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« Que manque-t-il à notre pays ? »

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Cette interrogation est le titre du propos de Jean de France, Duc de Vendôme, dans le numéro de juin 2005 de la lettre de l’association « Gens de France » : « Que manque-t-il à notre pays ? »

Monseigneur, vous y parlez en termes simples, d’évidences, en ces heures de France où nul ne sait plus quelle voix a la sagesse et l’autorité de parler au nom de cette terre, ce peuple pétri par l’Histoire. En ces heures où les mots même de « terre », de « peuple », « d’histoire » donnent à penser à quelque songe d’un esprit rêveur, à quelques tournures d’une raison pire, poétique. En ces heures, donc, qui peut parler ? Qui peut dire encore les mots ? Qui les prononçant peut être entendu ?

Monseigneur…

À vous évoquer par ce mot, je n’ignore rien des pauvres sourires ou de la mortelle ironie des rires qui flétrissent les lèvres et irritent les gorges des « libres » qui m’entendent. Mais je sais, je sais de vous être loyal par amour de mon pays, qui êtes le loyal à l’Histoire par amour de l’éternité, qui hors ce Monseigneur par lequel je vous nomme, plus aucuns mots, plus aucuns noms ne nous permettront de repenser ces vérités.

Monseigneur…

Permettez-moi d’en appeler à vous, que ces lignes ne s’écroulent, que la raison n’abandonne devant la tâche inhumaine d’immensité, que le désespoir ne survienne et ne nous jette au « n’importe qui » si français des printemps de quarante. Permettez-moi de l’écrire à la voix haute que soit sans cesse à mes pensées l’écho de ce qui est quand il ne reste plus rien, car voyez-vous, Monseigneur, la question est moins de savoir ce qui manque que de poser ce qui demeure, et ne demeure rien, rien d’autre que : Monseigneur.

Il ne reste rien.

À lire depuis le référendum du 29 mai, tous ces développements, dans Le Monde ou Le Figaro, toutes ces approches, ces analyses, ces commentaires savants, allant des « réflexions » d’un ex-président au dossier d’économie sur la sociologie de la nouvelle classe moyenne, en passant par les « états d’âme », les ultimes aspirations des cadres et cadres sup’… on est pris de vertige.

Dans tous ces textes, tous ces écrits, posés, pensés, argumentés, pas un mot, la plupart du temps, ou parfois, à la comme-ça, tel un élément parmi d’autres : Le fait chrétien, le fait de la civilisation de la Parole faite chair. Un simple élément parmi d’autres, réduit à un point de plus en plus excentré du domaine privé. Le christianisme parqué, ghettoïsé au niveau du « je crois ou je ne crois pas » des moi-moi-moi livrés à un État naviguant à l’aveugle sous la pression de l’arithmétique anonyme des masses. La bureaucratie, pour reprendre le mot clef de l’article de Richard L. Rubenstein dans le dernier numéro1, étant devenue l’ultime ciment d’une décohésion généralisée. Une bureaucratie avec son aristocratie, l’énarchie, composée d’intelligences réelles formées au service d’un État à l’état de ruines d’être né d’une démolition.

C’est qu’il existe en France un point central hors la saisie duquel rien ne peut être pensé. Un point central à la réalité si dense à la densité si discrète, si humble, que l’appréhender c’est se trouver face à la célèbre, la magnifique « chambre vide » du Palais du Prince de Citadelle, que Saint-Exupéry décrit ainsi : « Il y avait la salle réservée aux seuls gens des ambassades, et on l’ouvrait au soleil les seuls jours où montait la poussière de sable soulevée par les cavaliers, et, à l’horizon, ces grandes oriflammes où le vent travaillait comme sur la mer. Celle-là, on la laissait déserte à l’occasion des petits princes sans importance. Il y avait la salle où l’on rendait la justice, et celle où l’on portait les morts. Il y avait la chambre vide, celle dont nul jamais ne connut l’usage – et qui peut-être n’en avait aucun, sinon d’enseigner le sens du secret et que jamais on ne pénètre les choses. »

Ce qui fait la force poétique de Saint-Exupéry, dans ce texte, c’est que la chambre est vide. Et ce qui fait la puissance évocatrice, ce qui permet à la raison d’accéder sans contrainte au propos, c’est qu’il s’agit précisément d’un texte littéraire. L’esprit va là, parce qu’il y va libre. Art n’oblige.

