« L’abolition des sacrifices humains. »


« Je leur donnai moi-même des lois qui n’étaient pas bonnes et des coutumes qui ne font pas vivre. Je les souillai par leurs offrandes : les sacrifices de tous les premiers-nés ; c’était pour les frapper de désolation, afin qu’ils reconnaissent que je suis le Seigneur. »

(Ezechiel)


 

En novembre 2005, j’appris que mon fils aîné, âgé de cinquante-sept ans, était atteint d’une tumeur maligne au cerveau. Je lui rendais visite régulièrement et lui téléphonais. Au début de l’hiver 2006-2007, il perdit la capacité de parler un peu longuement ; il respirait avec difficulté, mais il comprenait toujours bien ce qu’on lui disait. Il luttait afin de rester près de son épouse Carol, qu’il aimait profondément ; elle savait que le temps lui était compté, ce que confirmait le médecin. Le cinq février 2007, elle m’appela au téléphone : « S’il vous plaît, dites-lui qu’il est très proche de la mort ».
Je lui demandai si le haut-parleur était branché. Oui.
« Aaron (dis-je), tu m’entends ? » Carol confirma. « Aaron (continuai-je), Dieu nous appelle à la vie. Lorsque vient notre temps, il nous rappelle à Lui. Et il est bon alors de partir. »
Aaron mourut le lendemain.
Je lui avais ouvert la voie, et il l’avait suivie.
En dépit du fait que ni lui ni Carol (qui venait d’un milieu baptiste du Sud) n’appartenaient à aucune communauté religieuse, une telle ouverture ne pouvait avoir de sens qu’en des termes religieux. Tout autre langage eût semblé dur et peut-être insensible. En lui annonçant que Dieu le rappelait à Lui, j’avais situé sa mort dans un ordre cosmique. Je lui avais aussi présenté une théodicée implicite et crédible.
Tout au long de ma carrière, j’ai généralement été considéré comme un théologien juif de la mort de Dieu. Alors que je me regardais comme un théologien de l’Holocauste. Mon interprétation de la mort de Dieu a toujours été une réponse personnelle à la Shoah. Durant toutes ces années, et particulièrement au cours de mes études à Harvard, ainsi que lors de ma rencontre cruciale avec le doyen Heinrich Grüber à Berlin le 17 août 1961, une conviction m’est apparue et a demeuré, à savoir que la compréhension de Dieu comme Providence était totalement inadéquate à l’histoire des Juifs au Vingtième siècle. Comme je l’ai déjà relaté, ma rencontre avec le doyen Grüber eut lieu lors de la semaine qui vit la construction du Mur de berlin par la DDR. Grüber m’affirma qu’il voyait la marque du châtiment de Dieu, de son jugement providentiel, à la fois dans le bâtiment du Mur et dans la Shoah. Je lui répondis que je préférerais être athée, ce que je ne suis pas, que de croire en un tel Dieu [1]. Il me semble cependant qu’une interprétation chrétienne de la providence, Heilsgeschichte, est recevable à condition de considérer probantes tout d’abord l’histoire des Juifs, qui fonde la suite, et la Shoah comme des réponses au perpétuel « manque de foi » des Juifs. Ce qui est apparemment la thèse de Karl Barth (manifestement le théologien protestant le plus important du vingtième siècle, et un opposant de poids à la fois à l’antisémitisme et au national-socialisme), qui écrit ainsi dans La théologie de l’Église (Church Dogmatics) :
« Il est certain qu’Israël entend ; et maintenant moins que jamais il ne peut s’abriter derrière le prétexte de l’ignorance et de l’incompétence pour justifier son incompréhension. Mais Israël entend et ne croit pas [2] . »
