Sébastien Lapaque, Le Figaro : « Une histoire poignante parce que vraie. »

Une histoire écrite en prose ne touche au romanesque que lorsqu’elle permet d’appréhender la vérité d’une vie dans une âme et dans un corps. En faisant alterner la narration vive et la narration lente, l’action et la contemplation, en bousculant la chronologie, en ménageant des pauses au cours desquelles le lecteur tourne autour des événements, Le Dernier Khamsin des Juifs d’Égypte touche subtilement à l’essence du romanesque.
C’est un étrange premier roman, en réalité, que ce beau livre publié par une Britannique de quatre-vingt-six ans qui vit depuis plusieurs décennies sur la rive suisse du lac Léman et écrit en français. Auteur d’une dizaine d’ouvrages, Bat Ye’or est d’abord connue comme historienne de la « dhimmitude » — le statut des non musulmans dans les États musulmans — et théoricienne d’« Eurabia » — une façon de géographie du futur dans laquelle « les penchants criminels de l’Europe démocratique » dont a parlé Jean-Claude Milner iraient à leur terme par l’islamisation volontaire du continent. Ce concept qui fait sourire les gens bien comme il faut a inspiré Michel Houellebecq dans la rédaction de Soumission. « Dans un sens la vieille Bat Ye’or n’a pas tort, avec son fantasme de complot Eurabia », observe un personnage du livre avec une tendresse mêlée d’effroi.
Bat Ye’or n’a pas tort et elle a même souvent raison. Ainsi dans le choix qu’elle a fait de raconter l’expulsion des Juifs d’Égypte par le raïs Gamal Abdel Nasser en 1956 avec les armes de la fiction. L’art romanesque permet au lecteur d’entrer de plain-pied dans cet épisode de fureur antisémite qu’on a généralement refoulé, l’orientalisme et le fantasme des « masses arabes » empêchant d’accepter que la chronique des catastrophes du XXe siècle se soit également écrite au sud de la Méditerranée. Dans un article paru dans La Nation française le 6 juin 1956, Roger Nimier l’a observé avec un cœur intelligent: « [La gauche] renie ses principes. Pour l’amour du monde arabe, elle piétine sa famille spirituelle. Ce qu’elle appelait hier l’obscurantisme religieux, elle le respecte à Rabat ou au Caire. Elle approuve la barbarie antisémite avec un entrain qui laisse rêveur. »
Née au Caire en 1933 dans une famille de la bourgeoisie juive, Bat Ye’or, la « fille du Nil », raconte les injustices qui ont dévoré sa belle jeunesse à travers l’émouvant personnage d’Elly, une jeune femme née pour partager l’amour, non la haine, et contrainte d’endurer les folies de l’Histoire — au sens profondément spirituel que William Faulkner donne à ce verbe endurer. Dans Le Bruit et la fureur, les personnages ont une âme. Ceux du Dernier Khamsin des Juifs d’Égypte également. Le khamsin, c’est un vent chaud qui souffle du sud. Aux personnages du roman réfugiés à Londres après avoir été violentés par la police de Nasser encadrée par d’anciens nazis réchappés d’Allemagne, il inspire la même mélancolie que le sirocco aux rapatriés d’Algérie.
Les Juifs d’Égypte n’étaient pas davantage des colons que ceux de Constantine et Oran. Ils étaient établis sur les bords du Nil depuis l’époque de Pharaon. Comme dans le psaume 29 (30), l’un des personnages du Dernier Khamsin s’en souvient mais tente cependant de changer son « deuil en une danse » : « Dans l’épreuve, il faut résolument opter pour la gaieté, pour la joie. Réjouis-toi, Elly, de la mort de la communauté juive d’Égypte, vieille de 2 600 ans, réjouis-toi de notre chute et de nos souffrances, réjouis-toi de notre renaissance ! »
Une histoire poignante parce que vraie. Atrocement vraie.

Sébastien Lapaque, Le Figaro du jeudi 16 mai 2019.

Le Dernier Khamsin des Juifs d’Égypte, de Bat Ye’or, Les provinciales, 220 pages, 20 €.