b-a ba antisémite selon Bar-Zvi

(quelques extraits empruntés à sa « Philosophie de l’antisémitisme »)

ANACHRONIQUE. Le Juif, pour se protéger d’adversaires religieux, a dû utiliser le moyen le plus efficace : la maîtrise des échanges. Sans cesse menacés de persécutions, les Juifs investirent tous leurs efforts à posséder ce qui est transmissible rapidement : l’argent et l’intelligence. Par opposition, le non-Juif met en valeur ce qui n’est pas transmissible : la terre, les racines. Le moment antisémite est produit par le progrès et le besoin d’échanger.
De deux choses l’une : ou bien nous assistons à « l’enjuivement » de la société, ou bien les développements et les améliorations de l’homme le rendent incapable de détester les Juifs. Et pourtant, le monstre anachronique demeure.

BABEL. L’antisémitisme s’est distillé dans la dictature du langage jusqu’à troubler ses maîtres. Son message est contenu dans la fable de Babel, bégaiement ou distanciation de la pensée, du corps et de la langue. Dès lors, il n’y a plus vraiment d’histoire, ce que le judaïsme traduit sous la forme du messianisme, mais une présence des mots dans lesquels l’esprit humain se forge. L’homme essaie d’échapper à ce moule par des totalitarismes dont l’expression première est un nouveau lexique, ou par des grammaires dont les modèles sont politiques. Je dis, et je pèse mes mots autant que cela est possible, que la mythologie qui alimente l’antisémitisme s’est répandue et continue de s’infiltrer dans les consciences au nom et par le biais de la liberté d’expression.  

CONCILES. Le message antisémite a été diffusé en premier lieu par les conciles dont l’instauration date du début du IVe siècle. Le premier concile œcuménique tenu en 300 à Elvire (Espagne) fixe quatre canons concernant les Juifs : a) Interdiction aux chrétiens d’épouser des Juifs ; b) Les Juifs n’ont pas le droit de bénir les récoltes des chrétiens ; c) Interdiction aux chrétiens de manger avec un Juif ; d) Exclusion des chrétiens qui commettent l’adultère avec une Juive. Mais la véritable mise à jour de l’histoire s’effectue au concile de Nicée en 325. La date de la Pâque est modifiée par Constantin, tandis que le dimanche remplace le Shabbat depuis 321. Il s’agit, ici, de ne plus calculer à partir du calendrier juif, mais en fonction d’un jour codifié par le concile. Quelques dizaines d’années plus tard, le concile de Laodicée (Phrygie) interdira la pratique du Shabbat. Dès lors l’opposition entre Juifs et chrétiens dépasse le débat théologique pour devenir un conflit politique. L’interdit du repas commun est repris à Vannes en 465, à Épaone en 517, à Orléans en 537, à Mâcon en 583. Comment expliquer ces redites pendant des siècles alors que le but de ces conciles était de définir la nature du Christ ou de fixer les termes de la religion chrétienne ? 

CHRYSOSTOME (SAINT JEAN). L’antisémitisme de Grégoire de Nysse ou de Jean Chrysostome est proche de nos modernes par le ton et la violence. Pourtant le phénomène ne saurait être ramené à la diatribe ou à la colère. Même si les prédicateurs du dernier siècle se sont inspirés de ces textes, cela ne nous permet pas de les séparer d’une apocalypse du Salut. Les huit homélies de Chrysostome sont d’une virulence insoutenable. La synagogue y est décrite comme un lupanar, un lieu de débauche. Le Juif est comparé au porc, au glouton, au soûlard. Le rite judaïque est ridiculisé comme un cirque ou une ménagerie. Pourtant ces pages d’invectives et de blasphèmes s’achèvent par un appel aux chrétiens pour qu’ils fassent preuve de compréhension à l’égard de ceux qui s’oublient dans le judaïsme en fréquentant la synagogue. Or le seul événement historique qui nous est raconté sur Antioche est celui de la visite des synagogues par les femmes chrétiennes. Elles aimaient le rite judaïque et croyaient à la supériorité du serment juif sur le chrétien. « Je hais les Juifs parce qu’ils possèdent la loi et la profanent » écrit Jean Chrysostome. Philosophie de la provocation et du scandale, le judaïsme ne servira la rédemption qu’en se faisant l’image du pire ou de la catastrophe. 

FRATERNITÉ. De fait, la différence essentielle porte sur une définition de la vie ou plutôt sur un sentiment d’existence. Le judaïsme y voit le signe d’un commencement qui devient commandement parce que la vie n’a pas de teneur véritable sans l’idée du père. C’est parce que le fils a la mémoire du père que son existence a un sens. Ce n’est plus le : « Nul n’est homme s’il n’est père » de Proudhon mais bien plutôt : « Nul n’est homme s’il n’est fils ». L’idée d’une existence humaine universelle jetée dans le monde de façon indifférente est inacceptable pour Israël. Tout homme est le fils de son père avant d’avoir une autre relation avec les hommes ou l’humanité. Il faut s’être senti fils pour pouvoir être un frère des hommes. Juvénal reproche aux Juifs d’être les complices d’un même secret partagé entre le père et le fils et non entre bons citoyens.