Il se trouva que lors de la parution de la première édition de After Auschwitz [3] j’étais en relation avec Marcus Barth, le fils de Karl Barth ; il enseignait au séminaire de théologie de Pittsburgh, et moi à l’université de la même ville. Sa fille Rosa et ma belle-fille Liona étaient condisciples à l’université. À la parution de mon livre, Barth rédigea un long compte-rendu pour un hebdomadaire local. Il n’y avait là rien de personnel, mais l’article fut la réception la plus vigoureusement hostile que reçut mon livre à l’époque. Barth y défendait un point de dogme essentiel de la foi chrétienne protestante, selon lequel les tribulations et vicissitudes des Juifs au cours de l’histoire représentaient de la part de la divine Providence le plan de la nécessaire destinée d’Israël.
J’ai toujours soutenu que quoique l’on entende par « la mort de Dieu », cela ne signifiait en aucune façon la mort de la religion. Étant donnée la nature éphémère de l’existence, l’être humain a besoin de structures qui confèrent à son horizon, toujours changeant, ordre et continuité. Et cela se vérifie particulièrement lors de ces crises que le sociologue Peter Berger appelle « situations extrêmes », celles qui sont aux marges de la réalité « telle qu’on la considère ordinairement [4] ». Selon Berger, la « confrontation avec la mort » est « vraisemblablement la plus extrême de ces situations ».
Notre entente de la réalité dépend de notre « dialogue » avec autrui, qui commence avec la toute première année de notre vie. Ce ou ces dialogues, à la fois verbaux et muets, nous permettent une première compréhension de notre monde et de notre situation ; de savoir à qui nous pouvons nous fier, de qui nous devons avoir peur, et ce qui nous attend. C’est par eux que nous accédons au langage et à la conscience de notre identité. Pour la plupart d’entre nous, les personnes les plus importantes et significatives sont les membres de notre famille. Par nos relations avec eux nous devenons socialisés et civilisés. Au commencement, c’est la mère, ou le substitut maternel dans certaines civilisations, qui permet notre sentiment initial de sécurité et d’équilibre, ce que le psychanalyste Erik Erikson appelle (dans ses derniers travaux) « la confiance initiale [5] ».
Bien évidemment, les relations familiales évoluent. Lorsqu’une personne essentielle à notre existence meurt, le dialogue cesse brutalement – ainsi ce qui a eu lieu avec Aaron – et notre perception de la réalité s’en voit radicalement modifiée. C’est ce qu’écrit Berger : « La mort remet en question toutes les définitions socialement objectivables de la réalité du monde, des autres, et de nous-même. Elle remet en question tout ce qui était tenu pour vrai, et l’attitude courante et coutumière qui s’exprime dans la vie quotidienne. »
Dans l’histoire et la mémoire de l’humanité il demeure que la transformation en matière inerte et pourrissante, sourde, de ceux qui furent une part vitale de notre existence, est l’une des expériences les plus traumatisantes, particulièrement lorsque persiste une relation psychologique inachevée avec la personne disparue, tels un amour persistant, ou un sentiment de culpabilité. Il faut alors restaurer « le sens de la durée et de l’identité » qui unissait en l’individu monde interne et monde externe. Dans les religions traditionnelles, cela s’effectue par la transmission à l’individu du « savoir que même les situations les plus extrêmes ont leur place dans un univers qui a un sens [6] ».