Or, il existe en France un « lieu » qui est semblable à cette chambre vide. Ou plutôt, ce « lieu » est le centre qui fait que la France est, et sans lequel la France ne serait qu’un ex-…, qu’un en dehors de toute réalité profonde. Or ce « lieu », – et là nous ne sommes plus dans le littéraire –, n’est pas vide.

Je conçois par avance, que les mots qui vont suivre, parce qu’ils ne s’inscrivent pas dans l’ordre du poétique, agiront sur l’esprit à la manière du poisson torpille, mais ne me présentant à aucun suffrage, et en vertu de la grâce qui m’a été faite de pouvoir me sentir libre et dire : « Monseigneur », les voici : « La chambre vide » de la France, ce centre qui est tout, et tout sauf le vide, c’est que ce pays a été dédié à la Vierge Marie, la Jeune Fille Juive.

Le serment de Louis XIII, le serment d’un roi. La France placée sous la protection de la Mère du Christ. Blablabla… Un blablabla complètement délirant. Est-ce si sûr ?

À cela je réponds, moi qui dis « Monseigneur », d’où viennent les mots qui a chacun de nous permettent de dire : je pense ? D’où vient ce « je » ? Toi qui dis « je » remonte de génération en génération, de siècle en siècle et vois ce qui l’origine. Toi qui affirmes « je pense », pense réellement et va, va librement mais sans tricher, sans faillir, deviens héroïque et humble dans ta recherche et découvre par toi-même, que c’est le « je » de la Genèse, que c’est le « je » de la Parole.

À cela je réponds, moi qui dis « Monseigneur », à toi qui seras allé jusque-là, ce monde est celui de ce « je ». Regarde, examine, analyse. D’où vient la science qui permet aujourd’hui de calculer la température d’un trou noir dans les espaces sidéraux ? Qui a fondé ce « je » capable de penser une telle équation aussi musicale que des lignes de Bach ou de Webern ? D’où vient la philosophie qui, libre de raison, peut même dire : Dieu n’est pas ; ou le langage est le fait des hommes ? D’où viennent toutes ces pensées, où s’originent ce « je » et ce « libre » ? D’où viennent les chefs d’œuvre qui émeuvent, qui transforment les âmes, qui parfois peuvent changer une vie ? Quel est ce « je », et où s’origine-t-il qui a fait naître dans son esprit ce qui bouleverse et porte, et transporte ?

Moi, moi qui dis : « Monseigneur », là, dans la cité, pour la cité, j’ai vu, à remonter de siècle en siècle la pensée, que « je », par la Parole, a été choisi en elle « avant la fondation du monde » (Ep.1,4). Chaque « je »… « avant la fondation du monde »…

Moi, moi qui dis « Monseigneur », là, dans la cité, pour la cité, je dis à celui qui me répondit tout à l’heure : blablabla… Voici un temps où c’est le sublime ou le néant. Chacun est responsable, puisque chacun est « je » « d’avant la fondation du monde ». Le sublime ou le néant ; la Parole ou Blablabla…

Toi, oui toi, regarde le monde d’après le 11 septembre. Qu’y a-t-il derrière les puissances en présence ? Entre l’argent roi de la super puissance, qui est de la Parole, mais sans la Vierge, et le peuple des rois de l’or noir, qui sont de la négation de la Parole faite chair… Où est le blablabla ? Sans l’or noir, qui n’était rien, si notre technique n’avait inventé la machine, que seraient leurs religions aujourd’hui ? Sans la Vierge, qu’est-ce qui empêche l’or et sa puissance de devenir morale, puis juge. Où sont les chefs d’œuvre ? Cités, montrez-moi les beautés extrêmes dont vous êtes capables, qui portent l’homme à l’être, montrez-moi la charité.

Moi je dis « Monseigneur » au nom du serment. Et je dis : ici, par ce serment la Parole parle à Je. Et par ce « Monseigneur » je dis : voici la cité. Et cette cité a quelque chose à dire dans le monde. Voici un temps où c’est le sublime ou le néant. Chacun sera responsable. Responsable de la voix de la cité, ou du silence imposé qu’elle méritera.

