« Comment on fit enfin repos aux morts. » (Extrait.)

rivr couv Rr Que je dise : Crafouilli, en sorte de viandes froides, n’embaumait aucun culte. Certains laissaient traîner leur défunt là où il tombe, jusqu’avalement monticulaire disloquant, qui pouvait prendre des années. D’autres, plus finisseurs du ménage, le broyaient en carpette où bon lui semblait d’être occis, tant qu’à sécher la peau sans toujours l’assouplir, et les petits enfants jouaient avec les poils et les cheveux de tête qui passaient du tapis. D’autres équarrissaient, gardant les parties fines à déjeuner, recyclant viscères et os en peau de soce et outils aratoires pratiques, sculptures, totems, ou plus fréquemment les donnaient en régal au médor. D’autres mangeaient tout, dans des repas qui font des fois référence à la légende de la Maison d’Atrée, mais c’était rare. Encore on jetait aux champs, aux fossés, aux latrines, on réduisait, on clouait, on offrait – quelques rusés trouvant ici matière à se débarrasser.
Pourtant, contre hâtive semblance, on respectait la mort si pas le déchet. La perte d’un vif était raison de causeries lamentables des proches, bien réunis en aréopages garnis, femmes et hommes et petits s’arrachant le capillaire à poignées, maudissant l’heure, l’œil larmu et la babine bignonante, les femmes hululant curieusement. Et quand on avait passé quelques heures en posture, l’âgé du lot entamait une prière qui faisait :
« Grand qui nous mit, Ô Toi et qui êtes haut caché, que Ta puissance l’ait ou non voulu, l’ami Archibald [1] a cassé sa tangente et la Faucheuse l’a remarqué. Tu nous Donnez-nous chaque jour notre peine et nos joies et c’est très bien comme ça. Mais quand même, d’Archibald, prends en soin quand la Faucheuse Vous le rapportera sur Ton beau nuage. Tu fais comme Tu veux remarque, nous on n’est pas pressé. Ô Grand, Ô Toi et la Faucheuse enceinte d’Archibald, ne nous soumets pas à l’installation et surtout, n’oublie pas mon petit soulier. Ainsi-soit-il. »
Cet art brut mérite, ce semble, quelques commentaires pour paner. Elle est fort intéressante, souligné-je, comme prière. J’en ai fait somme, ailleurs. Mais point n’est lieu. Écourtons seulement quelques bribes. Le ci-devant cité reprend d’abord une intonation qu’on aura reconnue anamnésique à l’antienne du Christianisme, ce qui paraîtrait signaler une interpénétration massive de cette culture à Crafouilli déjà à cette époque. Or il n’en est pas sûr du tout. Il s’agirait alors d’une sorte d’item fondateur, dans le souffle et dans la scansion. Sur le plan du dit, c’est encore mieux : Le Grand, littéralement interpellé par son petit nom, est explicitement situé en hauteur, au-dessus de la mêlée. La mort, elle, est appelée « Faucheuse », ce qui est nouveau à cette époque. Elle est donc personnifiée. Mais voyons mieux : c’est elle qui est censée faire le voyage de Crafouilli à la résidence d’été du Grand et se retrouve enceinte du disparu. Nous avons donc affaire à cosmogonie véritable, je souligne pour l’obscurant lecteur. Dans le contexte pragmatique de l’hésitation du discours entre le tutoiement et le vouvoiement du Grand, cette « Faucheuse » introduit un troisième tiers, formellement féminin, dont le déplacement équivaudrait alors à l’acte sexuel, et qui revient grosse d’un vivant dont il n’est jamais parlé au passé que dans l’acte allégorique qui l’a rendu mort pour ses intimes. C’est fantastique ! [2] Il ne faut plus s’ébaubir dès lors si l’on néglige le cadavre, ce qui est d’ailleurs prouvé en suite, quand le prieur mande ne point être installé rapidement et souhaite d’être fauché dans ses petits souliers, à ce qu’on peut entendre : « ne nous soumets pas à l’installation », c’est à dire à l’abominable figement qui rend tout vert et roide les charognes, et ne nous oblige surtout pas à leur attribuer l’adresse d’une sépulture. Ça fait toute une mystique, quoi.
Sur ce s’envoilà la Parole, regesturée d’outre-temps par un fossât d’ordure fumante. Car quoi ? Livre sacré, origine du monde et disparu, voici qu’il ressuscite, rené du ventre immonde de la terre où l’avait entraîné un mourant se vidant et y suivant sa tripe. Et comment exhumée, encore ? La Parole n’ayant refait surface que des faramineux transports du Prêcheur et de sa gueuse, les yeux tant encore allumés des puissances assouvies de l’instinct que de l’intime assurance d’être vecteurs divins de l’amour messager, telle qu’en notre fameuse prière la mort vient s’engrosser des vifs qu’elle transmurge au Grand !
