(…) Deux ans avant la mort de Pierre Boutang, cette même année 1996, avait paru la traduction des « logocrates » (1), et par là je me souviens que peu après, pour Pâques, George Steiner s’était rendu à Saint-Germain : « Je l’ai quitté, tout récemment, dans son aire germano-pratine encombrée de livres, la vue défaillante, la peau et les mains tachetées par l’âge, chantant, d’une voix cassée et exultante, presqu’une voix d’enfant, un hymne pascal, une poésie sur la résurrection. Boutang méprise la médecine avec une aigreur qui rappelle un peu celle de Molière. Il ne s’y soumettra pas. Ces soins sont le “métier” de Dieu. Boutang se réjouit à la perspective de “vivre sa mort”, d’explorer ce passage, si déchirant et humiliant soit-il, vers l’ultime unisson avec l’Église catholique, militante et triomphante. Quelle abjection ce serait que d’amortir cette aventure vers la renaissance par le recours à des analgésiques ou à des artifices cliniques. »
Ce texte publié en France juste après la mort de Boutang (Errata, septembre 1998) soulignait cruellement que cette mort n’avait pas ressemblé à ce que nous en attendions : c’était ça « vivre sa mort » ? (Je me souviens de Paoli rêvant le dernier mois d’organiser un repas des intimes.)
Ce que nous en attendions… « 1) toute entreprise humaine est tirée à d’autres fins que les siennes propres et apparentes ; 2) par là tout est, à la lettre, surprenant ; 3) néanmoins tout s’avance selon une suite réglée… » Les trois propositions originelles de la philosophie de l’his- toire qu’aimait rappeler Pierre Boutang sont propres à délivrer de tous regrets : mais si de la face cachée de la mort nous ne connaissons rien, la mort d’un homme est-elle pourtant une entreprise et vers quelle autre fin tirée ? « Je sûr-mourrai, n’aurai existé que par la mort, non mienne — moi sien — mais “je suis là, j’y suis toujours”, présent incertain foudroyé par ce futur certain. » (2) La mort certaine, cette certitude fût-elle sans peur, façonne la présente vie en nous. La mort n’est jamais nôtre, c’est nous, puisque ainsi nous mourons, qui à la mort appartenons ; « ma » mort est tirée puissamment vers une fin « non mienne », redoublée. Une mort autre ? la mort d’un autre ? Sûr-prenante foudre qui fond en le tuant sur le présent vivant, incertain, n’existant certainement que par la mort toujours là…
Pour George Steiner, il n’y a pas de philosophie possible ni de la mort ni de l’histoire après la catastrophe d’Auschwitz. C’est le déni de qui « par un caprice de l’histoire » (3), comme il dit, survécut. Rectifions, ce n’est pas un caprice de l’histoire surprenante, mais en raison de la clairvoyance sinistrement exacte de son père, et de l’exil de sa famille dès lors choisi deux fois à temps, que Steiner réchappa. L’histoire réserve ses caprices à ceux qui s’en soucient jusqu’à la mort d’une volonté intransigeante : ainsi quelquefois elle rechigne à s’emparer elle-même de la vie qu’on lui offrait de bon cœur ; Simone Weil, « celle qui me fait le mieux comprendre Antigone » (4), incapable d’aller plus loin que Londres ; ou Boutang, « averti » des dangers de l’histoire par Pétain en 1940, mais fonçant tête dedans (« Chargez ! chargez ! gens d’armes, lui avait dit le Maréchal, mais n’oubliez pas que vous avez femme et enfants, et que c’est vous qui avez acheté votre cheval ! »). Eh bien, « la vérité est malheureuse », et ce sont les honneurs fortuits qui font rougir, lorsqu’ils touchent de leur caresse publique le visage alors honteux des « survivants ». « Lorsque j’ai vu, après mes leçons au Collège de France, certains éminents invités qui refusaient de serrer la main de Pierre Boutang, a écrit George Steiner, (…) c’est moi qui ai eu honte. » (5)
La honte, je sais, est le début de la vertu : ce n’est pourtant pas son dernier mot. Celle-ci se dispense lentement à qui s’efforce de porter les injures faites à la vérité à travers la souffrance personnelle d’une sorte de crucifixion. Steiner avait écrit un peu avant ceci : « La révérence, le mot n’est pas trop fort, que m’inspire pareille désinvolture, un tel rejet péremptoire du danger est, je le sais, malsaine. Mais salutaire aussi, en ce qu’elle contraint à affronter ce qu’il y a en moi de plus suspect. J’ai parfois l’illusion enfantine qu’en compagnie de Pierre Boutang, au moment de l’épreuve enfin incontournable, je trouverais moyen de ne pas me conduire trop mal. Car le mépris de cet homme pèserait plus lourd que les craintes. » (6) (…)
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(1). Texte de George Steiner, publié en anglais en 1982 dans European University Institute : « Logocrats » (a note on de Maistre, Heidegger and Pierre Boutang) » ; en français en mars 1996 dans Les provinciales (lettre), tr. fr. par Olivier Véron ; ce texte a par la suite été traduit et publié par Pierre-Emmanuel Dauzat sous le titre « Les « logocrates” : de Maistre, Heidegger et Boutang », donnant le titre du recueil d’articles publiés par les Éditions de l’Herne en 2003, puis en poche coll. « 10/18 » en 2005.Les Logocrates, .
(2). Pierre Boutang, Le Purgatoire, [Le Sagittaire, 1976], Éditions La Différence, 1991, p. 22. Nouvelle édition à paraître, présentée et annotée par Ghislain Chaufour, Les provinciales, 2020.
(3). George Steiner, Errata, Gallimard, 1998.
(4). Pierre Boutang et George Steiner, Dialogues, sur le mythe d’Antigone, sur le sacrifice d’Abraham, J.-C. Lattès, 1994. PB est plus sévère avec Simone Weil dans La Fontaine politique, J.-E. Hallier/Albin Michel, 1981, rééd. Les provinciales, 2018, pp. 246-253.
(5) George Steiner, Dialogues, op. cit., p. 43, ce sont les derniers mots de la préface.
(6) Ibid. p. 40.