Stéphane Giocanti, Le Magazine des Livres : « Une épopée moderne. »

Audacieux, L’An dernier à Jérusalem est destiné à marquer

 

« Le lecteur qui se lance dans les œuvres de Sarah Vajda peut être frappé par l’indiscrétion et la provocation de ses sujets, qu’il s’agisse de Maurice Barrès – qu’une doxa cantonne à l’antidreyfusisme –, de Jean-Edern Hallier, des premières amours de Magda Goebbels ou du toujours incompris Romain Gary. Ses romans Amnésie et Contamination, tout comme l’essai consacré à Claire Chazal, ont l’art de toucher dans le mille les clichés et les errances inavouables de notre époque. En se disant elle-même de la lignée des jeunes juifs barrésiens, Léon Blum, André Spire, Sarah Vajda a tout pour plaire aux royaumes divers de la bien-pensance.
Mais comme dans la comédie grecque, cette sage provocation n’est jamais destinée qu’à faire réfléchir. Alors que l’instinct trublion confine généralement les écrivains dans la légèreté et la pose – combien de grimaces anticonformistes aujourd’hui ! –, celui-ci prend à rebours la bêtise contemporaine en restant fidèle à une pensée et à une personnalité comme notre temps en produit trop peu. Sous l’allure de défi et d’impertinence, trônent une sensibilité et une intelligence rassurantes pour l’esprit, comme on le voit particulièrement dans L’an dernier à Jérusalem.
Cette fois, l’écrivain propose rien moins qu’une épopée moderne (…) On voit tout de suite le risque d’une telle ambition : de tous les genres littéraires, l’épopée – sous forme de roman il est vrai – est sans doute le plus politique et le plus magique à la fois, celui qui pourrait s’avérer le plus partisan. On songe ici à Virgile fondateur de Rome – c’est la brillante démonstration de Pierre Grimal – et à Dante, instaurateur de la langue italienne grosse de l’Italie moderne. Ces rapprochements interdisent pourtant de voir dans L’An dernier à Jérusalem un roman militant ou un roman à thèse : car, au-delà de l’intrigue, c’est d’abord la langue poétique que rencontre et qui frappe le lecteur, dans une unité qui n’est absolument pas la propriété d’Israël, ni de ceux qui la contestent. La créativité verbale, les jaillissements, les cris, les scansions, les phrases-choc, les passages sans ponctuation, la mise en page théâtrale du texte, les échos à Corneille, Racine, Baudelaire et Verlaine par une plume qui rencontre en plusieurs endroits celle d’Ulysse de Joyce, tout cela promet évidemment une lecture à la fois fascinante, exigeante et un vrai bonheur littéraire, où il n’est plus question de parti, de raison, ni même de justice. Fortement inscrite dans la tradition littéraire française, la haute poéticité de l’écriture peut recourir aussi bien à des mots hébreux qu’à des emprunts, ironiques ou non, à l’anglais. Par endroits, les mots sont serrés et vifs comme la plus nerveuse des langues latines.
La guerre, l’aventure collective, la paternité de héros morts, le souffle du vent sur les ruines, la souffrance des étoiles qui font pleurer les mères et punissent la témérité des fils, ces quelques ingrédients suffisent à caractériser cette épopée qui se présente à la fois enracinée dans l’histoire d’Israël et dans l’humus profond de l’humanité. Nous fascine particulièrement l’ouverture du roman, qui se fait de plus en plus chant et litanie, comme un écho à Un jardin sur l’Oronte de Barrès. La seconde chute de Masada nous fait comprendre que, dans le futur où se place le récit, l’État d’Israël vient de s’auto-dissoudre face à ses ennemis afin de demeurer à la hauteur des promesses de sa fondation. Le roman entier découle de ces premières pages, acceptant les nuances diverses d’une tragédie à la fois collective et individuelle, pour nous conduire par la suite à Budapest et aux États-Unis. Toujours présente, la tragédie politique et religieuse d’Israël et de ses voisins ne débouche jamais sur le manichéisme : L’An dernier à Jérusalem ne donne à approuver aucun gentil ni à ternir aucun méchant. Il n’est question que d’hommes et de femmes emportées par le souffle de la dispersion et de la disparition, dans une unité qui concerne à vrai dire tous les hommes, qu’ils soient désignés par leurs communautés d’appartenance, ou considérés à partir de leur simple individualité. Il y a là non seulement une sagesse anti-manichéenne, mais, à mon sens, une nouvelle compréhension de l’épopée, qui rouvre le champ de ce genre.
