Bossuet prophétisa qu’un grand combat se ferait au nom de Descanes contre le catholicisme et la royauté. La métaphysique allemande, que certains tiennent pour le plus fin mot de l’esprit plus que saint, et qui a tant servi à tyranniser les esprits et torturer les corps, n’a retenu du « cavalier français » que l’idéal cogito (prononcé à la lettre, montre Vico, par le Sosie de Plaute…), rejetant le libre arbitre, feignant d’ignorer la reconnaissance par Descartes de la vanité de son projet initial.
À la jointure de deux âges, l’humain et l’héroïque, voyant sa nostalgie s’accroître pour le dernier, le fabuliste par excellence s’adresse à Descartes, « héros » de l’âge des hommes machines qui s’annonce par lui ; La Fontaine se faisant son famulus, proposant ses vérités correctrices « au moyen de similitudes, ou d’images, ou de paraboles », sous l’analogie animale.
La disposition de l’animal au monde, reconnue par saint Thomas comme estimatio, correspond en l’homme à la raison particulière, à la cogitatio, à l’imagination créatrice des « universaux fantastiques », enracinée dans l’animalité de l’homme. « L’homme une fois relié à l’animal, la bête n’étant plus brute, la fable est de plein droit . » Seule la théorie de Vico des « universali fantastici » permet de fonder en l’homme même le mythe et la fable, permet de comprendre les contes et les proverbes (la description par Paulhan des hain-tenys coïncide parfaitement avec les thèses de Vico). Les universaux fantastiques sont des généralités sans abstraction, engendrées par l’imagination qui y projette ses passions, des modèles parfaits, des portraits idéaux renfermant « diverses catégories d’hommes, de faits, ou de choses, réunis selon la ressemblance ». Le merveilleux est raisonnable ; la pure raison trop longtemps a eu assez d’autorité pour affirmer la séparation absolue de l’imaginaire et de la philosophie. C’est que la raison, désireuse de se fonder elle même hors de toute charité, est pure figure de la haine de Dieu.
La morale de La Fontaine est « prise d’Ésope et du fonds proverbial et quelconque de l’humanité ». Pierre Boutang montre que ce fonds, impossible à mettre en système, mais bel et bien cohérent selon sa visée « en gros » du Bien, a été décrit par Aristote en son Éthique à Nicomaque. Aristote posait comme condition de tout enseignement de la morale, « une paideïa déjà constituée, une éducation antérieure dans les fables et les mythes », c’est-à-dire, selon le poète, une saisie par l’enfant de « la langue des dieux », un souci de sauvegarde de l’héritage où est le trésor des fables. La solitude du poète rencontre adéquatement l’idéal contemplatif du philosophe; ils reconnaissent ensemble l’homme comme « animal politique », mais La Fontaine, plus qu’Aristote, fait le procès de cette nature trop prompte à se dégrader par ingratitude.
Si La Fontaine, selon Sainte-Beuve, est« notre Homère », c’est par le « jeu de la force » dont la description dans les Fables ressemble à celle de l’Iliade (Simone Weil a donné de l’Iliade poèmede la force une « inégalable analyse »). À Chilon qui l’interrogeait sur ce que faisait Zeus, Ésope aurait répondu (selon Diogène Laërce) : « Il abaisse ce qui est élevé, et élève ce qui est abaissé ». Cette phrase se lit dans saint Luc. « Le jeu de la force est celui de l’hubris châtiée, de la déposition des Puissants », ainsi apparaît dans les Fables la modification du jeu de la force que le christianisme dévoila, en énigme chez Homère ; descriptions des allées et venues de la Fortune, dont tout dit qu’elle ne dure pas, « parce qu’il n’y a pas de donne à l’avance victorieuse ».
Ce livre, qui sans être fable est un trésor de merveilles, arrive à la définition de la « seule réelle force politique » : la perfection de la langue (de chaque langue).
En chaque langue les personnes (humaines et divines), les actions et passions, et les choses, passent par les noms ; chaque langue est pleine de formes et de tours, de proverbes et d’images, de paraboles, de fables et de contes, que la communauté peut vouloir continuer d’animer, ou qu’elle peut rejeter comme conventions défaites. Le salut d’une nation tient à la sauvegarde de sa langue, Ponge ne dit pas autrement dans Pour un Malherbe, Paulhan ne pensait pas autrement la langue et la patrie. Si ces noms ont duré et sont propres à nommer les personnes et à décrire les choses, c’est (dit Boutang) que le Verbe se tient auprès.
Ghislain Sartoris (Ghislain Chaufour), La Nouvelle Revue Française n°347 du 1er décembre 1981.