Il y avait, avouons, masticat de regimbe. On convoqua en pompes le Conseil total, qui avait compréhension de tous entièrement rassemblés, et le vieux faune et sa montespan furent priés de remettre une énième le couvert, jà bonni cent et une fois à tout un chacune, répercuté, l’on sait l’humain, à son tour par les premiers témoins, puis les seconds, puis les témoins de témoins, emmyrtillant au fil la belle aventure ô gué, la belle aventure, les frasques intimes étant bruitées, musiquant les clapotements de bourbe, choralisant la ressurge triomphante en le marnais du Livre indemne, lumineux de lumière intérieure ardente, chantant ses psaumes par les oiseaux des bois, les arbres saluant l’apparition et leurs troncs se couvrant à l’infini de l’écriture sacrée, le pénis du héraut remontant à la vulve de l’ondine merdoisée qui s’était mis d’émaner une affolante odeur d’onguent qui provoqua le rut instantané des cerfs et des marcassins, le reverdissement des premiers bourgeons, la forêt tout entière embaumée se jurant d’arbre en arbre un amour éternel et le Livre lévitant de lui-même aux mains ouvertes du Prêcheur qui avait perdu son accent.
Après le récit, il n’y eut once relique de doutaison : Le Grand proposait à son peuple une nouvelle alliance. Il fallait Lui faire signe patent d’allégeance, mais quel ?
Comme on avait eu vent la veille d’une épidémie de miasmes cholériques, et une centaine de refroidis sur les tongs, lesquels encombraient fort la rue centrale et commençaient à suer, quelqu’un fit proposition d’en banqueter, car il y avait grand faim parmi tous et l’événement auquel n’ayant pas permis qu’on fît cueillette de langoustines aujourd’hui. Sitôt dit, on requit illico la féminine engeance d’aller cuire, les autres s’accordant une ou deux heures de libations apéritives pour jouer aux boules. Du banquet postérieur naîtrait, n’en doutons mie, répons illuminant à l’instante requête ci-dessus.
Aïe. Déjà les macchabées avaient été particulièrement durs à époiler et à vider, et leur cuisson se dégageant d’une senteur mauvaise, un peu, qui était cause qu’on les avait abondamment salés et arrosés de citron, surtout les oreilles et les langues, et à moindre mesure les côtes. On avait attribué au choléra, et bien rincé les broches. Mais ils furent immangeables, se déloquant, quelque morceau que ce fût, en fils nerveux qu’on était forcé de recracher, du sang plein la denture, remâchant à la lie un affreux goût de poisson tourné, comme d’abats fécondés par des mulets sodomites. Un très mauvais goût.
Il y avait plus étrange : à mesure qu’on repoussait ainsi sur le côté des assiettes les gigots, épaules, fesses, abats et même cet exquis choix que constitue à tout tasteur de viande fine le coussinet pubial, à mesure donc, les morceaux paraissaient se sécher et lisser en surface, tandis que se pointait à issir d’eux un peu de sang d’abord, puis un flot qui eût bientôt dû rougir entièrement la nappe, mais non car il roulait dessus jusques aux bords, inondant aux pieds les convives, se prégnant à la terre, montant bientôt aux chevilles et aux jambes, et chaud avec ça.
Cependant l’heure n’intimidait du tout, contrairement à nos époques mietteuses de rien qui soit. Nous penserions d’hurler, eux pas. Ils poursuivent donc la goberge, aspirant au morceau savoureux qui chavirerait enfin leurs papilles déçues, ne pouvant imaginer autre que mal recuit. Excédé de la filoche dégueulasse, on fustige même les cheftaines de fourneaux, avec un bras dont tout laissait à croire qu’il n’avait pas été cuit du tout.
Mais à chaque tour qu’on bâfre l’appétit se détend, même détrompé. Ains vint une minute que cet amas de reliefs indemnes, tout sanguinolent d’abondance autant que puits percé, ce sang n’imbibant pas la nappe mais baignant au siège un chacun des convives à la bouche empâtée et déçue, l’odeur fade aussi, eurent quelque chose d’évident. Les conversations, rires et râlements tombèrent. Quand le silence installé fut à son paroxysme, yeux dans les yeux tendus les crafouillis s’introspectant, pas un feulement de ventre, pas un pet, plus un souffle, le sang – entendez bien : le sang s’arrêta de couler des morceaux. On observait, craintifs, curieux, craintifs. Le sang s’arrêtait, oui. Les morceaux retrouvaient lentement leur juste aspect de bidoche fripée. Et soudain, d’un bout à l’autre immense de la nappe un doigt mystérieux traça d’un impeccable rouge ces mots tout droit extasiés de Parole (livre 2, Exo. v 54) : « entre terre et galimatias es né, en terre galimatias t’en tourneras. »
Hurrah car ils y étaient enfin ! Le Grand, seul apte à maquiller ce ramadan, leur indiquait ses voies, sans ombre : Il avait combiné tout l’imbroglio à seul dessein de corriger le tir côté gestion des encombrants. Que n’avions nous capté ! La retrouvaille de Parole au fin fond d’un tombeau malgré lui eût largement dû nous suffir, pardi. Notre cannibalisme n’agréait pas, puisqu’Il l’empêche. Mieux : Il nous commandite à propos, que ceux qui se figent ne sont nullement délectables d’entre nous, mais qu’on en doit faire oration précieuse et le corps enfouir en tourbe fraîche. Ce sera donc !

