Lucien S. Oulahbib, Commentaire : « Faire de l’Histoire. »

PALESTINE 1948 : GUERRE ET « CATASTROPHE »

 

La difficulté rencontrée par ce livre, mais aussi sa force et son originalité, sont de vouloir faire de l’Histoire et non de contribuer au roman narratif israélien ou palestinien. Ce qui implique de trouver dans les archives : les correspondances officielles, les rapports, de recouper les témoignages, de constituer tout un faisceau de faits qu’il s’agit ensuite de rassembler pour expliquer ce qui s’est réellement passé en 1948, en Palestine, après le vote de l’ONU constituant deux États.. Certains diront, par principe, que puisque Yoav Gelber est juif, israélien, officier, universitaire, étranger à ceux qui associent la création de l’État d’Israël à la seule notion de « catastrophe », il ne peut, par essence, faire de l’histoire objective. Le conflit « israélo-arabe » suscite, il est vrai, des passions sans commune mesure avec d’autres types de confrontations, à l’exception du conflit turco-arménien. Ce conflit est aussi souvent mal compris parce qu’il s’agit d’une guerre. Or ce terme n’est, aujourd’hui, plus guère saisi comme facteur sui generis ; sans doute parce qu’il s’attache surtout à une confrontation interétatique. Pourtant, dans le cas nous concernant, il s’agit bien d’un État, mais en gestation, l’État d’Israël, face à un autre État potentiel, prévu par le vote de l’ONU, l’État « arabe » qui n’a pas pu voir le jour. En fait, toute guerre implique deux composantes : 1°/ des stratégies propres à divers acteurs agissant sur le terrain dont la confrontation part du « duel » pour aller à son « amplification » ; 2°/ des institutions permettant de régler les conflits en interne et de les subsumer en externe. Ces composantes existaient bien mais sous des formes spécifiques et diverses qui expliquent la singularité des évènements.
Ainsi lorsque l’on parle du camp « arabe », on devrait rappeler que celui-ci était composé de plusieurs éléments armés, sinon opposées du moins concurrents comme les groupes qu’entrainait le Mufti de Jérusalem , ceux du Haut Comité arabe, regroupant l’embryon d’organisations paramilitaires palestiniennes, ceux de la Ligue Arabe qui créa en 1947 l’ALA (Armée de libération arabe), l’armée enfin du roi Abdallah de Transjordanie , sans parler de divers irréguliers venus parfois d’Afrique du Nord se mettre au service de l’une ou l’autre de ces parties. Ces composantes n’étaient évidemment pas en phase et, surtout, avaient leur propre agenda qui ne correspondait pas obligatoirement avec les exigences proprement « palestiniennes » qui elles-mêmes ne s’étaient pas organisées, dés le départ, en vue de la guerre en tant que telle : « Au cours de cette période (décembre 1947/avril 1948) la principale organisation paramilitaire juive — la Haganah — de milice qu’elle était, devint une armée régulière fondée sur la conscription. Dans le même temps, les institutions nationales juives autonomes qui avaient vu le jour à l’époque du mandat, évoluèrent en un système de gouvernement indépendant et souverain qui centralisa, contrôla et dirigea l’effort de guerre du Yichouv. La société palestinienne avait du retard. N’ayant pas conscience de la différence entre une insurrection anticoloniale et une guerre nationale, les dirigeants palestiniens préféraient mener la lutte à l’abri depuis l’étranger, comme ils l’avaient fait lors de leur rébellion contre les Britanniques en 1936-1939. Les Palestiniens négligèrent de créer des structures centrales politiques, financières, administratives et militaires pour mener une guerre. Cette négligence aboutit à une rapide détérioration des institutions locales et, par la suite, conduisit à une totale anarchie. La Ligue arabe contribua au chaos en se montrant incapable de déterminer l’avenir politique de la Palestine arabe ou de laisser les Palestiniens prendre en main leur destin. Dès le début, la Ligue arabe assigna aux Palestiniens un rôle secondaire dans le cadre de l’effort de guerre arabe. »
Or comment imagine-t-on et raconte-t-on aujourd’hui ce conflit arabo-juif ? Une armée israélienne serait surgie de nulle part et aurait décidé, avec préméditation, de chasser devant elle tout palestinien. C’est, là, « le » récit, à peine dégrossi, des principaux discours « pro » palestiniens contemporains aux cotés des quels s’inscrivent aussi désormais certains historiens israéliens.