la nécessité des rites de passage

Ce « savoir » est davantage transmis par les rites que par les professions de foi. Les rituels ont existé longtemps avant que ne naisse la croyance en un Dieu personnel tout-puissant, certainement longtemps avant le Dieu de l’histoire judéo-chrétien. Les rites collectifs peuvent être un plus puissant agent de « nomisation » (à savoir « ce continuel processus social de création de sens et d’identité requis pour tenir en échec l’anomie ») que les déclarations au sujet de l’existence de Dieu qui prétendent au statut de vérités objectives [7].
Dans l’histoire de l’humanité, les rites de passage traditionnels comme la circoncision, le baptême, les rituels de puberté et d’initiation, le mariage, et les funérailles, ont joué un rôle particulièrement important dans le processus de « nomisation ». Ils symbolisent et confèrent une transformation du statut individuel dans la communauté. Ils peuvent bien différer selon les cultures, ils n’en restent pas moins universels, et répondent aux besoins de l’humanité [8].
Lors des funérailles, des rituels de mise en bière et de déploration par exemple, les dispositions exigées pour la dépouille mortelle se changent en une cérémonie d’adieux, d’hommages au défunt, et de consolation des endeuillés en ce moment où ils sont le moins capables de compter sur leurs propres ressources émotionnelles. Il est bien sûr possible de créer des rituels d’adieu et de deuil séculiers, mais fort peu de non-croyants y ont recours. En raison de leur caractère factice ou privé, les rites séculiers sont privés de l’héritage de la sagesse acquise par l’espèce humaine au cours de ces événements. Que nous croyions en un Dieu transcendant ou que nous tenions Dieu pour le Néant Sacré (Das Heilige Nichts), comme l’auteur de ces lignes, ou encore que nous soyions sceptiques à tous égards, il y a des moments dans l’existence où les rituels traditionnels de nos communautés deviennent pour la plupart d’entre nous indispensables.
Nous n’avons pas besoin de croire pour participer aux rituels de nos communautés religieuses, pas même pour les diriger. En nombre d’occasions, j’ai tenu le rôle de Doktorvater lors d’ordinations. Les candidats étaient éminemment aptes, moralement, intellectuellement et culturellement, à remplir leur vocation. S’il arrivait de temps en temps que certains d’entre eux expriment des doutes envers le discours religieux officiel de leur communauté, tous n’en exercèrent pas moins leur ministère de façon admirable.
Lorsque parut mon After Auschwitz, il y eut des gens pour penser que j’avais pour intention de discréditer les croyances et les pratiques religieuses. En fait, je voulais seulement sauver ce que je croyais pouvoir l’être. Dans la préface de la deuxième édition de ce livre, j’ai écrit ceci (au sujet de la première édition) : « il y a dans ce livre un élément conservateur fort : devant mon incapacité à défendre la croyance religieuse traditionnelle, j’ai tenté une défense des pratiques et institutions religieuses traditionnelles, en forme d’apologie des besoins humains en matière de religion. Les hommes et les femmes ont besoin de rites de passage [9] (…) Il n’existe pas deux personnes éprouvant les mêmes besoins de rituel à chaque étape de leur existence. Et pourtant les besoins sont là, et il faut y répondre, que la personne tienne pour crédible ou non la foi traditionnelle [10]. »
Telle est ma conviction personnelle profonde, non démentie jusqu’aujourd’hui.
Outre les rites de passage, il en est d’autres qui répondent aux nécessaires besoins humains ; par exemple ceux qui révèlent et tentent de résoudre les conflits familiaux, inter ou intra-générationnels. Abraham entendant une voix lui ordonner le sacrifice de son fils Isaac, Abel et Caïn, Jacob et Esaü, Joseph et ses frères, autant de conflits familiaux. L’un de ces rituels est la cérémonie judaïque de la « rédemption du premier-né » (pidyon ha-ben), qui est aussi un rite de passage. L’Exode décrit Dieu parlant à Israël :
Le Seigneur adressa la parole à Moïse : « Consacre-moi tout premier-né, ouvrant le sein maternel, parmi les fils d’Israël, parmi les hommes comme parmi le bétail. C’est à moi. » (13, 1-2 [11])

