Au sujet de ladite « autobiographie politique » de Bat Ye’or, nous n’avons guère lu ou entendu qui n’aille pas droit à l’inessentiel.
Afin de tenter d’en extraire l’essence (…) repérons les deux phrases capitales de l’ouvrage ;
La première a trait à l’histoire personnelle de l’auteur (et, par l’emploi de cet adjectif, nous entendons aussi sa dimension spirituelle) : « Ma fille aînée puis mon fils m’avaient brouillé avec l’élitisme de l’intelligence. » On se faisait jusqu’alors de Bat Ye’or, « fille du Nil », l’image d’une femme possiblement dure, éminemment politique, ayant certes perçu exactement la nature de l’islam, mais dont la vindicte naturelle et un tempérament martial l’avaient conduite peut-être à exagérer le cœur de sa thèse : le caractère central du statut de dhimmi (…)
Chez Bat Ye’or, la problématique de la dhimmitude s’ancre dans une expérience – on allait dire : une expérimentation – personnelle, familiale, involontaire bien entendu, que l’on peut qualifier de : condition. La première partie de cette autobiographie traitera donc de l’enfance puis de l’adolescence de Bat Ye’or dans l’Alexandrie heureuse des années quarante et cinquante, âge de la confraternité des coptes – ces premiers égyptiens – et des Juifs, âge de l’insouciance alors que la résurgence de la dhimmitude s’annonce dans un lointain en réalité tout proche. Bat Ye’or ne parle du dhimmi que parce que, de la dhimmitude moderne, elle a connu les prolégomènes puis la condition concrète. Ensuite s’aventurera-t-elle avec tout à la fois fièvre, patience et labeur de temps a en étudier les fondements doctrinaux.
Parallèlement, sa passion/compassion du dhimmi sera comme maintenue et approfondie par celle qu’il lui a été donnée de vivre pour les faibles, les discriminés,– ceux que les Béatitudes désignent du nom de pauvres en esprit (mais riches de la promesse du Royaume de Dieu.) Le pauvre – celui qui n’a pour richesse que la suréminente dignité déduite de sa condition de naissance – s’incarnera dans la personne de sa première fille, handicapée de naissance, puis dans celle de son fils. La douce et douloureuse pensée de ces deux destinées accompagnant l’auteur dans sa vaste étude de la dhimmitude sera comme un garde-fou la préservant de l’ubris du discours unanimement politique, déconnecté de l’expérience concrète du sujet dont on traite, lequel étant, avant toute autre considération, un sujet tangible et sensible. (…)
Seconde phrase la plus pertinente du récit autobiographique de Bat Ye’ Or : « Le passé est le prologue » est-il écrit sur le fronton du bâtiment des Archives nationales américaines. On a là, en fait, l’aveu du caractère absolu, dirimant de la précellence non seulement (et de manière redondante !) chronologique du passé par rapport au présent, mais aussi du caractère (onto)logique, épistémologique, axiologique de cette antécédence dont fait habituellement fi l’activiste d’une cause le nez rivé sur le guidon de ses faits et gestes, de ses opinions ou de ses certitudes, et oublieux du devoir qui est le sien, comme de tous chercheurs ou assimilés, d’être constamment à même d’en donner de manière exhaustive et objective les raisons.
Ainsi, si l’on ne croit pas à la véracité de ladite inscription, on pourra toujours parer telle ou telle doctrine – en l’occurrence, l’islam – de toutes les vertus, de toutes les capacités d’adaptation aux canons des temps présents. L’existentialisme philosophique et pratique (au fondement de ce genre de position) est essentiellement un optimisme, un pari quant aux capacités de l’homme à adopter (et, souvent, par la même occasion, à ‘‘adapter’’ n’est-ce pas ?) le bien. (…)
Le propos de Bat Ye’or, la manière dont elle s’exprime mettent en évidence un travers dont fait souvent montre le spécialiste d’une question, – en l’occurrence, l’historien concentré sur sa matière. Sa pensée possède la densité dont est habitée la passion amoureuse ; on peut l’y comparer : il a vu quelque chose, un point au milieu de l’infini… et ne finit par ne plus voir que lui. Il connaît son sujet et s’en fait tout un monde ou, plus exactement, le tout du monde. Autour de lui, ses nuits et ses jours se sont cristallisés. Et l’on voit que ce phénomène est particulièrement remarquable chez Bat Ye’or quand on perçoit, quand on se persuade du rôle éminent de son mari durant sa vie. De sa naissance à son trépas, la sève intellectuelle (professionnelle) se sera chez Bat Ye’or confondue avec la sève personnelle, familiale, affective. On abuse ces derniers temps du mot « couple », mis à toutes les sauces, et même les moins ragoutantes. Pour une fois, ici, avons-nous à faire non à un duo, mais à un vrai couple travaillant dans une saine dépendance l’un à l’autre (…). (texte intégral ici.)
Hubert de Champris, « Chronique anachronique », www.cerclearistote.com, 1er septembre 2018.