Pour certains, elle est une “égérie des croisés anti-islam”. Pour d’autres, c’est une intellectuelle de combat qui, depuis plus de quarante ans, ausculte des questions clés de notre époque : islamisation, identité européenne, antisémitisme. Citée par Houellebecq dans Soumission pour ses travaux sur l’Eurabia, la domination culturelle et politique de l’Europe par l’islam, l’essayiste britannique Bat Ye’or, née en Égypte d’une famille juive, a étudié de nombreuses années la notion de dhimmi ou encore les relations entre juifs, chrétiens et musulmans. Elle retire de son travail, qui a eu une influence mondiale, des avertissements qu’elle nous transmet dans cet entretien.
Valeurs actuelles. « Tenter de comprendre notre époque sans appréhender le sens de la dhimmitude équivaut à analyser le XXe siècle dans l’ ignorance des idéologies qui le façonnent : communisme, fascisme, nazisme » , expliquez-vous dans l’Europe et le Spectre du califat. Pourquoi cet avertissement ? En quoi notre modernité est concernée ?
Bat Ye’or. Nous vivons à une époque de djihad mondialisé et la dhimmitude en est l’un des buts. Le djihad se base sur des notions sans équivalent dans le christianisme et le judaïsme. Il émane d’une théologie visant à instaurer par la conquête un gouvernement dont les institutions se fondent sur les textes sacrés musulmans. L’interprétation traditionnelle de ces textes oblige les non-musulmans des territoires conquis à se soumettre à des lois sacralisées. J’ai appelé dhimmitude l’ensemble de ces lois qui sont identiques pour les juifs et les chrétiens. Connaître les principes qui définissent les non-musulmans dans la conception djihadiste très prégnante aujourd’hui et déceler les lois de la dhimmitude qui lui sont corrélées sont indispensables à une époque où l’islam émerge comme force idéologique et géostratégique prépondérante sur le globe.
Qu’est-ce qu’un dhimmi ? D’où provient ce statut ?
Le dhimmi est l’indigène vaincu vivant dans son pays islamisé par le djihad dont les lois lui imposent sous peine de mort l’observance de la dhimmitude. La conception islamique de l’humanité, ne percevant que les religions, sépare les populations en deux blocs : musulmans et non- musulmans. Ces derniers ( harbis) constituent le dar al-harb, pays de la guerre, car destinés soit par la persuasion, soit par la guerre à s’intégrer au dar al-islam . Les lois du djihad réglementent selon les opportunités les différentes tactiques de conquête et le sort des vaincus. Ceux-ci peuvent échapper à la mort, à l’esclavage ou aux conversions forcées auxquelles le djihad les condamne par la cession de leur territoire à l’autorité islamique selon la formule moderne “territoire contre la paix”. Ils doivent aussi se soumettre aux lois de la dhimmitude par un contrat (dhimma), qui leur permet de garder, en fonction des cas, leur religion et leur reconnaît une sécurité et des droits limités.
Existe-t-il encore des dhimmis aujourd’hui ?
Aujourd’hui, tous les pays arabes qui appliquent la charia ou s’en inspirent conservent contre les chrétiens des pratiques discriminatoires enracinées dans la dhimmitude. Les gouvernements qui essayeraient de les alléger, comme le maréchal Sissi en Égypte ou au Pakistan, se heurteraient de la part de leur peuple et des autorités religieuses à des difficultés qui risquent de les éliminer. La dhimmitude est prégnante dans la culture, les mœurs et les mentalités islamiques.
Vous dites que les dirigeants européens imposent la vision islamique de l’histoire. De quelle façon ?
La version islamique de l’histoire atteste la perfection de la charia et la supériorité de la civilisation islamique sur toutes les autres. Elle proclame l’islam une religion de paix et de tolérance dont la civilisation fut la matrice de la pensée, des arts et des sciences d’un Occident plongé dans la barbarie. Juifs et chrétiens vécurent paisibles et heureux sous la protection de la justice islamique. L’hostilité actuelle des musulmans envers eux provient de l’injustice des croisades, du colonialisme et du sionisme. Adhérer à la conception islamique du monde, c’est, pour l’Occident, accepter la démonisation essentialiste du dar al-harb (de lui-même) et approuver sa destruction par le djihad et l’avilissement de la dhimmitude.
Des chefs d’État européens et leurs ministres vantèrent publiquement et jusqu’à aujourd’hui la suprématie islamique sur une Europe barbare. Des historiens distingués démontrèrent dans leur enseignement, leurs livres et la presse la supériorité culturelle et morale de l’islam sur l’Occident. Cette entreprise, initiée par les nazis, confiée aux lobbies euro-islamiques, s’accompagna d’un enseignement d’autodénigrement et de flagellation européenne. Des demandes de pardon et des démonstrations publiques d’autoculpabilisation rehaussèrent les déclarations de gratitude pour l’âge d’or islamique. Un lexique de mots et de sujets interdits censura l’opinion publique et l’enferma dans l’autocensure. Des réseaux transnationaux diffusèrent dans les instances internationales le narratif islamique de supériorité morale conjugué à la culpabilité satanique de l’Occident pour les croisades et le sionisme. Les impératifs stratégiques, économiques et immigrationnistes d’une politique de fusion euro-arabe et du vivre-ensemble imprégnèrent les médias, les organes éducatifs et la culture de la version islamique de l’histoire.
Quelles conséquences ?
