Olivier Véron, Les provinciales : « Qui peut craindre la recherche ? »

Voici un livre vraiment utile et neuf. Notre pays tout entier – avec sa longue tradition de la contestation publique et politique, avec sa passion de la quête intellectuelle qui aboutit à des décisions, avec sa suspicion à l’égard des tractations secrètes et du jeu des intérêts d’argent, sa mise en cause de la bureaucratie et des impérialismes politico-religieux – devrait se retrouver dans l’accusation qu’il porte contre ce qui empoisonne la vie sociale en France et peut-être celle des Musulmans en premier lieu. Bat Ye’or, « fille du Nil » juive, est bien ainsi une figure féminine héroïque dans l’univers français. Son livre peut libérer aujourd’hui même de l’alternative où nos concitoyens se trouvent piégés : l’accusation de discrimination religieuse ou bien la soumission. Car ce n’est pas contre un groupe de personnes ayant des convictions religieuses, mais contre une structure impersonnelle et politique parmi les plus puissantes et les plus spontanément contestables, l’OCI, l’Organisation de la Conférence Islamique, qu’il expose ce qui imprime à notre continent, depuis l’extérieur de l’Europe, une marque de plus en plus évidente et durable, et empêche même à travers les frontières toute émancipation de la part de ses « sujets ».
Mais ce n’est pas un livre d’humeur. Fruit d’un long effort harassant pour contraindre un esprit bouillonnant à la description exacte d’une réalité austère et complexe, discrète mais non sans force – c’est d’abord une grande leçon de la vertu d’attention et d’étude, que nous donne Bat Ye’or, et une belle construction rationnelle. Car ce livre n’expose pas seulement une représentation de l’Histoire, et de ce qui est en train de se passer – sous le signe de la « dhimmitude », comme il l’explique clairement – mais il défend le droit de chercher puis de formuler une représentation personnelle de l’Histoire. Il s’efforce d’établir l’histoire en toute indépendance, sur quarante ans de vie traversée, et de faire apparaître de la sorte une direction inaperçue de cette histoire, alors même que les événements que nous vivons nous semblent discordants ou confus.
Qui peut craindre la recherche ? Et qui peut douter que celle-ci s’avère utile à tous ? La méthode ici consiste à citer le maximum de textes originaux qui sont autant de jalons permettant de suivre à la trace une réalité en devenir, et qui ne tient pas tout entière dans cette myriade d’écrits, mais les emploie pour produire des phénomènes et laisse la preuve de son action dans le temps : un réseau de réseaux, mais des plus efficaces. Ce « califat » aboli par Atatürk rôde depuis un siècle comme la mémoire d’un membre amputé, et il a besoin de prendre corps à nouveau ! Sa forme moderne latente possessive est collective et institutionnelle – comme l’écrivait un peu timidement il y a deux ans Ali Mérad dans un livre oublié [1]. Celui-ci ne le sera pas, car cette forme obsédante déjà à l’œuvre, il suffit d’en prendre conscience pour la déjouer : c’est le travail de Bat Ye’or qui pourrait bien, contre ses détracteurs, redonner à notre temps le goût de fonder des représentations et des relations qui soient vraiment humaines – et de fonder son existence sociale sur autre chose que le mensonge.

Olivier Véron, Les provinciales, octobre 2010.

• Bat Ye’or, L’Europe et le spectre du califat
• Jean Birnbaum, « Houellebecq et le spectre du califat », Le Monde du 7 janvier 2015
• « Houellebecq et le spectre du califat » disponible ici^

[1] Ali Mérad, Le califat, une autorité pour l’islam ?, Desclée de Brouwer, 2008.->http://www.laprocure.com/livres/ali-merad/le-califat-une-autorite-pour-islam_9782220058405.html