l’abolition des sacrifices humains

Cet ordre est redit au verset 13 du même chapitre : « Tout premier-né d’hommes parmi tes fils, tu le rachèteras. »
Ce qui est encore répété ailleurs, mais le passage de l’Exode, chapitre 22, versets 28-29, est particulièrement digne d’intérêt :
Tu ne livreras pas à d’autres tes fruits mûrs et la coulée de ton pressoir. Tu me donneras le premier-né de tes fils. Tu feras de même pour ton bœuf et pour tes moutons : il restera sept jours avec sa mère ; le huitième jour, tu me le donneras.
Dans son commentaire de l’Exode, Jeffrey H. Tigay écrit : « Aucune disposition pour la rédemption n’est mentionnée [12]. » Le verset se situe nettement dans une époque où le sacrifice d’enfants n’était pas interdit [13]. Comme l’a noté Jon Levenson, de Harvard, les garrots d’Isaac (Genèse, 22, verset 9) présupposent que Dieu est dans Son droit, pour ainsi parler, lorsqu’il demande le sacrifice d’Isaac. Ezéchiel va plus loin en reconnaissant qu’il a existé un temps ou YHWH exigeait effectivement de tels sacrifices :
En plus, je leur donnai moi-même des lois qui n’étaient pas bonnes et des coutumes qui ne font pas vivre. Je les souillai par leurs offrandes : les sacrifices de tous les premiers-nés ; c’était pour les frapper de désolation, afin qu’ils reconnaissent que je suis le Seigneur. Ezechiel (chapitre 20, versets 25-26 [14])
Réfléchissant à ce qu’est devenu le sacrifice d’enfant dans le judaïsme et la chrétienté, Levenson remarque que « le complexe rituel et mytique appelé “sacrifice d’enfant” n’a jamais été éradiqué, il a seulement été transformé [15] ».
La cérémonie du pidyon ha-ben est un exemple de cette transformation. Elle joue le même rôle, dans le judaïsme rabbinique, que le bélier qui servit d’offrande à la place d’Isaac à Aqedah. À ce sujet mon expérience est typique [16]. Au « trente-et-unième » jour de sa naissance, Aaron, mon premier-né, fut introduit dans le salon, logé dans un berceau de coussins posé sur un plateau d’argent.
Je le présentai à un cohen, un prêtre héréditaire qui par tradition familiale pouvait remonter sa lignée jusqu’à la prêtrise d’Israël aux temps bibliques.
Et selon le rituel, je déclarai au cohen : « Voici mon fils, premier-né de sa mère. Le Saint, bénit-soit-Il, a ordonné qu’il soit racheté, selon ce qui est écrit : “Et ceux qui doivent être rachetés tu les rachèteras à l’âge d’un mois (…) pour la somme de cinq shékels outre le shékel du Temple. »
Et il est écrit : « Consacre-moi tout premier-né, ouvrant le sein maternel, parmi les fils d’Israël, parmi les hommes comme parmi le bétail. C’est à moi . » (Exode, 13, v. 2.)
J’accomplis mon devoir, déposant cinq dollars d’argent, équivalent symbolique des shékels de la Bible, devant le cohen ; puis ce dernier me demanda :
« Voulez-vous offrir votre premier-né, premier-né de sa mère, ou bien voulez-vous le racheter pour cinq selaim (shékels) que vous êtes tenu de donner selon la Torah ? »
Une seule réponse bien sûr était possible, mais planait aussi l’ombre sombre d’une plus ancienne réponse.
De toutes les fêtes du calendrier judaïque, aucune autre que le repas de la Pâque, le seder, n’a davantage le pouvoir de convoquer la participation du Juif, même le plus sécularisé. La solennité de Rosh Hashanah et Yom Kippour rassemble les Juifs en grand nombre à la synagogue ; quant au Seder, qui se célèbre dans les foyers, il est le principal rituel de Pâques. À un premier niveau, il commémore la délivrance d’Israël de son esclavage en Égypte, mais il y a d’autres aspects qui se rapportent aux sacrifices de communion des lointains peuples sémites, ainsi que des éléments qui anticipent l’eucharistie chrétienne. Ainsi par exemple lorsque Paul de Tarse appelle le Christ « notre Pâque » qui « a été immolé » (1 Cor., 5, 7), en quoi il suit sans nul doute une tradition de l’Église primitive (cf. Jean, 1, 29 ; et l Pierre, 1, 19-20). En tant que « Agneau de Dieu », le Christ était identifié au sacrifice le plus archaïque du judaïsme [17]. Ce qui se lit dans ce passage de l’Exode (12, 3-10) :
Parlez ainsi à toute la communauté d’Israël : Le dix de ce mois, que l’on prenne une bête par famille, une bête par maison. Si la maison est trop peu nombreuse pour une bête, on la prendra avec le voisin le plus proche de la maison, selon le nombre de personnes. Vous choisirez la bête d’après ce que chacun peut manger. Vous aurez une bête sans défaut, mâle, âgée d’un an. Vous la prendrez parmi les agneaux ou les chevreaux. Vous la garderez jusqu’au quatorzième jour de ce mois. Toute l’assemblée de la communauté d’Israël l’égorgera au crépuscule. On prendra du sang ; on en mettra sur les deux montants et sur le linteau des maisons où on la mangera. On mangera la chair cette nuit-là. On la mangera rôtie au feu, avec des pains sans levain et des herbes amères. N’en mangez rien cru ou cuit à l’eau, mais seulement rôtie au feu, avec la tête, les pattes et les abats. Vous n’en aurez rien laissé le matin ; ce qui resterait le matin, brûlez-le.
