« (…) La France, notre condition, comme le français notre langue, ne se passe pas comme un contrat. Du donné français nous ne convînmes jamais. Si la langue française est un moyen de communication, elle n’est pas un système (parmi les autres, égalitairement) de signes conventionnels que nous pouvons déposer, ou échanger, dont nous pourrions nous passer. C’est un événement contingent que nous soyons nés en elle, et par elle venus à nous mêmes, devenus des personnes, mais cette contingence vaut un absolu, plus solide encore par le consentement qu’elle exige à chaque nomination. Arbitrairement (méchamment) nous pouvons l’avilir, la fléchir, la gauchir à toutes les malversations, à tous les vices et les outrages ; elle permet le mal quoiqu’elle soit le bien commun (tous les autres biens, et les personnes, passent effectivement par elle) ; résolument nous pouvons agir (consentir et nous appliquer) de sorte qu’elle nous comprenne, qu’elle nous comporte, que nous soyons son parti pris. Pour nous qui y sommes nés, qui l’avons reçue de nos pères et mères, la langue française figure tout le Verbe, les noms dont nous demandons la sanctification. « La seule réelle force politique sera désormais (écrit Pierre Boutang dans La Fontaine politique), si nous ne nous laissons pas écraser par le cadavre des derniers siècles, la communication propre aux communautés de naissance qui choisiront héroïquement d’y situer principalement leur salut : la perfection d’une langue (…). La renaissance sera héroïque. Elle le sera d’abord dans la langue, par le refus de la laisser dissoudre, dans la rigueur de sa prose, mais aussi par le retour à son chant ori ginel. Il n’y a pas de tâche plus urgente que l’œuvre poétique, pour rendre à la parole la tension et les mesures capables d’ordonner les autres devoirs. Comme, au spirituel pur, celui de la transcendance, la charité commande tout (…), ainsi au spirituel politique, le juste parler, la parole vivante sont toute la morale et le corps même des autres biens. » Il faut être violemment patriote en ce moment, affirme Ponge. Nous appartenons à la langue française, elle est la forme de notre pensée (comme l’on dit que l’âme est forme du corps) ; l’on préjuge que cela n’est pas naturel, néanmoins c’est de notre naissance. Il ne tient qu’à nous que la grâce de l’excellence vienne et sauve, il ne tient qu’à notre amour (“car l’homme ne transforme que ce qu’il aime”, dit Paulhan) ; or ici se rencontre la souffrance.
Notre langue maternelle nous semble – hors l’amour – notre unique façon d’être. “II s’ensuit que notre pouvoir – je m’excuse – de formuler originalement (et communicativement) en cette langue étant, bien entendu, plus que le moyen d’affirmer notre existence particulière : notre façon de faire jubiler Autre Chose et d’en jouir, telle sera donc – et je ne dis plus hors l’amour – notre seule façon de vivre. Telle est aussi pour nous la Littérature”. Il s’agit de raison ardente, de raison à plus haut prix : de raison, réson, oraison. »
(…)
« C’est que Ponge est “tourmenté par un sentiment de responsabilité civile : Il est également légitime, actuellement, de penser que la meilleure façon de servir la république est de redonner force et tenue au langage.”
Nous ne pouvons nous attendre de la part de ceux qui utilisent une langue fangeuse et lâchée, qu’à des scènes de “cannibalisme bourgeois”, à des scènes analogues dans les autres classes (s’il en reste)…
Ponge formule ainsi la raison de ses actions politiques :
“Ô Divinité, notre seule raison d’être, Ô Parole, matière et esprit mêlés, il est, en effet, des circonstances où la survie de l’esprit sous ses espèces françaises est en tel péril, qu’une prise de position ponctuelle sur le plan national est inéluctable de la part de ceux qui occupent quelque poste de responsabilité à ton égard.” Il n’y a pas de tâche plus urgente (écrit Pierre Boutang) que l’œuvre poétique, pour rendre à la parole la tension et les mesures capables d’ordonner les autres devoirs.
“Rien de trop étonnant en cela, puisque tout finalement n’a lieu que dans la Parole, dont le caractère primordial et sacré reste toujours à rappeler, sauf à ceux qui, fort heureusement, lui font naïvement confiance.”
C’est que “l’on peut considérer que la louange ou le parti pris sont une des seules justifications non seulement de la littérature mais de la Parole. (… ) Plus généralement, on pourrait dire que l’émission de sons significatifs de notre existence et de notre accord avec le monde est la définition et la seule justification de la parole.”
L’existence identifiée à ce “phénomène mystérieux et adorable, la Parole”, in via nous acheminant ad Patreiam, vers le Verbe, le logos, “ou pour parler par analogie le Royaume de Dieu”, l’un des premiers travaux est de nous laver de notre corps de misère, en décrassant les paroles de leur corps de misère, de ces cortèges et colonies impurs qui l’assaillent et la salissent ; car la moindre cellule du corps de l’homme tient à la parole, comme le mollusque à sa coquille d’où l’on ne peut le déloger vivant ; car, enfin et surtout : cette rédemption des paroles dépend de nous. » (…)
Ghislain Chaufour, « Cinq pièces faciles » pour un Francis Ponge, éd. Le temps qu’il fait, 1990, pp. 33-35 et 68-69.