« La souveraineté bureaucratique. » (Extraits.)

Le progrès accompli au vingtième siècle dans la capacité meurtrière a été le plus souvent pensé en termes d’avancée technologique de l’armement. L’on a accordé trop peu d’attention à l’organisation sociale qui a permis l’utilisation des armes nouvelles. Si l’on veut comprendre de quelle manière a été transgressée la barrière morale qui aboutit au massacre de millions de personnes, il nous faut examiner le poids de la bureaucratie dans l’organisation sociale et politique moderne. Le sociologue allemand Max Weber s’est montré particulièrement soucieux de cet aspect des choses. Il écrivait, en 1916, donc longtemps avant que le parti nazi n’en vienne à diriger la politique allemande :
« À son point de perfection, la bureaucratie obéit (…) au principe sine ira et studio [sans ressentiment et sans parti pris]. Sa nature particulière, que le capitalisme intègre parfaitement, atteint son apogée lorsque la bureaucratie est parfaitement “déshumanisée”, elle s’accomplit en éliminant de l’administration l’amour, la haine et tous les éléments personnels, irrationnels et émotionnels qui échappent au calcul. Telle est l’essence de la bureaucratie et ce que l’on estime être sa vertu spécifique*. »

Weber note encore ceci :
« La cause principale du progrès de la bureaucratie a toujours été sa simple supériorité technique sur tout autre forme d’organisation. Le mécanisme achevé de la bureaucratie, en comparaison des autres modes d’organisation, est exactement similaire au machinisme en regard de l’organisation non mécanisée*. La précision, la rapidité, le refus de l’ambiguïté, la maîtrise des dossiers, le principe d’identité, la stricte obéissance, la réduction de l’opposition entre coût matériel et coût humain – atteignent leur perfection dans la rigueur de l’organisation bureaucratique. »
À la même époque, Karl Marx spéculait sur une hypothétique domination du prolétariat sur le corps politique en raison de sa nécessité dans le processus de production. Max Weber était convaincu que la domination politique demeurerait entre les mains de celui qui contrôlerait l’appareil bureaucratique en raison de son indiscutable supériorité comme instrument d’organisation des actes humains. […]

Presque dès le moment où ils disposèrent du pouvoir, les nazis aperçurent les possibilités que leur offrait la machine bureaucratique tombée entre leurs mains. À leur arrivée à la tête de l’État, il se produisit un grand nombre d’actions brutales, annoncées à grand renfort de propagande, menées dans toute l’Allemagne, tout particulièrement par les SA, les chemises brunes des sections d’assaut. Les nazis ne mirent pas longtemps à comprendre que ces agressions mal organisées par des individus ou de petits groupes entravaient en fait le processus menant au massacre administratif.

[…] Sous Himmler, l’on n’avait rien à objecter à la cruauté, pourvu qu’elle fût disciplinée et méthodique ; préférence également partagée par la bureaucratie allemande civile. Selon Hilberg, la mesure qui causait le moindre souci aux bureaucrates civils dans le processus d’extermination était l’imposition d’un régime de famine. Dans une société bureaucratiquement contrôlée où la ration attribuée à un individu pouvait être très précisément calculée, la famine constituait le moyen idéal d’une violence « propre ». De nombreuses personnes étaient traitées sur le papier dans un bureau distant de centaines de kilomètres du centre d’extermination, et c’était par millions que l’on pouvait condamner des individus à une mort lente et très douloureuse. De surcroît, le taux de mortalité et le degré d’énergie vitale voulue pour les détenus pouvaient être facilement quantifiés et régulés par ces mêmes bureaucrates. Le processus d’inanition altérait si sévèrement la constitution de la victime qu’à la fin elle ne ressemblait plus à un être humain digne d’être sauvé et que la mort le libérait. Cette manière de condamner à mort confirme la rationalisation qui a initialement autorisé la tuerie. Les nazis ont attribué à leurs victimes une identité para-anthropologique, infra-humaine : le Tiermensch. Durant le temps de la mise à mort, cette identité prenait l’allure d’une prophétie s’auto-réalisant.[…]