Gelber, avec une acuité impressionnante, démontre le contraire : l’armée israélienne ne tombe pas du ciel, bien qu’elle soit issue d’une Haganah en voie de transformation mais peu encline à obéir à une « autorité strictement civile » ; il s’avère que d’autres groupes persistent à rester autonomes comme l’Irgoun et le Lehi, ce qui a posé problème lors de « l’exode arabe » (y compris au sein de la Haganah), il faut dire « exode » et non pas « nettoyage ethnique » comme il est prétendu aujourd’hui : le Yichouv n’a pas chassé les Palestiniens devant lui, bien au contraire.
Certes, il y a eu le massacre de Deir Yassin, mais celui-ci fut monté en épingle (et il l’est encore) alors qu’il fut plutôt un fait de guerre (là encore) — décidé à la hâte, malgré la réticence de la Haganah, par l’Irgoun et le Lehi bien moins entraînés que cette dernière. Ce ne fut pas un massacre pur et simple (107 arabes tués) dont des hommes déguisés en femmes, alors qu’il y eut, observe Gelber, 240 Juifs tués à Goush Etzion, et surtout 250 Arabes à Lyddia en situation de capitulation et non pas en « plein combat ».
En fait, si le Yichouv n’a pas actionné un plan prémédité d’expulsion (et ce ne fut certainement pas, selon Gelber, le plan Dalet, tant dénoncé pourtant aujourd’hui) il n’a pas non plus retenu par la manche les Palestiniens en exode, alors que certains responsables juifs pensaient que la préméditation provenait de l’autre camp comme l’a suggéré Sasson, un haut responsable du Shaï (service secret de la Haganah). Gelber écarte l’argument, voyant là plutôt un exemple du narratif israélien : « l’argument israélien traditionnel accusant les dirigeants arabes d’avoir encouragé l’exode n’est pas corroboré par les documents. Ce que ces derniers révèlent, c’est que le HCA, l’ALA et les gouvernements arabes tentèrent en vain d’endiguer cet exode. Les quelques tentatives d’organiser l’évacuation des mères et des enfants ne constituent qu’une « exception à la règle ». En réalité, les Arabes palestiniens succombèrent aux difficultés de la guerre. Ils n’y étaient pas préparés ; ils étaient inorganisés et peu conscients du caractère national particulier de cette guerre, ainsi que de la signification de cet exode pour leur avenir. »
Quant à l’évaluation de « l’effort de guerre arabe », Gelber en donne une analyse précise à la suite de « la trêve de quatre semaines en juin-juillet 1948 » et de l’embargo sur les armes promulgué par l’ONU : « Il y avait un abîme entre les objectifs politiques des États arabes et leurs capacités militaires. (…) D’un côté, ils ne pouvaient s’obstiner à poursuivre leur offensive, et n’étaient même plus capables de conserver leurs positions. De l’autre côté, ils refusaient d’admettre leur échec et d’accepter l’existence de l’État juif. En dépit des exhortations britanniques à poursuivre les négociations, et des promesses que la diplomatie profiterait davantage à la cause arabe que la reprise des combats, les gouvernements arabes rejetèrent toute suggestion impliquant l’existence d’Israël ainsi que la proposition de Bernadotte de prolonger le cessez-le-feu. »
D’où ce qui allait suivre. Car cela résume le tout de cette affaire : il y a donc bel et bien eu une guerre, « d’indépendance », pour les Juifs, une « catastrophe » pour les Arabes. La qualification n’est pas la même, la première est objective, la seconde subjective, il ne s’agit pas de les opposer, mais d’observer seulement que l’on ne voit guère pourquoi, au nom de quelle spécificité supra-humaine, le vainqueur, en l’occurrence les Juifs, serait sommé de redonner son gain, sa conquête, sans contrepartie qui plus est, chose qui n’est, jamais, ô grand jamais, arrivé dans l’Histoire.
D’aucuns, dont des Juifs, voient, 66 ans après, dans ces faits, non pas une inhumanité mais l’inhumanité elle-même ; comme si les Juifs, parce qu’ils sont Juifs, soit n’auraient pas le droit de se comporter comme les autres peuples en situation de guerre, soit ne peuvent pas agir ainsi sous peine que cela apparaisse insupportable au nom de ce qu’ils auraient vécu. Pour qui, pourquoi, depuis quand ? Sans doute en réalité, du moins du point de vue arabe, parce qu’il est difficile d’une part de se faire dominer par un peuple qui a été méprisé sinon pendant des siècles au moins pratiquement durant plus d’un millénaire. D’autre part parce que les récits les plus sacrés ont toujours promis l’inverse à savoir la soumission d’Israël (Coran, Sourate2, 40-123). Le livre de Yoav Gelber apporte, contre ce narratif, un éclairage tout autant radical, celui des faits au-delà de leurs interprétations partisanes ou passionnées.

Lucien S. Oulahbib, Commentaire.