« Comme un paysan à la fin du jour, l’écrivain, heureux de savoir le puits de ses ancêtres toujours actif, arpente ses terres, ses vignes et ses biens, fait station au potager, mesure le chemin parcouru. Le nom de « juif », élu et maudit à l’instar du poète, sépare les saisons, rythme le temps. Son nom d’arc-portant au fronton d’une vie dédiée à l’attente du salut. (…) Millet hier guerrier parmi les ombres libanaises naquit en France au village de Viam-qui-êtes-en Corrèze, Siom en littérature : à une lettre près le nom de Jérusalem. La Corrèze, terre maternelle, se fait glèbe où l’écrivain, choisit d’enraciner son œuvre, d’édifier son tombeau. (…) Fils de la Femme, le catholique hautement proclamé choisit la filiation matrilinéaire, juive, nul ne l’ignore. Le père est fonctionnaire, aussi (…) mènera-t-il son fils au pays du Levant, en terre sainte où chevaliers chrétiens et cavaliers du Prophète ne cessent, depuis l’aube des temps, de se toiser et de guerroyer. Voici la nouvelle maison de Richard Millet. Son nom de Richard Cœur de Lion dans l’Orient désert. (…) Devenu grand, Millet chantera, Confession négative, les armes, la terre et les morts. (…) Richard Millet, de bonne foi, estime que les cavaliers d’Allah boutés hors du territoire, la France, évanouie, outragée de toutes parts, reviendra. Il sait aussi que cette France renée renaîtra sans juifs et aussi sans poètes, aussi se tourne-t-il vers l’instant inouï du 14 mai 1948 auquel succéda dès l’aube du 15 mai la guerre d’Indépendance ! Oui, le XXe siècle a vu un peuple martyre, un peuple couvert de boue et de sang entrer en majesté en terre sainte, y recouvrir ses droits. Instant unique. Hélas à cet instant ont succédé, comme à l’accoutumée, l’injustice, la corruption et le crime, rendant ce modèle problématique. Que j’aimerais pouvoir partager l’espérance de Richard Millet !
Las, je ne le puis. Je sais le mal affreux dont la France est frappée et moi dont aucune goutte de sang français ne coule dans les veines, j’ai mal à cette France, mienne par la culture, la langue et l’amour indéfectible qui m’y lie. J’ai vu, comme chacun, après le lâche attentat contre Charlie hebdo, après cet outrage au génie de l’insolence française, au pays du Père Duchêne et d’Ubu Roi, au pays de Diderot, de Cyrano de Bergerac, au pays de Montaigne et du géant Gargantua, la meute hurler à l’islamophobie avant même que quiconque ne songeât, bouleversé par l’événement, à stigmatiser qui que ce fût. Déjà, sur les murs de nos cités à l’envi mille et cent « Vive Merah ! » avaient paru sans inquiéter quiconque après qu’un vengeur algérois fut revenu sur ses pas pour abattre d’une balle dans la tête une youpine de cinq ans. Ici l’on craint davantage l’islamophobie que le complotisme ! La première, il est vrai, appartenait à l’ordre du fantasme, le second, hélas, à celui des faits. Deux bémols désormais demeurent, empêchant les citoyens français d’origine musulmane de se proclamer pleinement heureux : le legs catholique et la part considérable prise dans les affaires du pays par les juifs minoritaires. Réalité niée et fantasme affirmé devinrent lot commun. Le fardeau de l’homme blanc, ce hideux souvenir colonial, porté par les socialistes français, se vit mystérieusement rapporté à la seule église convertisseuse et aux marchands juifs, comme la tâche sanglante du retour de l’esclavage – due à la seule personne de Napoléon 1er – reportée, le diable seul sait pourquoi, aux mêmes juifs, miraculeusement redevenus cause universelle des malheurs humains. Quand bien même il serait prouvé que les marchands musulmans guerroyèrent longtemps contre l’Empire britannique pour conserver leurs marchés aux esclaves… Toute l’épopée du Grand Mahdi témoigne comme celle de Boko Haram… Le nom de juif, stigmatisé du temps de son enfance libanaise, fit retour, condamnant Millet à ne plus s’attacher qu’au péril de libanisation de la France. Le mal était commun. Pas un point du globe désormais où « le libre droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » ne se mue, miroir inversé du totalitarisme capitaliste, en retour du religieux. Un diktat : un peuple, un dieu, et pour défendre sa haute gloire ; un unique moyen, la guerre sainte. En tous points du globe terrestre, les rois du pétrole, nouveaux maîtres du monde, financent des lieux de culte, traquent juifs et chrétiens et vont en leur désir d’expansion jusqu’à promettre de nouveaux génocides. Promesse tenue. Lassés des utopies qui toutes ont fait long feu, les dhimmis de la planète entière hésitent à présent entre soumission et guerre sainte, abandonnant les derniers lecteurs de Qu’est-ce les Lumières ?et les tenants de « la religion dans les limites de la raison » à une solitude extrême. De ce camp très fermé, je suis, qui m’évertue à célébrer Soumission, le splendide poème filmique de Théo Van Gogh, martyr, et à chanter la haute gloire de Boualem Sansal, de Fethi Benslama… de tous les hommes de bonne volonté qui, loin des sentiers de la guerre et de la haine, tentent de rallumer le brandon naguère abandonné par Thomas d’Aquin, Maïmonide et Averroès. De la dispute savante et non du babélisme surgit l’intelligence.