HYGIÈNE. L’antiquité pré-chrétienne était imprégnée d’un antisémitisme concret que le racisme moderne a redécouvert. Le Juif pue, il est sale, impur, loqueteux et maladif. La pureté de la race, le sans mélange ne sont pas autre chose qu’une conception de la propreté. Propreté collective, ou, comme on a coutume de le dire aujourd’hui, l’hygiène. Les métaphores « hygiéniques » sont certainement les plus nombreuses de la littérature raciste. Car, ce qui est important ce n’est pas la preuve de l’existence d’une vengeance privilégiée, mais le sentiment de dégoût pour l’autre. Peu de gens, même dans l’Allemagne de Hitler, ont réellement cru à la supériorité aryenne, alors qu’au contraire l’antisémitisme a été accepté sans difficulté. 

JÉRÔME (SAINT). Au-delà de la canonisation par les conciles, le discours antisémite prend corps à travers les témoignages sur les Juifs. Saint Jérôme, qui vécut en Eretz Israël et connut le judaïsme, s’est fait l’interprète de cette vision. Remarquable traducteur, Jérôme écrivit peu de traités théologiques ; deux de ses lettres sont pourtant consacrées à des critiques acerbes contre les Juifs : la lettre 19 sur la circoncision et la lettre 144 sur les fêtes juives. Son De Viris Illustribus contient de nombreuses erreurs, mais l’information qu’il donne sur les Juifs est retenue et acceptée. L’origine de cette haine reste mystérieuse car il fut le seul père de l’Église du IVe siècle à savoir l’hébreu et à côtoyer les sages juifs.
Il semble que la simple répétition des moqueries anti-juives par ce spécialiste a suffi à maintenir la légende. Ici encore l’antisémitisme n’est pas une théorie mais un récit, quelque chose que l’on raconte. 

LA JUIVE. Drieu la Rochelle retrouve la Juive à chaque détour de son itinéraire amoureux. Myriam apprend le luxe à Gilles, mais aussi la haine du monde moderne, le charme de l’inconscience. Elle lui sert de guide vers l’antisémitisme sentimental, résultant du « contact avec les personnes », et non pas avec la « ratatouille primaire » mêlée d’idéologie. Le désir pour la Juive est celui d’un passage immédiat, sans intermédiaire, de la grandeur à la décadence. La Juive peut donc être élégante, mais sa beauté n’est pas dans la perfection d’un visage. Elle attire par une forme, un volume, une façon d’entourer. Son charme réside dans une indolence qui la présente toujours couchée. La Juive n’est jamais représentée debout, mais dans une constante lascivité. Volupté déjà esthétique puisque « c’est au volume de ses chairs plutôt qu’aux traits qu’on la devinait juive » (Paul Morand, L’Europe galante). Les courbes d’un nez se perdent dans les formes langoureuses. Morand résume cette façon d’habiter en nous dès le premier instant par une formule laconique : « chaque homme croyait l’avoir possédée ». La Juive séduit par sa présence, son intériorité surprenante, alors qu’elle n’est qu’une étrangère. À tel point que même la plus affreuse porte un signe et peut vous intriguer. Les vieilles ont encore « ce double regard juif : faisant avec ses yeux le signe de la croix. »

MEURTRES. L’accusation de meurtre rituel apparaît dans l’Occident chrétien en 1144, à la suite de l’assassinat d’un jeune garçon à Norwich (Angleterre). Auparavant, il n’est jamais question d’un tel acte sinon dans un récit d’Apion qui semble douteux et dans les allusions de Tertullien. De plus, cette allégation vise avant tout des sectes chrétiennes soupçonnées d’hérésie et non les Juifs. La transfiguration du sacrifice par la consommation de l’hostie reproduit l’événement du sang et se substitue à l’acte violent. Les Juifs maintiennent la circoncision comme l’unique événement du sang et rejettent les substituts. L’imagination chrétienne s’empare de cette croyance, la transpose pour n’y voir qu’un moyen de torture et la preuve d’un vice fondamental des Juifs. Le mythe du sadisme inhérent au Juif conçoit une similitude des attitudes juives de la circoncision au meurtre rituel avec comme point culminant la crucifixion. Mais cette violence imputée aux Juifs prend son sens véritable par ce qu’elle implique. Le Juif est présenté comme haïssant l’enfant chrétien. Il ne peut comprendre l’innocence et reste incapable du moindre sentiment de pureté. Le meurtre rituel est devenu une légende populaire dont nous retrouvons la trace dans les contes pour enfants. Pourtant, ces accusations sont la plupart du temps rejetées par le pouvoir politique. Plusieurs papes et rois de l’Occident chrétien s’élèvent contre l’accusation en démontrant qu’elle est dénuée de fondement théologique ou politique. Mais ces interventions arrivent trop tard ; l’antisémitisme s’est déjà imposé comme le ferment d’un mouvement populaire.

