Gilles Banderier, La Cause littéraire : « Boutang ne pouvait que mépriser tout ce que Giscard incarnait : la dilution de la France dans l’Europe, la noblesse en peau de lapin, la technocratie, le goût de l’argent, etc. »

La campagne présidentielle de 1981 opposa, le tri étant fait des candidats plus ou moins fantaisistes dont personne, pas même eux, ne pensait qu’ils pussent atteindre le second tour (Huguette Bouchardeau, Arlette Laguiller, Marie-France Garaud, Michel Crépeau, Brice Lalonde, etc.), le président de la République sortant, Valéry Giscard d’Estaing, à son adversaire socialiste, François Mitterrand. Dire que l’un était de droite et l’autre de gauche eût été aller vite en besogne tant, à cette époque déjà, ces repères idéologiques a priori simples avaient commencé à se brouiller. Mitterrand était parvenu à s’imposer comme le champion des socialistes, en faisant oublier qu’il n’était pas issu de leurs rangs et en jetant le voile de l’oubli (qui se déchirera plus tard) sur les amitiés et les engagements de sa jeunesse. Quant à Giscard, aucun droitard digne de ce nom ne pouvait le considérer comme un des siens. Droitard, maurrassien, monarchiste, Pierre Boutang le fut autant qu’on pouvait l’être, qui dirigea jusqu’en 1967 un hebdomadaire, La Nation française, où s’exprimèrent des écrivains aussi doués qu’Antoine Blondin, Roger Nimier, Philippe Ariès ou Louis Pauwels.

Contre toute attente, Pierre Boutang prit parti en faveur de François Mitterrand. On ne sait pas au juste combien de voix ce ralliement apporta au candidat socialiste – Boutang n’ayant pas une influence considérable. Quoi qu’il en ait été, il publia en outre un pamphlet contre le président en exercice, le Précis de Foutriquet, qui lui permit de quitter un certain temps le secteur plutôt étroit de la presse écrite nationaliste, l’isolement auquel le condamnaient ses prises de positions, « ses opinions, son fanatisme, le zèle inquisiteur qui l’ont souvent porté à des jugements excessifs » (comme l’écrivait Mitterrand lui-même en 1977), et de se voir invité dans des émissions destinées au grand public, comme RadioscopieLe Tribunal des flagrants délires ou Apostrophes.

Pourquoi rééditer ce texte alors que quatre décennies ont passé, que le chasseur aussi bien que sa cible sont morts et appartiennent à l’Histoire ? Avant tout parce que le Précis de Foutriquet est très bien écrit et touche juste. Boutang avait ce don, nullement accordé à tous les auteurs, de l’écriture pamphlétaire (dans le Tableau de la littérature française, paru en 1963, il avait rédigé le chapitre sur la Satire Ménippée). La première qualité pamphlétaire que possédait Boutang était une franche aversion pour son sujet. Non la haine qui amoindrit et paralyse celui qui l’éprouve, mais l’irritation qui forme une source d’inspiration efficace. Monarchiste, nationaliste, catholique, lecteur des sagesses juive et grecque, nostalgique du monde d’avant et des anciennes chevaleries, Boutang ne pouvait que mépriser tout ce que Giscard incarnait : la dilution de la France dans l’Europe, la noblesse en peau de lapin, la technocratie, le goût de l’argent, etc. Et tout le bilan des sept années écoulées y passe, depuis le phrasé si particulier du président, dont chansonniers et imitateurs s’étaient moqué, jusqu’au « libéralisme avancé », sans oublier la promotion de l’avortement (« la note de perversité consiste à faire porter le nom de son fantasme, mué en incitation d’État au crime, à une femme d’origine juive, c’est-à-dire provenant de la religion et du peuple les plus inflexibles dans la condamnation de ce crime, qui le demeurent aujourd’hui, et qui nous avaient transmis cette condamnation », p.120). Les historiettes du septennat y passent aussi : la collision avec le camion-poubelle aux petites heures du matin, alors que le président de la République regagnait l’Élysée après avoir passé la nuit en compagnie d’une accorte actrice aux éphélides, l’affaire des diamants, les sales besognes de la « Françafrique », les paras sur Kolwezi, la mort du prince Jean de Broglie et de Robert Boulin (affaires non élucidées à ce jour et, dans le cas de la première, toujours couverte par le secret défense), etc. La clef du septennat se trouve dans la remarque citée par Boutang, d’« un des personnages les moins sots et les plus indispensables à son appareil » : « Cet homme n’était pas seulement indifférent à la France, comme un politicien ordinaire, mais en un sens il la haïssait comme un obstacle à l’accomplissement de sa destinée. Le souci de “la grande nation”, l’habitude de poser les questions à partir de son passé, en vue de son avenir, n’étaient pas les siens. […] De fait, la France état trop petite pour lui, et condamnée sous forme de nation indépendante » (p.132). Ces lignes ne vaudraient-elles pas pour tel successeur de Giscard ?

Au-delà de l’intérêt circonstanciel ou historique, il est frappant de trouver, sous la plume de cet homme de droite que fut Boutang, des remarques qu’un authentique homme de gauche ne désavouerait point. Né parmi un milieu ouvrier, ayant grandi dans un quartier populaire de Saint-Étienne, il avait compris d’instinct, avant d’en trouver la confirmation chez Péguy, Sorel ou Bernanos, le pouvoir corrupteur de l’argent et il savait que la bourgeoisie était, est et sera prête à toutes les trahisons (« le sabotage bourgeois et capitaliste est sans conteste antérieur à tout sabotage ouvrier. Si les ouvriers ont cessé d’aimer leur travail, là où ils ont cessé, ce travail avait été rendu haïssable par les maîtres sans amour pour le leur, sans respect de leur propre fonction et maîtrise », p.111).

Gilles Banderier, La Cause littéraire, 27 juin 2022.

Pierre Boutang (1916-1998), philosophe, théoricien politique et romancier, succéda à Emmanuel Levinas à la chaire de métaphysique de la Sorbonne.

Pierre Boutang, Précis de Foutriquet, Les provinciales, 2022.