Aussitôt l’étang de sang qui surnageait la cène fut absorbé par terre.

Il eût été fringant d’arrêter là le traitement d’une affaire aussi définitive. Dès l’endemain on pelletait à qui mieux-mieux dans une enceinte murée choisie au pif, inhumant par famille déjà, il semble, les premières victimes et dans la joie quelques enfants vivants pour accompagner. Les tertres bien que sommaires, étaient de glaise assez ouvrée ou de galets sculptés par endroits. Les fleurs fanant, on ne sait s’ils en mirent, d’autant qu’il ventait dru. Comme ci-devant est mis, on prit aussi grand soin des aurevoirs, composant maints discours célèbres à l’occasion, où le candidat s’en trouvait tout flagorné d’entre tous, sa vie débitée par tronçons embaumés pour le sanglot pathétique des amis invités et le remords des ennemis restants, qu’on noyait dans la musique et les chants grégoriens. L’âme prenait corps et si l’on y fût, l’on aurait pu la voir s’élever dans les mirettes des on. Les cannibales, dont il subsistait peu, furent exterminés dès la semaine d’après.
Adonc il eût été fringant d’arrêter sur ces joies normatives le traitement d’une affaire aussi définitive. Mais les crafouillis, qu’on entame à présent de mieux cerner, ne buttèrent pas ici le déduit des leçons du jour. Outre tombes, il s’ensuivit aussi une croquignolesque coutume qu’il faut narrer.
Collant au fil des événements qui avaient amené les funérailles, il fut posé qu’une fois l’an, pour s’en ressouvenir, […]

Serge Rivron, Crafouilli, pp. 67-73, © Les provinciales.

[1] Ou Clémentine, ou Gingembre, suivant que s’appelait le défunt.
[2] Je souhaite que le lecteur partage.