MONOTHÉISMES. L’antisémitisme païen n’a pas d’histoire puisqu’il est dans son essence même mythologique. Les historiens ont conclu que l’antisémitisme du monde païen n’a jamais été réellement organisé, c’est-à-dire qu’il ne constituait pas un instrument. Or, la version moderne du phénomène nous le présente comme un des outils les plus efficaces en politique. Cette rupture historique du fléau ne tient pas compte d’une continuité mythologique. Celle-ci tient aux relations entre le pouvoir et le sacré. Les nouveaux païens comme les anciens croient non seulement à la civilisation, mais à un pouvoir de civiliser. Le Juif est différent du barbare car il rejette aussi bien la civilisation des gentils que leur pouvoir de civiliser. L’ennemi du pouvoir est considéré comme un ennemi du sacré, un profanateur. L’oppression des Juifs, même si elle n’est pas organisée au sens moderne, n’est pas une relation individuelle. Le peuple de la Bible est refusé en tant que groupe par un autre groupe possesseur d’une force surnaturelle.

PAGANISME. De nos jours, on peut sans crainte penser en païen sans croire aux conséquences. Le nouveau mythe fait grâce au Juif de sa différence, ou plutôt d’impies nous sommes passés à l’état de surdoués de l’histoire. Le show-business païen, ce ne sont pas les scènes de castration ou les mères juives accaparantes, mais plutôt l’epispasmos, cette opération qui consiste à masquer la circoncision. En avoir ou pas, si la puissance est absolument divine, comment pardonner aux descendants des Hébreux d’avoir signifié la faiblesse de l’homme par une atteinte à sa puissance ? 

PORTNOY (COMPLEXE DE). L’obscénité juive n’a pas disparu avec le nazisme. Au contraire, le discours sur le Juif après Auschwitz est devenu encore plus sexualisé. Les Allemands ont déshabillé le Juif, ont traumatisé notre imagination de cette nudité insupportable. Qui peut effacer de sa mémoire ces corps décents et obscènes à la fois ? La rencontre entre la psychanalyse et cette image extrême du corps sexualise la question juive jusqu’à devenir l’unique dépassement possible de l’antisémitisme. Il y aurait à l’origine des hystéries juives et antisémites une obsession sexuelle commune, une satisfaction du dégoût de soi. « Ce que je veux dire, Docteur, c’est que je n’ai pas l’impression de planter ma bite dans ces filles autant que je la plante dans leurs antécédents – comme si par la copulation j’allais découvrir l’Amérique. » (Philip Roth, Portnoy et son complexe.) Il faut renoncer à vaincre l’antisémitisme pour le dépasser dans l’obscénité. La conquête sexuelle devient la preuve d’une origine commune au Juif et à l’antisémite, la frustration sexuelle. Portnoy envisage l’identité des frénésies, de la culpabilité à la transgression, de la masturbation à l’amour des schikses. Sa vengeance personnelle c’est copuler avec des non-juives. Toutefois, cette vengeance est dirigée avant tout contre la mère juive avant d’apparaître comme une réplique à l’antisémitisme. « Oui, j’étais un heureux petit juifton là-bas à Washington, un petit groupe Stern à moi tout seul, très occupé à dynamiter l’honneur et l’intégrité de Charlie, tout en devenant simultanément l’amant de cette aristocratique beauté yankee dont les ancêtres débarquèrent sur un rivage au XVIIe siècle. Phénomène dont rend compte l’expression : Bouffer du Goy et en brouter aussi. » La sexualisation du problème juif, la réduction de l’identité juive à quelques tabous corporels ne sont rien d’autre qu’un rejet de soi. Portnoy ne possède pas la fille yankee, ne s’empare pas de ses racines, mais il transgresse son propre passé, son « blues ». « Elle me sort déjà des oreilles, la Saga douloureuse des Juifs ! ». Portnoy ne se libère pas de son judaïsme, mais lui applique tous les stéréotypes antisémites par l’intermédiaire d’un bavardage à l’humour très efficace. L’intention est révélée rapidement : détruire la mythologie juive par le biais de la haine de soi. Pour cela rien n’est plus simple que d’intérioriser l’antisémitisme dont la psychanalyse-catharsis viendra de toute façon nous guérir. La maladie juive, l’exil, se poursuit dans l’échec personnel de Portnoy. Le voyage en Israël, intitulé « En exil » le raconte. « Docteur : je ne pouvais pas bander dans l’État d’Israël ! Qu’est-ce que vous dites de ce symbolisme ? » Le Juif est incapable de pureté ou de vertu, il vit de l’obscénité et de la culpabilité de cette obscénité. Portnoy réduit son appartenance à un sexe « la seule chose que je pouvais vraiment appeler mienne ». Portnoy regarde son corps comme un laboratoire dans lequel on expérimente les outrages et les désirs. Il vit en miniature ce que l’univers concentrationnaire fournit à grande échelle : une décomposition industrielle du corps considéré comme un ensemble de pièces.

