Stéphane Bussard, Le Temps (Genève) : « Le multiculturalisme cheval de Troie de l’islamisme. »

(…) « Le multiculturalisme serait-il le cheval de Troie de l’islamisme ? Directeur de recherche au CNRS, Pierre-André Taguieff est l’auteur de la formule. Mais il l’explicite : « Le projet de se servir du multiculturalisme comme un cheval de Troie est bien présent dans certains milieux islamistes considérant qu’en Europe, le djihad serait voué à l’échec et qu’il faut en conséquence suivre une stratégie culturelle (au sens gramscien) pour modifier le système des représentations et des croyances des Européens, avant de passer à la phase politique de la prise du pouvoir. » Pierre-André Taguieff voit néanmoins dans la critique du multiculturalisme « l’expression d’un désarroi face à la globalisation perçue comme un processus aveugle et destructeur, quelque chose comme une machine à broyer les peuples ». (…) « Le multiculturalisme peut être conçu et défendu aussi bien par des gauchistes radicaux que par des libéraux de droite, voyant dans la diversité culturelle un atout ou un moyen d’approfondir le système démocratique. »

Stéphane Bussard dans le Temps (Genève)

 

Réponses de Pierre-André Taguieff aux questions posées par Stéphane Bussard, Le Temps, (Genève), 26 juillet 2011 :

1) Selon l’auteur présumé des attentats de Norvège, le multiculturalisme est le mal qui sape la société européenne et l’Union européenne. Comment faut-il interpréter cela ?

PAT. J’ai cru comprendre que l’activiste norvégien, convaincu d’être en guerre contre des ennemis redoutables qu’il voyait partout, avait élaboré une doctrine de combat sur la base d’un certain nombre d’amalgames entre toutes les forces hostiles qu’il haïssait ou craignait. Il lui fallait donner un nom et un visage à l’ennemi à la fois interne et externe, afin de le diaboliser. Le premier trait de cet ennemi composite est qu’il est étranger et hostile à ce qui définit selon lui la nature des peuples européens : race blanche, religion chrétienne, attachement aux traditions européennes, etc. En quoi la vision du monde de Breivik est raciste. Or, dans les idées reçues concernant le multiculturalisme, on trouve soit l’idée d’une extrême diversité raciale, ethnique, culturelle, soit celle d’un mélange ou d’un métissage généralisé, aboutissant à une humanité uniforme. D’où les deux griefs contradictoires visant le multiculturalisme : il favoriserait soit trop de diversité, soit trop de mélange. Dans les deux cas, il annoncerait la fin de la race blanche, des traditions culturelles proprement européennes, etc. Mais on reste ici dans les limites d’une vision mythique du multiculturalisme. Nous sommes loin des réflexions de philosophes politiques comme Charles Taylor ou Will Kymlicka, qui se sont efforcés de penser la « citoyenneté multiculturelle ». Loin aussi du multiculturalisme réellement expérimenté dans de nombreux pays, expérimentations dont le bilan est certes pour le moins mitigé. Breivik, quant à lui, s’est contenté de construire un ennemi diabolique.

2) La critique du multiculturalisme traduit-elle un sentiment de perte identitaire des Européens face aux changements géopolitiques en cours au profit de l’Asie notamment ?

PAT. La question est beaucoup moins simple, mais le fait que les Européens ont de plus en plus de mal à définir leur identité collective est certainement l’une des raisons qui les poussent à chercher des responsables, et des responsables haïssables. La cause sans visage du phénomène, c’est bien sûr la globalisation. Et certains, à gauche comme à droite, extrémistes ou non, la désignent comme la cause de tous les maux. Je vois dans une certaine forme de critique du multiculturalisme l’expression d’un désarroi face à la globalisation, perçue comme un processus aveugle et destructeur, quelque chose comme une machine à broyer les peuples. Et aussi comme une manière indirecte, pour certains xénophobes, de rejeter l’immigration d’origine non européenne. Mais il est trop facile, et passablement simpliste, d’incriminer « le multiculturalisme ».

3) Vous avez affirmé que le multiculturalisme est le cheval de Troie de l’islamisme. Pouvez-vous expliciter votre pensée ?

