Laura Laborie, Art press : « parler de soi ne se faisait guère »

(…) Richard Millet, on le sait, cultive, sans retenue, « le plaisir aristocratique de déplaire » cher à Baudelaire. Injustement ostracisé par le milieu littéraire, en raison de l’aspect polémique de ses essais, celui qui critique violemment la standardisation de la littérature ne souhaite pas livrer ici une confession factuelle conventionnelle. (…)

De quelle forteresse nous parle le titre de l’ouvrage ? D’une forteresse intérieure « peuplée de défunts, de personnages de fiction, de fantômes, de figurations rêvées », qui maintient l’auteur à l’orée de la réalité, et le tient à distance des interactions avec autrui. Si l’écriture brise les chaînes du repli sur soi et du spectre autistique, permettant de chasser les démons intérieurs (angoisses, phobies, obsessions, dépression, addictions), n’est-elle pas aussi, paradoxalement, une manière de s’absenter du monde pour se tapir dans le silence et se tenir à l’écart du jeu social ? Millet ne tranche pas, mais développe avec beaucoup d’intelligence cette tension propre à l’expérience d’écriture (…), détaille avec gravité et dignité ce mal intérieur, « insensé» dont il souffre adolescent et qui l’amène aux frontières de la folie.(…)
L’autobiographe tempère l’exhibitionnisme qui s’affiche trop souvent dans ce genre de récit et accueille un mouvement ambivalent, hésitant entre recherche d’anonymat et de singularité. À travers les montagnards limousins, issus de cette « ancienne civilisation paysanne » mise en scène avec éclat dans nombre de ses romans (…) il nous est donné l’occasion de réfléchir à l’existence collective qui a prévalu longtemps au sein des sociétés traditionnelles, ignorant l’importance du moi. (…) L’expérience de la ruralité, en Corrèze, révèle, intimement, la cohésion d’un groupe où l’individu, fondu dans le moule de la communauté, n’existe pas en dehors des autres et où « parler de soi ne se faisait guère ». D’où la nécessité de remonter à la « scène primitive », au moment de la procréation, siège d’une sécrétion anonyme, abjecte et visqueuse, qui gomme toutes spécificités: se percevant comme «un crachat sexuel », issu du néant, l’auteur retrouve la hulê, la matière informe des commencements et refuse de s’attarder sur l’originalité, peut-être artificielle, de sa vie, comme enchevêtrée indistinctement à celle des autres. Cependant, à l’inverse, c’est la sensation d’être un « idiot », d’être radicalement autre, singulier, spécifique et étrange qui le rattache aux vaincus, aux malades, aux êtres atypiques et déraillés, à l’image du simple d’esprit, Jean Pythre, qui apparaît de manière récurrente dans ses récits, et dont l’identité de la personne ayant inspiré ce personnage attachant nous est dévoilé avec grâce. Alors qu’il cherchait l’insignifiance originelle pour mieux disparaître dans le chaos, Millet trouve en lui « une singularité à la Bartleby », où l’échec, le claudiquant, le maladroit priment pour mieux ouvrir « la voie poétique » authentique qui outrepasse les normes de la société, de l’éducation et de la morale. (…)
En remontant à la généalogie de sa vocation, Millet, fidèle à une vision romantique renouvelée, assume la dimension sacrificielle de sa démarche, évoquant un sacerdoce où l’art et la langue apparaissent comme des valeurs suprêmes. Sa ferme volonté de se consacrer à la littérature évoque un renoncement de nature ascétique comparable à celui des mystiques en quête d’une ivresse dépassant le connaissable. Sa dévotion au langage est affirmée catégoriquement, et les nombreux « intercesseurs » (saint Augustin, Pascal, La Fontaine, Bataille, Blanchot, Des Forêts…), ces grands auteurs qui lui ont permis d’apprécier la visée transformatrice de toute œuvre littéraire digne de ce nom, sont mis à l’honneur avec beaucoup d’honnêteté. Les pages consacrées à la découverte de Rimbaud restituent le trouble radical et la métamorphose ressentis par le jeune homme : « Rimbaud ouvrait en moi quelque chose qui me permettait de respirer tout autrement, comme si j’étais guéri d’un voile au poumon. » Lire et écrire pour trouver un souffle nouveau, qui élargisse les limites du réel. En dépit des tourments, de la détresse et des épreuves douloureuses relatées, qui insistent sur la vanité de tout engagement (y compris littéraire), la Forteresse retranscrit une énergie libératrice où le geste scriptural l’emporte sur le produit fini : « C’est continuer à écrire qui importe, jusque dans l’illusion ou dans l’échec. » (…)
Renonçant à tout désir de maîtrise, à toute reconnaissance mondaine, faisant tomber les masques, surtout ceux qui ont trait à l’homme public « Richard Millet », l’autobiographe nous révèle que la langue est capable de saper les sédimentations culturelles ou sociales pour revenir dans les parages de l’originaire, dans « la chambre natale, devant le lit où (il) a vu le jour, dans le sang et les cris de (s)a mère (…)». Mort et naissance, tombeau et berceau, douleur et joie ne nous sont jamais apparus aussi semblables.

Laura Laborie, Art press n°503, octobre 2022.

• Richard Millet, La Forteresse. Autobiographie 1953-1973.