[…] S’il a existé des bureaucraties dans la Chine, l’Égypte, la Rome impériale, l’apogée de la bureaucratie dans l’Occident chrétien résulte d’une certaine éthique qui est à son tour la conséquence de tendances profondes de la religion occidentale. La bureaucratie peut être comprise comme l’expression structurelle et organisatrice d’un processus de sécularisation, de désenchantement du monde, et de rationalisation. La sécularisation signifie une libération à l’égard de la religion d’une sphère toujours grandissante d’activité humaine. Le désenchantement du monde apparaît lorsque n’intervient plus aucune force mystique, et que chacun peut en principe maîtriser toute chose par le calcul. La rationalisation implique d’atteindre méthodiquement un but pratique grâce à des moyens de mieux en mieux calculés.
La première civilisation à avoir « désenchanté » le monde a été celle du monde biblique des Hébreux. Lorsque l’auteur de la Genèse écrivait « Au commencement Dieu avait créé le ciel et la terre » (1, 1), il signifiait le désenchantement. La création était conçue comme dépourvue de ces forces indépendantes divines ou magiques que les hommes auraient à apaiser. Le monde était compris comme l’émanation d’un Créateur supra-mondain. Aussi longtemps que les hommes parvinrent à un accord avec le Créateur, le monde leur appartint pour y accomplir leurs désirs. L’ordre naturel n’avait à craindre aucune ingérence de pouvoirs immanents. Tout au contraire, Adam était invité à cultiver et soigner la terre (Genèse, 1, 28). Comme l’a noté Peter Berger, la considération d’une nature dénuée de forces magiques et mystérieuses s’étendit au monde politique. […] En accusant David, Nathan montrait bien que le roi n’était qu’un homme, bien que d’une importance prééminente, et qu’il était assujetti comme tout autre personne à la loi de Dieu. Dans l’Israël antique, les ordres naturel et politique étaient pareillement « désenchantés ». Le domaine divin était relégué au ciel. La sécularisation du monde humain était amorcée. Le monde biblique inaugurait le processus de sécularisation qui culmine dans les formes extrêmes du désenchantement et de la sécularisation de l’organisation politique moderne.

[…] Selon Berger, la doctrine chrétienne de l’Incarnation, selon laquelle le Christ est ensemble la nature divine et la perfection de la nature humaine, a pour sens la volonté de trouver un lien entre le royaume divin et l’ordre humain désacralisé par manque de forces magiques et mystérieuses. Le catholicisme romain représente un effort partiel de réenchantement. […] Le protestantisme a rejeté avec violence l’effort du catholicisme pour réenchanter le monde. L’accent qu’il a porté sur la transcendance absolue de l’unique seigneur et créateur, ainsi que sur son retrait de ce monde, était de loin plus grave que la première tentative juive de désenchantement. Martin Luther clamait que ce monde est si désespérément corrompu par le péché, et si vide de la présence de Dieu, que le diable en est finalement le prince. L’insistance du protestantisme à affirmer le salut par la foi seule (sola fidei) et non les œuvres, séparait les activités humaines empiriques du royaume de Dieu avec une logique dénuée de pitié vers laquelle le judaïsme s’était orienté sans l’atteindre.
Les pays de la Réforme sont aussi ceux où la bureaucratie parvint à son « accomplissement » le plus sécularisé, rationalisé et déshumanisé, à savoir les camps de la mort.[…] Dieu et le monde étaient si radicalement séparés qu’il devint possible de traiter les ordres naturel et politique avec une objectivité dénuée de toute passion. Lorsque l’on compare le comportement du primitif, qui ne quittait pas le champ de bataille avant d’accomplir une sorte d’apaisement rituel envers ses ennemis morts, avec la mise à mort à la chaîne des millions de victimes à Auschwitz, l’on aperçoit la gigantesque distance franchie par l’homme occidental […].

Extrait de La Perfidie de l’Histoire, par Richard L. Rubenstein, traduction par Ghislain Chaufour, © Les provinciales