Un blablabla à faire rougir de gène le plus responsable des Évêques de Bretagne ou de Provence ; à faire sourire le plus démocratiquement élu des députés de Bruxelles ayant dû supporter depuis Giscard les leçons de laïcité des présidents hexagonaux ; à faire se tordre de rire un chef du Pentagone débarrassé de tout de Gaulle ; ou un ayatollah grand savant dans la science des bonnes femmes. Et en matière de savants, je ne parle même pas de l’immense portée de ce blablabla dans le contexte général, et ô combien plus ample de vue, de cette planète à l’échelle de 2000 ans dans son système solaire, au milieu de cette galaxie parmi une immensité vertigineuse d’autres dans un espace infini d’années lumière et de milliards d’années. Un blablabla d’illuminé à finir Léon Bloy ou fresquiste de chapelle livrée à l’abandon de terres sans prêtres. Y a quand même des monastères et des couvents pour les béats et des hôpitaux psychiatriques pour les malheureux qui ne peuvent se soigner par l’art.

L’espace intersidéral, la voie lactée, le système solaire, la terre, XXIe siècle de l’ère chrétienne, l’Europe, la France, 29 mai 2005. Décidément ! Un bateau ivre, oui, ce pays est un bateau ivre. Et l’histoire n’est pas un fleuve impassible.

L’Histoire… L’Histoire ? Celle du XXIe siècle ? Nous l’avons tous eue sous les yeux, il suffisait de regarder et voir. Quand ? Le vendredi 8 avril 2005. Pour ceux qui ont gardé les journaux du lendemain, il n’y a qu’à y revenir, longuement, patiemment, humblement. 8 avril 2005 : l’hommage à Jean-Paul II. Au centre, le cercueil. Dessus, une bible. Sur le bois, une croix. À la droite de la croix, un « M », pour Marie. On ne peut guère plus simple. Mais on ne peut guère non plus dire davantage. C’est radical. Le Pape, et Marie.

De chaque côté du cercueil, sur deux rangées, l’assemblée rouge des cardinaux. L’Europe, l’Afrique, l’Asie, l’Amérique, l’Océanie… Ils sont là, debout, recueillis. Sur le bois du cercueil, la couverture de la bible est du même rouge. Pour les amateurs de peinture, c’est à en lire l’harmonie secrète d’un tableau.

Et puis, derrière les cardinaux, les cardinaux des cinq continents, les chefs d’État. Les chefs d’État de tous les continents. Et c’est là, maintenant, qu’il est question de voir ce qui était, là, sous le regard. Voir Quoi ? Les deux premiers rangs…

Les deux premiers rangs ? Oui, l’ordre, la hiérarchie des puissances de ce monde… La hiérarchie réelle. Où est Bush ? Où est Chirac ? Ils sont au deuxième rang. Ils sont même côte à côte, séparés par leurs épouses. Côte à côte derrière… Mais derrière qui ? Derrière qui peut bien être Bush ? Qui sont donc ces chefs d’État plus éminents que le Président des États-Unis. Qui se trouvent à ce premier rang dont on remarque, à l’examen attentif, qu’ils n’ont pas les mêmes sièges que pour les rangs suivants ? Qui ? Les rois et les reines… Chirac est derrière le Roi d’Espagne, Bush, derrière le Roi de Belgique. Les têtes couronnées. Oh ils sont là sans couronne, bien sûr, rien dans leurs vêtements ne les distingue des autres. Mais ils sont là, devant. Pourquoi ?

Mais parce qu’ils ont vécu le sacre, bien sûr ! Le sacre, ou le pouvoir sacré. Le pouvoir agenouillé recevant l’onction du spirituel. Le pouvoir reçu non d’eux mais de Dieu. Et ça ce n’est pas de la poésie, ce n’est pas du théâtre, c’est là, sous nos yeux : le cercueil, le M de Marie, les cardinaux, les rois, les présidents.

Le serment de Louis XIII dédiant la France à la Sainte Vierge, la plaçant sous sa sainte protection…

C’est curieux comme soudain, par une photographie reproduite dans le monde entier, le lendemain des obsèques d’un Pape, ce serment puisse ressurgir, porté par le fleuve souterrain de l’Histoire. Un soudain neuf. Un soudain lumineux ; que ne ternit, n’alourdit, ni le refuge des hiers perdus, ni la hâte désemparée des demains à trouver. Un soudain neuf, miraculeux à l’esprit comme le réel. Le soudain des brumes disparaissant, le neuf du réel à nu, enfin, libéré des nuées stratifiées, de l’Ecce Rex de Janvier 93 à l’absolutisme de la souveraineté énarchique de notre heure bureaucratique.

