William Styron, Le Choix de Sophie : « Une nécroscopie d’une terrifiante précision. »

« Rares sont les livres doués du pouvoir d’inspirer au lecteur cette prise de conscience que l’on appelle un sentiment de révélation », écrivait William Styron, avant de revenir à nouveau, dans Le Choix de Sophie, sur ce « livre bref, mais perspicace et lucide dans ses ultimes perspectives »,« essentiel à l’étude de l’aire nazie », sorte de « nécroscopie d’une terrifiante précision », et « invitation impérieuse à méditer sur nos lendemains incertains ».

Le temps passé depuis sa première édition aux États-Unis (1975, le livre a ensuite été édité en poche) a rendu plus immédiatement tangibles certaines implications de ses thèses, et pour son édition en français, Rubenstein a apporté à ce livre prophétique rédigé dans un style parfaitement rationnel une postface inédite.

« La plupart des ouvrages ont tendance à souligner le rôle des camps comme lieux d’exécution. Malheureusement, rares sont les théoriciens à prêter attention à un fait politique hautement signifiant, à savoir que les camps constituaient en réalité une forme nouvelle de société humaine ».

L’escalade actuelle opposant notre société hyperbureaucratisée à sa réplique barbare maniant l’argent l’image et la terreur par l’action clandestine, jette une lumière terrible sur cette vieille découverte de Rubenstein, et montre l’usage que peuvent faire les méthodes modernes de manipulation de masse des nouveaux flux démographiques, poussant de nombreuses vies humaines à se sentir superflues. « Quelque chose est survenu au vingtième siècle qui a rendu possible la réalisation de fantasmes de destruction auparavant cantonnés dans la sphère des rêveries… » Le poids de la bureaucratie dans l’organisation sociale et politique moderne traitant sur le papier des individus par millions, que l’on put condamner (à Auschwitz) à une mort progressive, avait été l’aboutissement d’un processus de sécularisation, de désenchantement du monde, et de rationalisation caractéristique de la civilisation occidentale. Dieu et le monde étaient si radicalement séparés qu’il devenait possible de traiter les ordres naturel et politique avec une objectivité dénuée de toute passion. C’est en raison de la compétence de leur bureaucratie politique et civile, et parce qu’ils avaient en leur possession des millions de personnes en trop dont la vie et les souffrances n’importaient aucunement à quelque pouvoir séculier, que les Allemands avaient réussi à créer une société de souveraineté totale. « Son fondement était la simple mais absolue superfluité de la vie humaine. » Les réflexions de Rubenstein ne peuvent qu’être perçues dans toute leur acuité au moment où, avec l’islamisme radical, nous assistons peut-être à la résurgence d’une organisation sociale tendant à exploiter et produire davantage de vies humaines « superflues » dont le déploiement infini, dans de nombreux pays permet déjà un terrorisme suicidaire à grande échelle….