« Extermination de masse et civilisation contemporaine. » (Extraits.)

[…] Les tueries de masse commencèrent sérieusement avec la Première Guerre mondiale. Environ six mille personnes périrent quotidiennement pendant plus de mille cinq cents jours. Le total avoisine une dizaine de millions. La Première Guerre mondiale a été le premier conflit véritablement moderne de ce siècle. Les sociétés, à la fois les Alliés et les Empires centraux, s’organisèrent en sorte que des millions de citoyens fussent soustraits à leurs occupations ordinaires, équipés en armes d’une capacité destructrice tout à fait nouvelle, et répartis sur les fronts. Sans cette organisation systématique de la population et de l’industrie, il aurait été impossible de mener ce type de guerre de masse.

[…] Dans la guerre moderne, la fraternité chevaleresque a disparu. L’objectif principal est de priver l’ennemi de son potentiel de violence : de son armée. Pour l’essentiel, ce fut ce à quoi s’efforça, au cours de la bataille de Verdun (21 février – juillet 1916), le général von Falkenhayn commandant les forces allemandes. La stratégie de von Falkenhayn à Verdun était biologique, il voulait détruire le plus grand nombre d’ennemis possible. Ce fut un pas de géant accompli vers les camps de la mort de la Seconde Guerre mondiale. Pour la première fois dans l’histoire des nations européennes l’effort s’est porté sur l’élimination des vivants plutôt que sur le renversement du pouvoir politique et militaire. Il ne vint pas à l’esprit de von Falkenhayn qu’il ne pouvait pas mettre à mort les Français sans une perte comparable de ses propres troupes. La tragédie de Verdun est bien connue : environ quatre cent mille hommes périrent de part et d’autre lors d’une bataille qui dura cinq mois et qui s’acheva sur une ligne de front à peu près similaire à celle du début des hostilités.
Il semble que les autorités allemandes civiles et militaires n’aient pas regardé un si lourd sacrifice humain comme un trop haut prix pour la victoire. […] La tuerie de masse en Occident durant la Première Guerre mondiale préluda aux hécatombes qui, en Russie, résultèrent de la révolution, de la guerre civile, de la catastrophe démographique et de la famine générale. On ne connaît pas les chiffres exacts, mais l’on estime à deux ou trois millions les victimes de la terreur, et de six à huit millions les morts dues aux restrictions à long terme […] Les fondements des massacres de masse militaires à large échelle ont été posés lors de la Première Guerre mondiale, et, immédiatement après, ceux des massacres de masse civils, tout particulièrement en Europe centrale et de l’Est, précisément dans les régions où les Juifs furent exterminés lors de la Seconde Guerre mondiale. […]

[…] Initialement, les camps de concentration ont été institués dans le but de détenir des personnes placées sous la « protection » (Schützhaft) du régime nazi. Ces détenus étaient des gens que le gouvernement souhaitait incarcérer quoiqu’ils n’aient été nullement légalement condamnés. La majorité des premiers prisonniers ont été des communistes allemands, et non pas des Juifs. Si les prisonniers politiques des nazis avaient été déférés devant un tribunal allemand dans la première ou les deux premières années du régime hitlérien, la cour de justice aurait été obligée de les relaxer. Et cela non pas parce que l’appareil judiciaire était opposé aux nazis, mais en raison de son organisation bureaucratique. Aux premiers temps du régime nazi, il n’existait aucune loi pouvant justifier l’arrestation des prisonniers politiques souhaitée par le gouvernement. Ce problème fut résolu en les enregistrant comme « détenus provisoires », et en les incarcérant dans des camps indépendants du système pénitentiaire. Soit dit en passant, le gouvernement américain agit à peu près de la même façon lorsqu’il interna les citoyens américains d’origine japonaise lors de la Seconde Guerre mondiale ; ces personnes n’étaient coupables d’aucun délit. Aucune cour de justice n’aurait pu les condamner. Les pénitenciers ne pouvaient nullement les détenir. Heureusement pour eux, aussi mauvais que fussent les camps de concentration américains, ils étaient infiniment meilleurs que leurs homologues allemands.
De même que pour les premiers détenus politiques des camps allemands, il n’existait aucun droit légitimant l’enfermement des apatrides. Et pourtant les dirigeants des pays d’accueil étaient convaincus qu’il était dans l’intérêt de leur nation de les arrêter. Les camps furent créés pour ceux qui n’avaient pas de statut légal et pour lesquels aucune loi ne pouvait justifier leur détention. Cette situation d’extériorité à la loi constitue le point commun entre les apatrides et les premiers prisonniers des camps allemands. […]

[…] Lorsque nous cherchons le problème que les Britanniques voulaient « résoudre » par leur coopération non entièrement passive avec les Allemands au processus de destruction des Juifs, il apparaît clairement qu’ils tâchaient de sauvegarder leur empire en voie de décomposition à l’est de Suez, particulièrement en Inde. […] Quelques bureaucrates anglais en poste aux Indes considéraient les « massacres administratifs » comme des moyens de terroriser la population et donc de maintenir leur fragile emprise. Tandis que le gouvernement britannique hésitait, il était admis sans restrictions que les Allemands pratiquaient pour leur compte de telles tueries. Tout Juif exécuté par les Allemands était un Juif de moins susceptible de rejoindre la Palestine, et donc d’accroître l’instabilité de la région immédiatement adjacente au canal de Suez, seule voie praticable vers l’Inde pour les Anglais. Le rôle de l’Angleterre fut purement et simplement celui d’un spectateur passif tirant profit du sale boulot exécuté par d’autres mains ; bon nombre de ses actions frisaient la complicité active. Ce fut particulièrement avéré lorsque les navires de guerre britanniques contraignirent les bateaux transportant des réfugiés juifs à retourner en Europe, les condamnant ainsi à une extermination certaine […] Tandis que les nazis rassemblaient les Juifs d’Europe pour la « solution finale », le gouvernement britannique, sachant pertinemment et dans le détail ce qui se passait dans les camps d’extermination, donna l’ordre à sa Marine d’empêcher par la force l’émigration de tout Juif d’Europe en Palestine. […]

Lorsque j’insiste sur la complicité des Alliés dans le projet d’extermination, mon intention n’est pas de me complaire dans une quelconque dénonciation morale. L’événement est significatif pour nous, génération ultérieure, parce que la Grande-Bretagne, tout comme l’Allemagne, est un des grands foyers de la civilisation occidentale. Une des pires façons de concevoir l’Holocauste consiste à interpréter l’ensemble de ces destructions comme l’œuvre d’un petit groupe de criminels irresponsables, fondamentalement différents des hommes d’État ordinaires, ayant d’une manière ou d’une autre pris le contrôle du peuple allemand, le forçant, par la Terreur et l’exacerbation de haines religieuses ou ethniques, à une politique barbare et rétrograde, complètement à l’opposé de la grande Tradition de la civilisation occidentale. […]

Extrait de La Perfidie de l’Histoire, par Richard L. Rubenstein, traduction par Ghislain Chaufour, © Les provinciales.