Prière d’insérer

Alors que les canons tonnent encore en Ukraine et entraînent un continent dans le gouffre, non du fait de la guerre elle-même, mais surtout par cette propension d’une élite à ne jamais vouloir faire par soi-même ce que l’on peut faire porter à ceux qui sont au loin, qu’a-t-on besoin de revenir sur cette expérience révolue des Juifs en Union soviétique ? Leur retour en Israël n’a pas seulement percé le rideau de fer soviétique et ébranlé, à l’instar de Soljénitsyne, Walesa, Wojtyla ou Reagan, le communisme en Europe, mais il a modifié en profondeur la sociologie et les représentations politiques en Israël même, comme l’avait fait, dans les décennies précédentes, l’afflux des Juifs d’Orient. Dans son livre, Joseph Mendelevich évoque ainsi Natan Sharansky, qui fut l’un de ses compagnons de détention avant de devenir l’homme politique israélien que l’on sait (1). Il croise aussi quelques nationalistes ukrainiens, dans les camps, mais ceux-ci n’étaient pas très favorables au judaïsme, à l’époque…
Comme on s’est mis tout à coup à dire « Karkhiv » ou « Barkhmout », on reprend sans hésiter aujourd’hui la typologie imposée en Europe pour parler du sionisme religieux : « colons », « colonies », « territoires occupés » et « palestiniens », et l’on s’indigne quand les Israéliens redonnent les noms hébreux des lieux, ou lorsqu’un groupe à kipa tricotée fonde une maison d’étude en Judée, étant donné que la Justice israélienne vient de condamner un précédent démantèlement… Mais le moment n’est-il pas venu de s’interroger plutôt sur ce qui constitue le sentiment d’appartenance nationale et la force qu’il exerce sur un individu au point de le conduire d’abord à la prison puis à la liberté ? « La nature de l’appartenance est mystérieuse et pourtant elle contient la clé et le sens authentique de la nation juive », écrivait Michaël Bar-Zvi (2). N’est-ce pas le moment de prendre au sérieux la nature de cet attachement à un peuple, ainsi que toutes ses conséquences ? « Le fait que j’appartienne à une nation n’implique pas qu’elle m’appartienne et pourtant c’est la mienne. » C’est la loi du retour. Au goulag le jeune Joseph Mendelevich était loin d’Israël mais le fil qui le reliait à cette terre depuis l’« Égypte » des soviets n’allait jamais être rompu et finirait par l’attirer à elle, en dépit de tous les obstacles. « L’appartenance est une relation et non le fait de prendre part, ou d’avoir part à quelque chose. L’étymologie du mot est ici éclairante car aussi bien le mot français que le mot hébreu ne trouvent point leur origine dans la part mais dans l’idée de dépendance, écrit Bar-Zvi. Appartenir, c’est ad-pertinere, à savoir dépendre, se rattacher à ou se “tenir” jusqu’à. » Le vocable sémitique quant à lui « donne l’idée d’une ancienne présence à laquelle on peut se rattacher. Le terme chaïekh désigne une relation ancienne tournée vers le passé et l’origine, sans doute comme si l’appartenance impliquait une fidélité à un archétype auquel je suis relié avant toute décision. » Et si l’on songe (encore) à la liberté au sein de la séquestration : « L’appartenance n’est pas seulement un signe mais elle est la limite de mon domaine. Ce qui m’appartient ce n’est pas ce qui renvoie à moi, cela signifie ce qui va jusqu’à moi, ce qui se déroule vers moi. » Ainsi la vie, les mœurs de ses aïeux continuent-ils de se « dérouler » après leur fin tragique jusqu’à venir toucher le jeune Joseph derrière des murs de fer.  « Une nation ne possède pas des membres ou des citoyens comme un avoir ou un bien dont elle peut jouir à son aise » (en cas de guerre ou de paix) « mais ces personnes appartiennent sans qu’il y ait de rapport de propriété. » Et si « lorsque j’affirme appartenir à ma nation cela signifie que je m’abandonne à elle, donc que je me laisse à son pouvoir », cet abandon est « une affirmation de soi, et non un renoncement radical posé avant la possibilité même d’un choix. Le judaïsme, bien plus que toute autre pensée, a compris la nécessité d’une indication de l’appartenance à la fois intérieure et extérieure. » Ces mots du philosophe identifient la nécessité intérieure longuement éprouvée par Joseph Mendelevich et qu’il choisira de traduire à l’extérieur contre toutes les autorités du camp. Le signe d’alliance, dans le judaïsme,  « rend impossible la constitution d’une nationalité abstraite » : si « l’alliance est un signe », elle est « aussi un fait », tandis que « les nationalismes ou le sionisme sont des utopies mais aussi des uchronies au sens propre », parce que « la terre d’Israël n’est pas un lieu, une étendue ou un terrain mais une demeure. Et comme toute demeure, elle porte en elle l’image de ma mère qui attend le retour de son enfant. » (3) Au bout de onze ans de bagne, le fils de Jacob-Israël Joseph Mendelevich est revenu à la maison, et il nous apprend comment son sentiment d’appartenance s’est établi dans la réalité par les gestes les plus anodins ou les plus solitaires au point de faire plier sans beaucoup de violence le plus puissant organe de répression.

• Joseph Mendelevich, L’homme libre.

(1) Né à Donetsk en 1948, champion d’échecs et mathématicien, militant des droits de l’homme, Natan Sharansky avait été arrêté en 1977 et condamné à treize ans de travaux forcés pour « haute trahison » ; libéré en 1986 il fonda en Israël un parti pour l’intégration des Juifs originaires d’union soviétique et fut plusieurs fois ministre dans différents cabinets israéliens.