C’est curieux comme cette photographie, qui a fait le tour du monde, soit si française dans son adresse. Au premier rang, le Roi d’Espagne fixe le cercueil. Le Roi de Belgique, les mains derrière le dos, cherche du regard un point sur sa gauche. Juste derrière, Chirac parle… Il parle avec Bush. Le chef de la superpuissance économique née du protestantisme, le chef de l’énarchie française qui, malgré les demandes répétées de Jean-Paul II, a lutté pour que soit absente du futur projet de constitution européenne toute référence au christianisme… Derrière des rois, parlent…

Ils parlent, là, devant la dépouille de l’homme qui, à plusieurs reprises, et de façon solennelle a rappelé : France, souviens-toi de ton serment.

Il faut imaginer la densité extrême des échanges directs, ou par hauts émissaires interposés, qui ont existé entre ces trois hommes. Qu’on se souvienne, pour en prendre la mesure inouïe, de ce qui s’est passé entre Jean-Paul II et Gorbatchev et qui aboutit à la chute du Mur. La Stampa publia en 1992 à ce propos, un document fascinant dont le journal Libération sortit la traduction le 4 mars :

Extraits de « Ce que nous devons à Jean-Paul II », par Mikhaïl Gorbatchev :

« Il n’est pas facile de décrire le genre d’entente qui s’est créée avec le Pape Wojtyla, parce qu’il y a dans ce type de relations un aspect instinctif ou peut être intuitif, certainement personnel, qui a une énorme importance. En simplifiant, on pourrait dire qu’en étant proche de lui, j’ai compris le rôle joué par le pape dans l’avènement de ce qui a été appelé plus tard la nouvelle pensée politique… J’ai toujours apprécié dans la pensée de ce pape, son contenu spirituel, un effort pour contribuer au développement d’une nouvelle civilisation dans le monde. Par ailleurs, Jean-Paul II, Pape de Rome, est aussi slave et cela a, sans aucun doute, favorisé notre compréhension mutuelle. Je reste toutefois convaincu que l’entente spirituelle qui existe entre nous a des racines plus profondes que sa seule origine slave. Nous pouvons affirmer aujourd’hui que tout ce qui s’est passé en Europe Orientale, au cours de ces dernières années, n’aurait pas été possible sans la présence de ce pape, sans le rôle éminent – y compris sur le plan politique – qu’il a joué sur la scène mondiale. Aujourd’hui qu’est survenu dans l’Histoire de l’Europe un changement profond, le pape Jean-Paul II aura, quoiqu’il arrive, un grand rôle politique à jouer. Nous sommes dans une phase très délicate au cours de laquelle l’homme a, et devra avoir un poids décisif sur l’avenir des sociétés. Et tout ce qui peut servir à renforcer la conscience de l’homme, son esprit, est encore plus important aujourd’hui que cela ne l’a jamais été. »

Extraits de « Ce que Jean-Paul II a dit de Gorbatchev » :

« Il faut approfondir la réflexion sur les évènements récents, repérer les causes véritables des phénomènes qui se sont produits. Il y a par exemple des gens qui, comme Popper, sont convaincus que les difficultés économiques sont à l’origine de la crise des systèmes communistes d’Europe Orientale. Certes, cet aspect existe, et il a joué son rôle ; mais n’oublions pas une chose très importante, tout cela n’a pas été seulement la crise du communisme ; ce fut aussi la perestroïka. Et “perestroïka”, parmi beaucoup d’autres choses, veut dire aussi « conversion ». « Cela veut dire que dans la crise et la rupture qui sont survenues et qui continuent, il y a un élément spirituel, un changement intérieur. Et il ne peut en être qu’ainsi. Deux éléments coexistent en l’homme, et une interprétation exclusivement spirituelle des évènements de l’Est serait tout aussi fausse qu’une interprétation seulement matérielle, incapable de voir au-delà de la dimension purement économique de la crise. L’homme est l’esprit incarné. » « C’est vrai. Il s’est passé entre nous quelque chose d’instinctif, comme si nous nous connaissions déjà. Et je sais pourquoi : notre rencontre avait été voulue par la Providence. »