L’occultation du djihad et de la dhimmitude jointe à l’autostigmatisation européenne diffusa une dhimmitude culturelle. L’idéalisation du djihad, l’omission des destructions des peuples autochtones, de leurs cultures, l’enseignement d’une prééminence culturelle islamique conditionnèrent les esprits à une dhimmitude intellectuelle. L’interpénétration de conceptions historiques conflictuelles créa une pseudo-culture du tout-se-vaut, de la confusion, une culture du mensonge entièrement soumise aux objectifs politiques d’une Union européenne vassale de l’Organisation de la coopération islamique (OCI). Cette vassalité s’exprima aussi et selon les mêmes critères dans les politiques de l’immigration imposées aux populations européennes à la demande de l’OCI, par l’écrasement des nationalismes et les chasses aux sorcières de l’islamophobie. L’immigration accéléra la désagrégation de l’État-nation européen jugé obsolète, l’accroissement des pouvoirs supranationaux de l’Union et ses empiétements sur ses prérogatives souveraines.
Comment les États européens ont-ils délibérément désintégré leur souveraineté ?
Des documents peu exploités exposent les débuts et les instruments de la politique arabe de la Communauté économique européenne (CEE), l’osmose des politiques de l’OCI et de la CEE via l’étude comparative des politiques, déclarations et exigences des représentants de l’OCI et de la complaisance de leurs homologues européens. Connaître l’origine, les motivations et la logistique d’une idéologie qui méticuleusement transforma l’Europe dans son moule actuel est indispensable pour percevoir les dynamiques d’islamisation d’un continent sans qu’aucune bataille n’y ait été livrée. Le fusionnement économique des deux rives de la Méditerranée et la réconciliation islamo-chrétienne déterminèrent les grands axes de la politique intérieure et extérieure de l’Union. Ceux-ci se fondaient sur une idéologie, une stratégie et une politique exaltant les mythes arabes andalous d’âge d’or de l’humanité, confortées par l’exemple du Liban censé confirmer cette fusion paradisiaque islamo-chrétienne.
Dans les années 1970, l’Europe orienta son avenir vers la réalisation sur son sol de ces utopies. Elles servaient d’écran dans un verbiage humanitaire et pacifiste à un projet d’expansion européenne avec le monde musulman visant à faire de l’Union une superpuissance géostratégique et économique mondiale. L’immigration méditerranéenne, c’est-à-dire islamique, enrichirait l’Europe par l’obtention de grands marchés des pays pétroliers, elle faciliterait la mixité, le multiculturalisme, le relativisme culturel qu’il fallait enseigner dès l’école, selon Jacques Delors, président de la Commission européenne. Cette stratégie accélérerait la mondialisation, la désintégration des nationalismes locaux obsolètes, obstacles à l’unification de l’Europe et à la mixité euro-islamique. Avec les 56 pays de l’OCI, plus la Palestine, l’Union européenne pourrait diriger les destinées de la planète en renforçant les pouvoirs de l’Onu, comme le préconisait Javier Solana. Telles furent les stratégies des visionnaires de la fin du millénaire. La déclaration de la conférence du sommet à Copenhague (14-15 décembre 1973) des neuf pays de la Communauté européenne ouvrit la voie à un partenariat dans tous les domaines avec les pays arabes. C’est l’acte de naissance d’une nouvelle ère.
« L’interdiction officieuse en Europe d’examiner le djihad selon des critères occidentaux a […] enfermé l’Europe dans une double impasse », avertissez-vous dans l’Europe et le Spectre du califat. Pourquoi ?
Jusque vers 2012 environ “djihad” et “dhimmitude” furent des mots tabous, nul ne les percevait comme des institutions théologiques et juridiques régulant les relations avec les mécréants. L’actualité politique demeurait indéchiffrable dépouillée de son contexte islamique millénaire plus que jamais prégnant aujourd’hui. Tant que la moindre critique du djihad et de la dhimmitude confinera au blasphème, nous n’aurons pas les outils intellectuels pour défendre nos libertés.
Le choix de l’Europe de soutenir et d’instrumentaliser le djihadisme palestinien contre Israël l’enferme dans une impasse car le djihad antijuif auquel elle s’est associée est aussi fondamentalement un djihad antichrétien. Au XXIe siècle, ces politiques euro-djihadistes contre l’État d’Israël sapent les fondements même du christianisme et de la déontologie du savoir par l’adoption du narratif coranique où le Jésus musulman prêche l’islam sur l’esplanade des Mosquées, remplaçant le Jésus juif priant sur le mont du Temple. Cela implique un changement de civilisation.
L’émergence d’un califat vous paraît-elle aujourd’hui d’actualité ? Qui pourrait en prendre la tête ?
Le califat s’impose déjà sur la scène internationale depuis longtemps. C’est l’OCI, un califat associatif ou collégial adapté à la mondialisation de notre époque. L’OCI réunit 56 États musulmans ou à majorité musulmane représentant l’oumma, un milliard quatre cent mille musulmans. Cet organisme ambitionne d’établir son siège à Jérusalem et a déjà inscrit dans sa charte (mars 2008) sa stricte adhérence à la charia. L’union de la religion, de la politique et du droit est conforme à la conception islamique de l’autorité califale chargée de soumettre la planète à la volonté d’Allah exprimée par son envoyé, Mahomet. L’OCI n’est pas un Vatican musulman, il est un califat. Ses nombreux ministères nous imposent déjà, via les leaders occidentaux, ses volontés.
De Bat Ye’or aux provinciales : l’Europe et le Spectre du califat, 216 pages, 20 € ; le Dhimmi, 160 pages, 15 € ; Autobiographie politique, 352 pages, 24 €.