La communauté entière endosse la responsabilité du meurtre sacrificiel, et tous sont appelés à consommer la victime. Même la tête et les parties génitales doivent être mangées. L’interdiction de consommer la viande crue ou cuite à l’eau doit renvoyer à une pratique qui était soit de mémoire ancienne, soit une tentation actuelle ou courante chez certains Hébreux ou bien leurs voisins.
La Pâque montre aussi des traces d’une époque où le meurtre sacrificiel des mâles premiers-nés était pratiqué en Israël. Nous avons vu que le passage de l’Exode (13, 2) demande que soit consacré « tout premier-né ouvrant le sein maternel » et « parmi les hommes comme parmi le bétail ». Dans le récit biblique des dix plaies, la dernière à accabler les Égyptiens est la mort des fils premiers-nés. Le rituel du Seder y insiste : les fils premiers-nés des Hébreux furent épargnés parce que les pères obéirent au commandement divin de marquer de sang d’agneau les linteaux et les montants de leurs portes (Exode 12, 13 ; 12, 29). Le récit précise bien que n’eût été ce sang d’agneau, les premiers-nés mâles eussent subi le même sort que les fils des Égyptiens.
L’identification du Christ avec l’agneau pascal chez Paul achève l’ensemble. Lorsqu’il déclare que les Chrétiens sont « justifiés » par « le sang » du Christ (Rom., 5, 9), il est clair qu’il considère le Christ comme la perfection de l’agneau pascal. Reste que selon Paul l’agneau pascal n’est en rien un substitut, il est la victime sous la forme du Dieu-homme.
Les commentateurs qui font autorité, les anciens comme les modernes, ont également relevé le parallèle entre l’agneau de Pâques et le bélier que Dieu substitue à Isaac (Genèse, 22). Shalom Spiegel, dans ses derniers travaux, note que la tradition juive considère Isaac comme s’il avait été effectivement mis à mort sous le couteau d’Abraham [18]. Certaines traditions, citées par Spiegel, vont jusqu’à dire qu’Isaac, sacrifié, est ressuscité des morts [19]. Ces traditions présentent d’importants parallèles entre Isaac et Jésus. Dans les textes judaïques l’obéissance pleine de confiance d’Isaac est souvent mise en valeur. Plus encore, Isaac est fréquemment présenté comme la victime expiatoire des péchés d’Israël. Par exemple, lors de Rosh Hashanah et de Yom Kippour, l’on prie Dieu qu’ il accorde Son pardon à la communauté d’Israël au lieu de la faire périr, en raison de l’obéissance d’Isaac au pays de Moriyya [20].
Spiegel rejette explicitement la thèse qui voudrait qu’Isaac soit une victime de substitution en raison d’une influence du christianisme. Tout au contraire, il affirme que cette idée est passée du judaïsme au christianisme, et que Paul en a été le passeur. Et quoique la comparaison n’apparaisse pas clairement dans les écrits de Paul, la manière dont il insiste au sujet du Christ comme parfaite expiation des péchés de l’humanité montre que pour lui, comme pour les premiers Pères de l’Église qui développaient explicitement la comparaison, l’Aqedah d’Isaac est un Golghota imparfait [21] ; Isaac est dit manquer du pouvoir de rédimer l’humanité parce ce qu’il n’est pas réellement mort sur son bûcher. À la différence, la mort expiatrice de Jésus lors de la Pâque permet la convergence de thèmes rédempteurs : Jésus est l’agneau parfait ; il est aussi un Isaac accompli. Seul son sacrifice est efficace.
À l’image de la Loi, Isaac préfigure la rédemption, mais ne l’accomplit pas. Jésus meurt pour les péchés des hommes, mais aussi et surtout pour le crime originel d’Adam.
Dans son étude sur le sacrifice d’enfant dans le judaïsme et le christianisme, Jon Levenson insiste sur l’importance du don gratuit : la meilleure des choses que l’on puisse offrir à Dieu ou les dieux. D’un certain point de vue, le « don » pourrait bien ne pas être entièrement gratuit. Il y a dans la Bible une insistance extrême sur l’ambivalence intergénérationnelle. L’histoire d’Abraham est à cet égard exemplaire. Il désire la bénédiction d’un héritier, mais pourtant lorsque son fils atteint l’âge d’homme, il entend la voix de Dieu lui ordonner d’offrir son fils en « holocauste » (Gen., 22, 2). Pouvait-on davantage engager Abraham dans l’obéissance gratuite ? L’histoire de Jepthée et de sa fille dévoile une ambivalence analogue, avec une plus triste issue (Jug., 11, 30 ; 11, 40).