PAT. J’ai constaté que, dans la perspective de certains stratèges islamistes, visant explicitement à islamiser l’Europe, le multiculturalisme était perçu comme un instrument permettant de s’installer en douceur dans les démocraties libérales. C’est là un usage politique parmi d’autres du multiculturalisme, et un mésusage à mes yeux, un détournement du projet multiculturaliste, que j’ai critiqué comme tel, avec des arguments rationnels. Je ne connais pas en effet un seul théoricien du multiculturalisme qui veuille instaurer la Charia dans les démocraties occidentales, ou les remplacer par un califat. Mais le projet de se servir du multiculturalisme comme un « cheval de Troie » est bien présent dans certains milieux islamistes considérant qu’en Europe le jihad serait voué à l’échec, et qu’il faut en conséquence suivre une stratégie culturelle (au sens gramscien) pour modifier le système des représentations et des croyances des Européens, avant de passer à la phase politique de la prise du pouvoir. Il s’agit pour ces stratèges de donner une respectabilité à telle ou telle forme de l’islam radical, en profitant de la protection accordée aux cultures minoritaires dans le cadre d’un multiculturalisme institutionnel. La tentative de banaliser l’accusation d’islamophobie comme un équivalent de l’accusation de racisme va dans le même sens : l’objectif est d’interdire toute critique de l’islamisme et de rendre respectable l’islam fondamentaliste au nom du droit à la différence appliqué aux croyances collectives ou aux groupes de croyants. Constater et analyser ces phénomènes politico-culturels, cela n’a rien à voir avec la démagogie raciste et guerrière qui consiste à évoquer le spectre d’une « conquête musulmane » de l’Europe pour se donner le droit de tuer des innocents.

4) Le multiculturalisme est-il un concept de gauche ? Le conservateur chrétien Anders Behring Breivik estime que les médias, les politiques sont une majorité à le soutenir. Et ce sont des « marxistes culturels ».

PAT. Le multiculturalisme peut être conçu et défendu aussi bien par des gauchistes radicaux que par des libéraux de droite, voyant dans la diversité culturelle un atout ou un moyen d’approfondir le système démocratique. Il peut être critiqué de divers points de vue, par exemple dans la perspective d’un républicanisme de gauche ou de droite redoutant qu’il n’accentue les divisions et n’accroisse les conflits au sein de la société, d’un marxisme strict qui n’y voit qu’un aménagement trompeur de la société marchande privilégiant la diversité par rapport à l’égalité, ou encore d’un nationalisme ou d’un national-populisme absolutisant l’homogénéité ethno-culturelle de la population nationale. L’illuminé sectaire qu’est Breivik ne livre pas une analyse critique du multiculturalisme, il tend à réduire tous les ennemis qui le hantent (démocratie, marxisme, islam, etc.) à une seule et même figure. Il la baptise « multiculturalisme ». Mais il peut tout autant accuser « la démocratie », « l’islam » ou « le marxisme », autres figures diabolisées dans sa mythologie personnelle. Ce qu’il appelle « multiculturalisme » est une chimère faisant partie de sa vision paranoïaque du monde. II a donné à l’un de ses fantasmes la figure de l’ennemi absolu. Le vrai problème, et le plus difficile à résoudre, reste celui du passage à l’acte. Car s’il y a beaucoup de Breivik virtuels qui s’excitent sur Internet, très rares sont, fort heureusement, ceux qui prennent les armes pour massacrer des innocents.

5) Dire, comme Merkel, Cameron ou Sarkozy que le multiculturalisme a échoué, n’est-ce pas nier une évidence, un fait ? N’est-ce pas faire d’un fait un problème ?

PAT. Je mettrais plutôt l’accent sur les effets pervers du multiculturalisme en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas, aux États-Unis et au Canada. Ce qui implique, avant de se prononcer, des analyses détaillées et comparatives. Ce qui manque aux diagnostics des hauts dirigeants politiques, c’est le sens de la nuance. On n’a jamais eu tant besoin d’évaluations fines et nuancées des situations critiques, qui se multiplient en ce début du XXIe siècle.

• Pierre-André Taguieff (directeur de recherche au CNRS, Paris ; dernier livre publié : Israël et la question juive, Les provinciales, juin 2011)

• Cf. aussi : Le multiculturalisme, ou le cheval de Troie de l’islamisme par Pierre-André Taguieff, Odile Jacob, 2008