Ces brefs passages pour prendre la mesure… la mesure des échanges qui ont nécessairement eu lieu entre Jean Paul II et Chirac, entre Jean-Paul II et Bush. Avec Chirac, parce que pour le pape, à Lourdes comme partout où il viendra, ici, il n’avait de cesse de dire : « France, Fille aînée de l’Eglise » ; « France, fille aînée de l’Eglise, souviens-toi de ton baptême ». Souviens-toi de ton serment…

Ce n’est pas une évocation d’érudit, de curieux, d’historien spécialiste d’archives poussiéreuses. C’est une demande insistante, la demande du pape, cet homme qui abattra le Mur, qui l’abattra avec l’aide de l’homme de l’Est, dont la rencontre fut voulue par la « Providence ».Ce ne sont pas des nuées. Gorbatchev n’était pas un poète, et l’U.R.S.S. pas une chapelle fleurie par les bigotes.

Et cet homme, à plusieurs reprises, est venu ici rappeler le serment. Cet homme, à plusieurs reprises, est intervenu, pour que Chirac ne s’obstine pas à lutter contre toute référence chrétienne dans le projet de constitution de l’Europe.

Il faut prendre la mesure du refus de Chirac. C’est sans doute là, qu’il est possible de prendre le pouls de l’Histoire. Il ne s’agit plus de coller son oreille à la porte d’un conseil des ministres où il sera question des 35 heures ou de la vente de X Airbus en Inde ou en Chine. Il ne s’agit plus de l’imaginer avec tel ou tel confident, commentant tel ou tel sondage, abordant tel problème technique. Non… On est dans l’intime. On est dans la part la plus épicentrale de la pensée. Il faut pénétrer la pensée d’un Roi d’Eschyle ou de Shakespeare, pénétrer cette solitude qui va décider. On n’est plus là, dans les catégories intellectuelles opératoires, dans les savantes analyses énarchiques mais dans l’isolement ultime du Palais, tel en parle Saint-Exupéry.

Il ne s’agit pas de juger. Dieu nous en garde. On n’est pas chef d’un État, donc d’une armée, d’une police, sans connaître la grande insomnie des terribles soucis. De juger non, mais d’observer, de constater.

Et je crois, d’avoir entendu et entendu les demandes pressantes du pape, qu’on ne peut plus être qu’effrayé. Il n’y a plus d’homme au centre du Palais. Il n’y a plus d’homme ; mais une force que nul ne maîtrise plus. Une force absorbante, dévorante, une sorte de ventre contre lequel nul aujourd’hui ne peut.

Nous sommes un État laïc. Ni roi, ni sacre, et aucune référence à Dieu, au Christ. La philosophie, la théologie, la peinture, la littérature, la musique… des à-côtés de cette norme établie : tout est séparé. Une machine à former les plus prometteuses intelligences, crée sans cesse ces serviteurs zélés de cet État abstrait. Un groupe demande qu’on empêche les cloches de nos églises centenaires ou millénaires de sonner le dimanche… et il obtient gain de cause.

Ô rites… Ô Citadelle… Il faut supprimer un jour férié, ce sera un jour saint parmi les plus saints : La Pentecôte (le lundi célébrant la venue de l’Esprit Saint sur les apôtres cinquante jours après le dimanche de la résurrection)… Ô rites… Ô Citadelle… Un groupe de nouveaux venus dérange par ces voiles provocateurs… il obtient que ceux qui ont fait ce pays retirent leur croix.

Il ne reste rien, car il ne peut rien rester. Il ne peut rien rester de ce qui a fait ce pays, cette terre, cette géographie, cette âme, ce nous pétri par les rites, par l’histoire, par la pensée, par l’Esprit, parce que ce pays n’est plus une terre, une nation, un nous, mais un lieu soumis à la plus étrange des abstractions. Et il n’y a pas d’équivalent dans le monde chrétien à un tel égarement. C’est unique. C’est même fascinant. Il ne reste plus rien. Les remparts de Citadelle sont tombés. Le sable du désert envahit tout. Il ne reste plus rien et le dire jette à la critique. Les amoureux passent pour des voyous. Dire : « France, je t’aime… » ; « par la grâce de la Vierge qui fait de toi la fille aînée de l’Église, je t’aime » ; « par les Marie débarquées en Provence, je t’aime » ; « par tes cathédrales hautes d’humilité, je t’aime » ; « par leurs orgues, par les graduels, les tropes à saint Paul, je t’aime » ; « par les places de dimanche matins aux villages de Bourgogne, je t’aime » ; « par tes enclos, tes pardons, tes bannières de Bretagne, je t’aime » ; « par tes vendanges, tes fêtes d’Alsace ou d’Aquitaine, je t’aime » ; « par ton histoire, de rois, de peintres, de philosophes, de musiciens, je t’aime » ; « par tes héros, tes savants, tes moines, tes abbesses célèbres, je t’aime » ; « par tout ce que tu fus, courageux ou râleurs, tout ce que tu fus dans les épreuves, peuple, peuple du nous, je t’aime ». Car tout ce que tu fus, peuple, peuple du nous, tu le fus depuis le début, et de toute éternité, si tu relis le début de l’Epître à Ephèse, et depuis le début, de toute éternité, tu es le peuple, le nous de la Vierge. C’est un « je t’aime » qui vient du plus loin de l’histoire et contre lequel rien ne peut, ni ne doit.