le mythe du parricide primal

Ne négligeons pas l’histoire d’Œdipe, qui ne voulait aucunement tuer son père et épouser sa mère. Mais chacun de ses efforts pour échapper à son sort le rapprocha de la fatale rencontre à la croisée des chemins. Le conflit des générations circule dans l’un et l’autre sens.
Dans les relations parents-enfants, Sigmund Freud discernait une ambivalence universelle. Je déclare franchement qu’il y a eu des moments où cette ambivalence apparaissait dans mes relations avec Aaron et mes autres enfants, et eux envers moi. Elle est aussi présente dans la représentation biblique de Dieu. Le Père qui est au Ciel, s’il est l’aïeul bienveillant, est aussi un tueur d’enfants plein de colère. Le Dieu du christianisme exige ce même sacrifice, bien que ce soit Dieu en la personne du Fils qui s’offre à lui-même. Lorsque l’on considère la disproportion entre la petite offense, qui rendit mortels Adam et sa descendance, avec la rigueur des châtiments, il devient impossible d’ignorer le caractère infanticide du Dieu biblique ; à moins que quelque part, dans les replis de l’âme humaine biblique, ne loge la mémoire d’un crime suffisamment grave pour que les hommes aient un motif sérieux de craindre la vengeance du Père qui est au Ciel.
Freud croyait à la réalité d’un tel événement, qu’il qualifiait de « crime primal ». Il pensait que l’Eucharistie, telle que la concevait Paul, était en fait un drame qui redisait la catastrophe morale à l’origine de la civilisation, de la religion, et de la moralité. La tentative freudienne de reconstruction des origines de la religion par le mythe du parricide primal est extrêmement instructive, même si elle n’est pas vraie au sens littéral. Je souligne ce terme, mythe, parce que je crois qu’il peut nous aider à comprendre les passions impliquées dans certains aspects cruciaux du judaïsme et du christianisme.
En résumé, Freud dit qu’avant la religion et les institutions que nous connaissons, les hommes vivaient en hordes fermées, comprenant un père dominant despotique, le groupe des femelles son harem, et la troupe des jeunes mâles ses descendants. Le vieux mâle se réservait la totalité du harem, et maintenait sa domination par l’infanticide, la castration, et le bannissement de ses propres fils, ses rivaux potentiels. Finalement, conduits par leurs pulsions sexuelles, et désireux donc de s’approprier les femmes du père, les fils se regroupèrent, éliminèrent leur père, et dévorèrent son cadavre.
Mais le père que les fils admiraient et voulaient imiter était plus grand que celui qu’ils haïssaient et jalousaient. Ils aspiraient à être comme lui, jouissant de ses privilèges sexuels, et en même temps ils le tuèrent. Dans le mythe de Freud, les fils bannis résolvent la difficulté de tuer le père tout en voulant devenir comme lui par la consommation de son cadavre. Amour et haine étant intriqués dans cet acte primal, les fils ne remportent qu’une victoire à la Pyrrhus. Et la culpabilité les incitaint à nier la mort du père, ce qui ne faisait que compliquer et empirer les choses. Ils ne pouvaient oublier leur crime, ni la peur – pourtant réprimée – d’une vengeance de leur victime. Le déni ne laissait au groupe des frères aucun moyen rationnel d’évaluer la puissance du père mort ; la culpabilité les conduisit à lui attribuer des pouvoirs si extraordinaires qu’ il devint pour eux le Père qui est au Ciel. La définition implicite de Dieu chez Freud est à la foix paradoxale et nécessaire : le Père céleste est le premier objet de la criminalité humaine. Les hommes obéissent à sa « loi » parce qu’ils craignent, étant déicides, que Sa vengeance ne s’abatte sur eux.
En outre, comme les fils étaient incapables d’assumer leur crime ouvertement, ils ont été conduits à répéter sans fin leur acte intérieurement, sous la forme d’une confession inconsciente et dramatique. Cette répétition prit l’apparence d’un sacrifice au totem ancestral, ce que Freud considérait comme « peut-être la plus ancienne fête de l’humanité ». Il note que le totem animal était normalement sacro-saint, mais qu’en certaines occasions festives le groupe se sentait contraint de renouveler la scène en mettant à mort, mangeant, et déplorant la mort de l’animal vénéré comme l’ancêtre de la tribu.
