Philippe Chauché, La Cause littéraire : « L’effacement comme réaction collective aux réflexions de l’écrivain…»

« Précarité orthographique, pauvreté lexicale, misère syntaxique, dénuement spirituel… » (Français langue morte).

« Ce n’est pas la langue française qui est ma patrie : ce sont plutôt le silence et la hauteur que j’établis en elle » (Français langue morte).

« Que j’aie été écrivain n’implique pas que je ne le sois plus, de même que la mort médiatique n’empêche pas de vivre dans le plein emploi du silence » (L’Anti-Millet).

Tout bascule en 2012 pour Richard Millet, lors de la publication de Langue fantôme, suivi de Éloge littéraire d’Anders Breivik (1) (Pierre-Guillaume Roux). Le livre suscite une vive polémique dans les colonnes du journal Le Monde, une polémique en forme d’exécution sans procès, avec un écrivain en l’habit de procureur, soutenu par nombre de professionnels de la profession, dont un futur prix Nobel de Littérature. Il est question d’un acte politiquement dangereux, d’une dérive étrange et très inquiétante.
Antoine Gallimard va à son tour réagir et inviter l’éditeur de Jonathan Littell et d’Alexis Jenni (Prix Goncourt pour Les Bienveillantes, pour l’un, et L’Art français de la guerre, pour l’autre) à se retirer ; dit autrement, il ne fait plus partie de la maison. Les jeux sont faits, et l’éditeur-écrivain-lecteur est désormais effacé de la vie littéraire française, devenu invisible, pour ses propos jugés inacceptables. Ses livres ne seront désormais plus lus. Il n’existe plus, comme ces visages de révolutionnaires soviétiques effacés des photos officielles après leur bannissement, leur enfermement et leur assassinat. Il s’agit donc de choisir l’effacement comme réaction collective aux réflexions de l’écrivain, sur la terre, la nation, le multiculturalisme, l’immigration, la défaite de la langue. Que se passe-t-il lorsqu’un écrivain devient un fantôme ? Il poursuit son travail d’écrivain dans le silence avec comme seuls défenseurs ses éditeurs, Pierre-Guillaume de Roux, Léo Scheer, Les provinciales, Fata Morgana, et ses lecteurs. C’est au bout du compte un véritable mur de la Peste qui est édifié pour se protéger des écrits de Richard Millet, un mur qui n’est pas de pierres sèches comme en Vaucluse en 1721, pour se protéger de la peste venant de Marseille, mais un mur de silence et d’ignorance. Nous aurions pu entendre cela de critiques littéraires : « Mais comment ose-t-il encore écrire après son Éloge littéraire d’Anders Breivik ? Et s’il ose, qu’il ne compte pas sur nous, pour le lire et en parler ! ».

« C’est la langue française qui brûle avec Notre-Dame de Paris, et donc dans cet incendie “planétaire” ce sont des cathédrales de langue qui partent en fumée tous les jours, avec l’homme devenu la somme de ses cendres » (Français langue morte).

« Tout le monde étant contre “Millet”, y compris moi-même, dans ma volonté de m’être fidèle par rupture avec l’écran qu’est devenu mon nom, il m’est indifférent qu’on me croie devenu, de guerre lasse, un anti-Millet » (L’Anti-Millet).

Richard Millet est un grand styliste, un écrivain armé, qui ne baisse pas la garde, ses romans, ses récits, son journal, ses essais en témoignent. Contrairement à ce que l’on peut parfois lire ici ou là, l’écrivain ne tourne pas en rond dans la nuit et n’est pas dévoré par les flammes (2), même s’il est un lecteur précis et attentif de Guy Debord. Il sait qu’il n’est nullement voué à l’Enfer, même si nombre de ses ennemis, plus ou moins déclarés, se prenant pour Dante, rêvent de l’y envoyer, mais d’évidence il est voué au Paradis. Dans ce petit livre enflammé, il invite Chardonne, Léon Bloy, Cioran, Morand, Bernanos, Valéry et Montaigne, il écrit, mots à mots, phrases à phrases sa passion pour la belle langue, les bonnes manières, l’art d’être français : « Ce n’est pas la langue française qui est ma patrie : ce sont plutôt le silence et la hauteur que j’établis en elle ».
Ce livre est aussi habité par tout ce qui hante l’écrivain, ce qu’il appelle le devenir Ikea de la littérature, la disparition de l’état classique françaisl’affaissement des échelles de valeurs et la fin de l’esprit critique, les romans post-littéraires, la langue dégradée et la mondialisation des mots et des nomsl’orthographe inclusive, l’anglomanie ou encore le multiculturalisme, autrement dit l’emprise du Mal ou encore le nihilisme au service du post-humain. La terre tremble sous les yeux de l’écrivain, un monde s’écroule, la littérature dont il est un témoin attentif s’effondre, l’écriture ne témoigne plus de ce qui se joue, des terreurs et des compromissions. Richard Millet se veut l’un des derniers veilleurs, l’un des ultimes gardiens du chœur français, d’une langue qui fait corps avec un pays, une nation, un paysage inspiré, une Histoire. C’est aussi cela qu’on lui reproche, allant jusqu’à le reléguer, le mettre à l’écart, dans un hors champ littéraire. Rien ne nous oblige à le suivre mot à mot, idée à idée, mais rien ne doit nous empêcher de le lire, pour éventuellement croiser l’épée avec lui. Rien ne nous oblige à ne pas entendre cette mélopée, de lire ces écrits furieux, silencieux et souvent inspirés.

(1) Anders Breivik a perpétré et revendiqué les attentats d’Oslo et d’Utoya qui ont fait 77 morts et 151 blessés le 22 juillet 2011. A Oslo une bombe vise un édifice gouvernemental faisant huit morts. Il est ensuite à l’origine d’une tuerie de masse dans un camp de jeunes du Parti Travailliste de Norvège, il assassine 69 personnes, pour la plupart des adolescents. Il se décrit notamment comme islamophobe, ultranationaliste et populiste blanc. Il a été condamné à 21 ans de prison prolongeables.

(2) In girum imus nocte et consumimur igni est un film et un livre de Guy Debord (Editions Gallimard).