À l’opposé de la sensibilité psychologique et sentimentale qui gouvernent le roman français, celui-ci a l’art de glisser les sentiments sous les mots, de refuser l’épanchement et la sensiblerie. Le souffle épique ne nous donne pas le temps de nous identifier tout à fait aux personnages, qu’il s’agisse de Yigal, d’Orly Fischer, de Slimane, ou des autres : toutes ces figures apparaissent et reparaissent comme autant de destins, dispersés dans l’atomisation de l’ère moderne, comme des éclats brisés. Malgré cette relative impersonnalité, ces artistes, professeurs, ces réchappés de la catastrophe nous apparaissent dans leur analogie élémentaire avec tous les autres êtres humains, qu’ils soient français, palestiniens ou autres. Sarah Vajda réapprend la langue humaine que nous avons perdue : celle qui part du particulier pour dire l’universel – non pas un universalisme abstrait, mais la lumière qui embrasse la diversité des couleurs du monde.
Face à cette diminution de la consistance romanesque du personnage, reflet du tragique humain, l’écrivain a trouvé la voie du salut, qui n’est autre que la narration elle-même. La narration – mot si fondamental dans l’économie et pour le sens de tout ce roman – est « le socle mythique à partir duquel le rêve se déploie, s’incarne, se fait chair, permet de passer à l’âge des Dieux à celui des héros au temps des hommes. » Ainsi la mort d’Israël est-elle l’échec d’une narration. Ainsi la narration a-t-elle le pouvoir de ressaisir l’essence de l’histoire, de la réinventer, et peut-être de discerner ce qui, en elle, appelait l’éternel. Dissoute, Israël redevient mythe, et Jérusalem, une province des songes. « Oxymores nous fûmes, oxymores à jamais. L’an dernier, nous étions à Jérusalem. Fils d’un livre, à jamais des Quichotte. » Sans doute y a-t-il dans cette vision de la mort d’Israël une double provocation : l’écrivain nous fait sentir d’une part l’horreur et le scandale planétaire de la perte, mais en réinventant du même coup le mythe israélien, et en tâchant de reconstituer la pureté d’un idéal.
Roman épique, L’An dernier à Jérusalem déploie son fil à travers la métaphore du théâtre. Le destin d’Israël est repris – au sens de Kierkegaard, non pas dans le sens d’un retour concret – par la métaphore théâtrale. Grande amoureuse du théâtre – pendant des années elle a été metteur en scène –, Sarah Vajda file la métaphore de Tchékhov, rapprochant certains de ses personnages de l’oncle Vania ou de Macha. Parfois, il semble que ce soit moins la cité d’Israël qui apparaisse à travers cette métaphore, que la vérité personnelle des individus, et plus exactement, leur existence concrète. Ayant perdu leur terre réelle, Yigal et les siens inventent aux États-Unis un théâtre où ils poursuivent en fin de compte leur destin, puisque « les acteurs savent ou pressentent le mystère de la représentation ». Dans la pièce en question, Seder, les douze comédiens figurent les douze tribus. Ailleurs, la métaphore théâtrale dénonce la fragilité et la contradiction humaine, y compris à l’heure du plus grand bonheur israélien, où l’abîme ultime était inimaginable : « La parole théâtrale dissone, dérisoire en ce jour de Yom Ha-Atsmaout où les avions paradent. Juste une façade. Théâtre public, service public… Fille publique, sainte prostitution. La pavane aérienne prend des allures burlesques. La longue cohorte des victoires inutiles bat le rythme de leur défaite annoncée et la très sainte face de leurs jeunes morts devient un escadron grotesque, à mesure que l’Hatikvah, l’hymne de l’espérance déçue, monte de tous les postes de télévision et de tous les radios du quartier. Dans un instant, Ben Gourion, à nouveau, va parler, annoncer l’évangile à la date du 14 mai 1948 : ‘Nous avons un pays.’ »
Audacieux, L’An dernier à Jérusalem est destiné à marquer : non pas seulement en raison de la créativité littéraire qui la distingue de la guimauve habituelle, de ses innovations formelles, mais parce qu’elle créé une tension formidable entre le roman et l’épopée poétique, dans une époque où la forme romanesque s’épuise et où l’on croyait le langage épique définitivement révolu. Avec Sarah Vajda, nous réapprenons à penser et à lire.

Stéphane Giocanti, Le Magazine des Livres n°33, novembre 2011->

• Dans le même numéro, Le Magazine des Livres publie un long entretien de Sarah Vajda / Myriam Sâr avec Joseph Vebret, qui écrit : « Auteur de deux biographies (Maurice Barrès et Jean-Edern Hallier) et trois romans remarqués, Sarah Vajda s’est glissée dans la peau de Myriam Sâr pour imaginer un retour en diaspora du peuple d’Israël. Plus qu’un roman de « géopolitique fiction », voici un pur chef-d’œuvre littéraire. »

• Myriam Sâr, L’An dernier à Jérusalem