Freud relève maints exemples d’animaux identifiés à des héros, des ancêtres, et des dieux, et affirme que le sacrifice du totem animal est en réalité un substitut du meurtre du père. Ce même processus d’identification se poursuit encore aujourd’hui dans les rêves, la littérature, le symbolisme religieux, les mythes, et les névroses. L’un des plus beaux exemples de cette identification dans l’histoire de l’art est le grand panneau d’autel de Van Eyck, à Gant en Belgique : « L’Adoration de l’Agneau mystique », où tous les personnages se tournent avec révérence vers la figure centrale, l’Agneau mystique, qui est bien entendu le Christ, « l ‘Agneau de Dieu ».
Le sacrifice du totem était ainsi ensemble une confession et un renouvellement du crime inconsciemment remémoré. Le remords et l’affirmation de soi y étaient mêlés comme l’avaient été l’amour et la haine dans le meurtre. Ce sacrifice du totem était également une expression de « l‘obéissance différée » au père assassiné. Les fils avaient rapidement compris qu’ils ne pourraient pas s’autoriser une pleine licence sexuelle avec les femmes du père mis à mort, sans déclencher de graves conflits entre eux. Ayant tué pour s’approprier les femmes, les fils s’imposèrent les restrictions sexuelles du père afin de préserver leur solidarité. Et on ne pouvait participer au sacrifice du totem, à savoir répéter symboliquement le meurtre originel, si l’on était coupable d’une violation du tabou de l’inceste nouvellement institué.
Nous ne pouvons pas suivre ici les multiples ramifications du mythe de Freud, mais notons cependant que la cène de la Pâque et l’eucharistie peuvent présenter des traits les apparentant au repas sacrificiel archaïque. Outre cela, la mort et la résurrection de la figure divine, Dieu après la mort de Dieu, est un élément crucial du mythe, comme l’est aussi, dans le récit chrétien, la mort et la résurrection de Dieu, ce qui à son tour renvoie à l’épisode de l’Aqédah et aux formes multiples du conflit intergénérationnel dans la religion sémitique archaïque.
La victoire sur les pires aspects et les plus périlleux de ce conflit a dû être un élément nécessaire du maintien de la civilisation. Il s’est toujours présenté l’issue qui consiste à diriger l’agressivité vers des personnes étrangères à un tel univers d’obligations morales, soit par la guerre, soit en tenant pour bouc émissaire une minorité sans puissance.
Ces stratégies sont cependant rarement efficaces. D’autres voies doivent être trouvées pour reconstituer toute la solidarité interne et la cohésion morale possibles dans la famille et au-delà. Les rituels religieux ne sont pas des moyens parfaits, mais ils confèrent – même pour le non-croyant – gravité et solennité à ce qu’ils célèbrent ou commémorent, ce que n’offre nulle autre institution. Et pour le redire, ils rendent la personne capable de métamorphoser le cours chaotique des choses en situation reconnue dans le tableau de l’existence.
Quelques trois cents personnes assistèrent aux obsèques d’Aaron, en majorité des chrétiens à l’exception de la famille proche. Et, comme chacun le comprit, la seule forme d’adieu appropriée à Aaron fut une cérémonie juive. Lorsque la dépouille mortelle d’Aaron fut mise en terre, je ne pus m’empêcher de penser à sa circoncision en son huitième jour, au pidyon ha-ben au trente-et-unième, ainsi qu’aux espoirs que j’avais fondés sur lui en tant que jeune père. Maintenant, c’en était fini. Cependant la tradition religieuse avait organisé les rituels d’adieu et de déploration en telle façon que notre famille put en retirer une certaine consolation. À Nassau, cette tradition avait rendu possible que des gens que je n’avais jamais rencontrés auparavant, amis et collègues de longue date d’Aaron, m’apportent quelque réconfort. Leur présence atténua dans une certaine mesure l’amertume de ces jours. À Fairfield, les amis m’offrirent leur consolation par le communautaire shiva-minyam, le service funèbre traditionnel, à notre domicile et à la synagogue. Sans la tradition, des gens auraient certainement présenté leurs condoléances, mais cela aurait été ad hoc seulement, et n’importe comment, cela à Fairfield et Nassau.
La mort de Dieu n’a rien de définitif.