De retour au pays natal, Richard Millet se sentira exilé, à l’instar de tout juif dont les parents, nés en terre étrangère, s’évertuent à conserver et à oublier, à transmettre et à gommer en un même mouvement contradictoire, un héritage de sang, de terreur et de mort, jusqu’à ce qu’à nouveau, par un très singulier mouvement de balancier, la terre d’accueil ne se fasse marâtre et qu’il ne lui faille reprendre son baluchon et sans amour s’en aller, poussé par la terreur et l’instinct de survie, sur la mer ! À ce terrible douaire, les juifs, d’aventure, ajoutent un legs secret de fêtes, de chants, d’hymnes et de douceur dont aucun sociologue, aucun politicien, aucun ami des juifs, ne saurait discourir. Le secret du shabbat : une famille rassemblée, tournée vers Jérusalem, regarde entrer la fiancée…Très loin de toute image de la nation, le secret juif a pour unique nom l’amour filial, celui qu’Isaac jadis enseigna jadis à son Craignant Dieu de Père. Pour le commun des mortels, demeurer juif c’est honorer, à l’instar d’Énée, le vieil Anchise, son père, et non revendiquer une quelconque fierté nationale. De l’antiquité venu, le plus ancien des monothéismes s’étaye des mos majorum et non pas du modèle impérial devenu ecclésial. Tous les zélateurs de la nation moderne, posant, à la va vite et à main ferme, leur grille récente d’interprétation, manqueront de plus de la moitié la réalité de ce fait cultuel, culturel et religieux que demeure, au-delà de tous ses avatars historiques, le judaïsme exilique ou enraciné. Il suffit de dix juifs, d’un seul sepher thora, pour établir une communauté. Il suffit de dix juifs, attachés à prier pour que la souille antisémite paraisse, attentive à les chasser de céans. Sans doute est-ce pour cette raison que le mot “peuple” apparut pour la première fois au cinquième livre du Pentateuque, dans la bouche de Pharaon ! De semblable manière, le miracle de la renaissance juive n’eut point existé sans les pogroms tsaristes, leurs torchons, leurs chanteurs et leurs idéologues. Quant à l’israélitisme français, il n’aurait pas été ce qu’il est devenu, sans le libre consentement du lectorat français à l’abjection drumontique, célinienne puis soralienne. Inlassable, relire Auto-émancipation de Pinsker en guise de prémices à la compréhension de ce qui fut depuis sionisme. Tous les sionismes, politique, opportuniste ou religieux. Je ne suis pas de ceux qui voient la main du Seigneur derrière le massacre des innocents, trop aimé Jacques le fataliste en ma jeunesse pour cela. Immunisée. Vaccinée. Grandie très loin des théories providentialistes, filles de la main gauche des émancipations, je réfuterai jusqu’à mon dernier souffle toute idée de participation divine aux affaires humaines. Pour grands que sont les dieux, ces maîtres et ces pères que l’homme eut nécessité d’inventer pour ordonner le monde, ils peuvent Golem ou diableries, nous tromper comme toujours nos créations.
Millet aura poussé l’amicale volonté d’identification jusques à devenir à son tour « le bouc » de l’édition française. Il ne fallait pas être grand prophète pour deviner l’effet que produirait un faux éloge paradoxal du geste de Breivik. Madame Ernaux-Homais jetterait l’anathème sur Swift ; Laclos aujourd’hui serait, nul n’en doute, par ses soins diligents, interdit pour sadisme et Erasme, considéré comme fou de Dieu ! En cette France où tout le monde se pique d’écrire, il semble que personne désormais ne sache plus lire. Ajoutons à ceci le fait que seuls les minoritaires non juifs semblent jouir du droit reconnu et illimité du recours à la violence. Les « Blancs » auraient épuisé leur crédit. Venu pour eux le temps du seul repentir. La curée fut abjecte. Pas un des écrivains en cour, jusqu’à ceux qui n’avaient pas lu et ne liraient pas le texte en question, ne refusa à sœur Annie-des-pauvres son soutien. Millet demeura dans l’arène, quoiqu’un peu en marge de la matrice gallimardesque, et conquit du même coup la place enviée d’irrégulier sous la protection de deux éditeurs de combat. La chevalerie d’Occident possède deux antennes. L’une, paganise ou orthodoxe, selon la saison, célinienne ou gnostique selon l’occasion, et l’autre à Sion-sur-Isère où ne sont admis que les tenants d’une « alliance égarée » entre Israël et la France. Démon de l’analogie ou secret ontologique ? Chacun, selon sa chapelle théologico- politique ou philosophique, décidera. (…) »