Sébastien Lapaque, Le Figaro : « Son lien avec la source juive, plus éclatant que jamais. »

Dans quelques siècles, lorsque les postes de télévision apparaîtront un moyen de communication aussi antique que les rouleaux de papyrus de la bibliothèque d’Alexandrie, on se souviendra peut-être de ce débat comme d’un record d’altitude intellectuelle et spirituelle. Le 21 septembre 1987, dans le cadre de l’émission « Océaniques » diffusée sur FR3, les philosophes George Steiner et Pierre Boutang, installés de part et d’autre d’une table, penchés l’un contre l’autre pendant près de deux heures, ont jeté dans la mêlée tous les arguments pro et contre dont ils disposaient pour évoquer le mythe d’Antigone et le sacrifice d’Abraham. Sophocle et la Bible à une heure de grande écoute ? De tels miracles se produisaient de temps à autre, dans la France de François Mitterrand – le président de la République que l’ancien Camelot du roi Boutang avait aidé à se faire élire en 1981 en taillant en pièces Giscard dans son pamphlet Précis de Foutriquet.

Mais le débat de 1987 n’avait rien d’électoral. Il était métaphysique, théologique et presque liturgique. Pour l’agrément des téléspectateurs, les deux hommes conversaient en français. Maîtres et témoins d’un esprit européen dont on n’a plus idée depuis la Renaissance, ces deux traducteurs passionnés auraient pu aussi bien échanger dans la langue de Shakespeare, dans celle de Dante ou dans celle de Kafka. Et même en grec ou en latin. « Je suis juif, mon enseignement, mes écrits tournent autour de la catastrophe d’Auschwitz », a immédiatement averti Steiner avec ce ton saccadé qui lui permettait d’appuyer sur chaque mot prononcé, en gardien vigilant du logos. En face de lui, était assis un théoricien royaliste bagarreur, réputé être resté antisémite alors qu’il était passé de Maurras à Péguy, changeant de Charles, de tradition et de préjugé. Plissant ses yeux de myope face à Steiner, Boutang ne s’est pas laissé démonter. Pour répondre à son ami, il avait des textes. « Un être qui connaît un livre par cœur est invulnérable, c’est plus qu’une assurance- vie, c’est une assurance sur la mort », répétait Steiner.

Et l’auteur de La Fontaine politique avait dans le cœur des bibliothèques entières. Ce qui n’a pas empêché Steiner de le pousser dans ses retranchements. « Est-ce que, pour un catholique comme vous, le monde des camps de la mort ne pose pas la question de vos croyances ? » Cette réalité atroce avait déjà contraint Boutang à s’interroger sur son lien avec la source juive. À la question de Steiner, il avait répondu en 1967, pendant la guerre des Six Jours : « La création de l’État d’Israël fut la seule rançon, la seule création positive répondant à l’horreur infinie de la Seconde Guerre mondiale ». Quant à son lien avec la source juive, il fut, ce soir de septembre 1987, plus éclatant que jamais.

Sébastien Lapaque, Le Figaro du 5 février 2020.
• cf. aussi : Sébastien Lapaque« George Steiner, philosophe et critique, est mort à l’âge de 90 ans. L’homme de renommée mondiale pour ses travaux littéraires et philosophiques, s’est éteint lundi au Royaume-Uni », Le Figaro, 5 février 2020.

• Voir également : « George Steiner dans le regard de Pierre Boutang. »