RÉVOLUTION. Il n’y aucune différence, sur le plan du sacré, entre le culte des solstices et celui de la révolution ou encore entre celui de Wotan et la célébration de l’Être suprême. Hitler, après avoir admiré la révolution marxiste, se situe dans la tradition de la révolution de 1789 : « Il n’y aura pas de dieu des Juifs pour protéger les démocraties contre notre Révolution, qui sera le pendant exact de la grande Révolution française. » Plus qu’une inspiration politique, 1789 est le modèle de grande révolution souhaitée par les nazis. Le Dieu des Juifs est donc un facteur de conservation qui bloque l’histoire.

SHABBAT. Le paganisme considère la fête comme un dépassement, une extase. L’observance du Shabbat semble opposée à cette célébration de la vie. Le Juif quitte le monde un jour au point d’oublier ses devoirs civiques. Son attention se porte vers un ailleurs que les Romains assimilent à la paresse. 

TACITE. Le Juif est le plus fidèle scribe du monde antique. Sans méthode spécifique de conservation, sans archiviste patenté, sans regroupement géographique, le message continue de passer. Ce mystère d’une transmission quasi charnelle par la voix et l’écrit inquiète le païen, pour qui la crainte est avant tout rituelle. Deux raisons au rejet du Juif : la première, son attachement à un récit unique, la deuxième, sa facilité à raconter en étant cru. À tel point que les anciens et, plus près de nous, les premiers théoriciens du racisme envisageaient une corruption essentielle de la famille juive. Le miracle de la cohésion et de la solidarité aurait eu sa source dans une débauche des liens familiaux. « Entre eux tout est permis » nous dit Tacite. 

TOYNBEE. Le peuple juif est désigné comme un déchet de l’histoire dont l’antisémitisme n’est que le juste complément. Toynbee, reprenant Schopenhauer, considère les Juifs comme des êtres morts, des fossiles, et ce n’est pas un hasard si cette théorie trouve son prolongement dans l’antisionisme d’aujourd’hui. L’antisionisme a bonne conscience puisqu’il tue ce qui est déjà mort. Au pire, la destruction de l’État hébreu est l’euthanasie d’un peuple victime de ses incurables superstitions.

VIOLENCE. L’acte de violence n’est jamais commis que si deux conditions sont remplies : la colère et l’absence de règles. La colère est provoquée par l’affront de la mort, soit parce que l’antisémite est convaincu de la définitive pénétration du poison dans le corps social, soit parce que la souffrance du Juif peut expier son ennemi et le libérer de la peur. L’absence de règles suppose un retour plus ou moins conscient à un système dans lequel la violence n’est pas interdite. Au contraire, la violence redevient l’exutoire du sacré. Le salaud qui place une bombe devant une synagogue ou le commandant d’un camp de concentration ne font pas la guerre, mais obéissent à un rite antérieur à toute vertu. M. Eliade emploie le terme de mysterium tremendum pour désigner cette soumission à la violence pure.

VOLTAIRE. Si cet apôtre de la tolérance reste un des fondateurs de l’antisémitisme moderne, c’est justement parce que le bonheur en est le premier concept. La tolérance sert de passerelle pour l’assimilation, elle permet surtout d’éviter le baptême et la conversion. Cette euthanasie des Juifs par l’assimilation n’a été rendue possible que par l’idée d’une société épanouie dans laquelle le sacrifice n’existe pas.

etc., etc.

Extraits d’une démonstration soutenue de la bêtise humaine, païenne, chrétienne, socialiste, maurrassienne, musulmane et juive :

Michaël Bar-Zvi, Philosophie de l’antisémitisme, suivi de « Que signifie haïr les Juifs au XXIe siècle » par Pierre-André Taguieff, Les provinciales, 2019.

• Du même auteur, récemment paru : La Pensée anthume, Les provinciales, 2019.

« Contre la stupidité, les dieux eux-mêmes luttent en vain. »

Schiller
(cité par Isaac Asimov.)