Pierre Perrin, Livr’arbitres : « Journal littéraire, une tradition française »

Millet lit beaucoup et signe des jugements qu’on partage avec plaisir. Les faiseurs, les talents de pacotille, les intrigants sans façon pullulent, fussent-ils prix Nobel. « Le Clézio, c’est le d’Ormesson du tiers-mondisme. » Sa férule est juste, à cet étonnement près qu’il réserve de l’intérêt à Angot, Hocquard, Stéphane. Dommage que l’irritation, qu’on voudrait éviter, saisisse tel ou tel détour. Millet vomit comme d’autres bénissent, au propre (si on permet) et au figuré.

Voici un catholique, la Bible sous l’oreiller. D’accord avec son approche de l’amour. La femme égrène l’acte. Le viol semble impossible à qui aime. Tant pis pour ceux qui ne le comprennent pas. Mais l’écrivain glorifie son engagement guerrier, lors de la guerre du Liban, savoure d’avoir tué. Comme dans ses œuvres de fiction, il jouit de rapporter des exécutions sauvages d’animaux. Il présente ses envies de sexe comme des servitudes et un exorcisme. Croisant Maulpoix, qui lui claironne sa joie d’être père d’un petit garçon et grand-père par sa fille, Millet consigne : « Je pense surtout à l’épouse qu’il a abandonnée. » Lui-même n’a-t-il pas divorcé, jeune, et ne trompe-t-il pas sa seconde femme, mère de ses deux filles, à temps plein – morte à ce jour, dit La Forteresse intérieure (éditions Les provinciales) ? D’autres contradictions ne l’effleurent pas. Comment concilier sa hargne contre les immigrés avec son expérience ? Adolescent il a suivi son père au Liban. S’y est-il introduit avec un esprit colonisateur ? Étranger, n’a-t-il pas souffert ? Ne peut-il, adulte, concevoir le courage et la témérité nécessaires pour quitter le connu, les intimes, traverser une mer et parfois des montagnes enneigées ? L’islamisme est un fléau, nul n’en doute ; la drogue, aussi. Mais si l’intégration pour trop de jeunes Français de banlieue reste un échec, à qui la faute ? Millet véhicule une idéologie, sans qu’il l’admette. À ’autre extrémité de ses convictions, obnubilé par le peu de place que son œuvre occuperait, alors qu’il voyage et ne manque ni d’articles ni de lecteurs passionnés, il ratiocine qu’il n’en est rien. Nul ne reconnaît son génie, affirme-t-il. C’est un homme cabré, contre tout, surtout contre lui-même. Il en vient à se haïr autant que les cibles de son ironie. Son crible n’en est pas moins roboratif. La vision de ce monde rude, brutal, est contrebalancée par la profondeur de la réflexion – l’idéal humaniste piétiné, le goût pulvérisé, la littérature phagocytée par le journalisme, l’ignorance grandissante – et l’introspection. « Écrire, c’est avancer les yeux fermés vers la lumière. »

Pierre Perrin, Livr’arbitres n°43, septembre 2023.