent plus les massacres, quand les démocraties lancent des bombes sur les populations civiles, c’est également utile de croire au diable. On sent mieux ce qui se passe. On voit mieux où il veut en venir.
Ancien camelot du roi définitivement brouillé avec Charles Maurras en 1932, Georges Bernanos est sorti de la Seconde Guerre mondiale lavé par le sang de l’Agneau. Il a regardé les folies de l’Histoire comme un romancier : les yeux grands ouverts. Il a mesuré le bousillage, les catastrophes. Il pressentait celles qui allaient venir : « Vous aurez à payer ce sang juif d’une manière qui étonnera l’histoire. »
Sébastien Lapaque, Le Point n°2383 du jeudi 3 mai 2018.
Auteur de Georges Bernanos encore une fois (Les provinciales, 2018). À paraître chez Stock en septembre : Sermon de saint Thomas d’Aquin aux enfants et aux robots.