Richard L. Rubenstein, « La mort de Dieu n’a rien de définitif », Les provinciales (lettre) n°82, mars 2009.

Richard L. Rubenstein a publié
La Perfidie de l’Histoire, Les provinciales, 2004 et
Jihad et génocide nucléaire, Les provinciales, 2010
Sur Richard L. Rubenstein, cf l’article de Michel Gurfinkiel ^

[1] On lira le récit de cette rencontre dans le chapitre « Le doyen et le peuple élu » in Richard L. Rubenstein, After Auschwitz : History, Theology, and Contemporary Judaism, 2e ed., John Hopkins University Press, Baltimore, 1992, pp. 3-13.

[2] Karl Barth, Church Dogmatics, (Théologie de l’Église), trad. G. Bromiley et al., T. and T. Clark, Edinbourg, 1957, II, 2, p. 235.

[3] Richard L. Rubenstein, After Auschwitz : Radical Theology and Contemporary Judaism, 1ère éd., Bobbs-Merrill, Indianapolis, 1966.

[4] Peter Berger, The Sacred Canopy : Elements of a Sociological Theory of Religion, Anchor Books, Garden City, NY, 1967, pp. 43-45.

[5] Cf. Erik H. Erikson, Identity, Youth, and Crisis, W. W. Norton, New York, p. 82, et Childhood and Society, W. W. Norton, New York, 1993, p. 247.

[6] Berger, op. cit., p. 44.

[7] La définition de la « nomisation » se lit chez Tim Jackson, Consuming Paradise ? – Unsustainable consumption in cultural and social-psychological context, Center for Environmental Strategy, University of Surrey, UK.

[8] Cf. Arnold van Gennep, The Rites of Passage, University of Chicago Press, Chicago, 1960 ; éd. française, Les rites de passage, éd. Picard, 1992.

[9] En français dans le texte.

[10] After Auschwitz, 2e éd. op. cit., pp. xii-xiii.

[11] Pour cette traduction nous avons suivi la traduction œcuménique de la Bible dite TOB. NdT.

[12] The Jewish Study Bible , Tanakh Translation, Oxford, New York, 1985.

[13] Ce sujet est traité avec art et compétence par John Levenson, The Death and Resurrection of he Beloved Son, Yale University Press, New Haven, 1993.

[14] Levenson, op. cit., p. 5.

[15] Idem, p. 45.

[16] Je décris en détail la cérémonie pidyon ha-ben dans R. L. Rubenstein, Power Struggle : An Autobiographical Confession, Charles Scribner’s Sons, New York, 1974, pp. 112-3.

[17] Cf. W.O. E. Oesterley, Sacrifices in Ancient Israel, Their Origin, Purposes and Development, Hodder and Stoughton, Londres, 1937, pp. 99 sqq. La Pâque à l’origine pourrait avoir été une nuit de printemps et de pleine lune, une fête des nomades du désert. D’autres autorités font la distinction entre une ancienne fête agraire des pains sans levain de Canaan, et le sacrifice de l’agneau pascal, vraisemblablement une offrande des pasteurs du désert.

[18] Shalom Spiegel, The Last Trial, trad. Judah Golden, Schocken, New York, 1970.

[19] Spiegel, op. cit., p. 33 sqq. Spiegel cite le Midrash Shibbole ha-Leket, Inyan Tefillah, 18, éd. S. Buber, 9a.

[20] Cf. par exemple : « Puisse les liens [Aqedah] avec lesquels notre père Abraham lia son fils Isaac sur l’autel devant Toi, et de même qu’il réprima [Abraham] sa miséricorde pour accomplir Ta volonté de tout cœur, fasse que Ta miséricorde suspende Ta colère envers nous. » High Holiday Prayer Book, éd. Morris Silverman, Prayer Book Press, Hartford, 1951, p. 165.

[21] Spiegel, op. cit., p. 84 ; cf. Hans Joachim Schoeps, Paul : The Theology of the Apostle in the Light of Jewish History trad. Harold J. Knight, Westminster Press, Philadelphie, 1961, pp. 141-149.

 

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