Rien ne peut, de pouvoir dire : ô vingtième siècle, ô vicissitudes, par vous je vois les nettetés qu’avant nous, peut-être, nul n’a vues. Je vois l’Histoire comme l’eau qui s’ouvre à l’avant du navire, et de la voir, de la sentir, dire à nouveau : « J’aime » comme nul avant nous n’a aimé. Les pontons du passé nous ouvrent le fleuve qui entre dans la France comme jamais nul n’entra. L’étrave fend et file vers le cœur. C’est l’heure où la mémoire s’éventre, où « J’aime » enfin ose « Je me souviens », « Je me souviens » de ce siècle qu’on appelle avenir. Qui que vous soyez, ne me répondez pas : « Tu aimes, mais quoi ? et comment peux-tu dire que tu aimeras ? » À cela, j’affirme, qu’aujourd’hui je n’aime ni ceci ni cela, mais j’aime. Par le serment mis à nu, par le siècle d’avant, j’aime comme nul avant, de le vivre jusqu’au confiant. Jamais, France, tu ne fus si réelle, et jeune. Jamais, France, autant, tu ne fus, non d’avoir été ceci ou cela, mais de nous faire, nous, les premiers à voir, au net, ce que tu es et attends de nous, par la Vierge d’Israël, par le serment d’Alliance catholique et charnelle. Jamais nous ne fut si dense, jamais si dense tu ne fus, France. Déjà j’entends des musiques et goûte des peintures qui sont les nouveaux portraits de Luc.

Et rien ne doit, jusqu’au qu’importe. Les apparences sont mortes.

Rien ne peut, puisque c’est de l’éternité. Mais rien ne doit, puisque c’est nous et que ce nous est une grâce dont nous sommes serviteurs, et humbles remerciant. C’est une grâce toute de tendresse. Et à cette tendresse il faut tout la force de l’Esprit.

Il ne reste plus rien. Rien. Je ne juge pas Chirac. Dieu m’en garde. Je lui dénie simplement toute représentation de nous. J’ôte la France à sa pensée. Je ne lui laisse que l’abstrait de l’État, je lui ôte la France et lui laisse ce qui reste : rien. Et je le fais avec tendresse. Je chasse l’abstrait de la Citadelle, je…

Qui je ?

Moi qui dis « Monseigneur ». Moi qui ne suis ni prince, ni savant, ni riche, ni philosophe, ni peintre, ni musicien, mais moi, qui dis « Monseigneur ». Moi, qui de le dire, ai retrouvé le prince sans qui la cité est sans palais, la cité qui sans palais, n’est plus Citadelle. La cité qui n’est plus rien. Moi qui ai retrouvé le Prince sans autre mérite que d’avoir appris à comprendre l’amour que je portais en moi, depuis toujours, de ce pays qui est le mien d’y être né, d’y avoir mes ancêtres enterrés, et d’avoir de ses grands hommes, de ses femmes magnifiques, tout reçu.

Moi, je n’avais rien fait, et j’ai tout reçu : les livres et les musiques, les champs bien tracés, les églises pleines de sculptures, les cimetières riches de mémoire, et les rites… Les rites qui marquent ce temps, qui l’empêchent de tout mener à la désolation, à la mort. Les rites qui lui donnent, à ce temps, la patine de l’éternité. Et ceux qui marquent l’espace, qui l’empêchent de tout mener à la dispersion, à la disparition. Les rites qui lui donnent, à l’espace, l’ordre très charitable du divin de toute chose, de toute chose lorsqu’elle est de l’être, lorsqu’elle participe à ce qui accomplit et non ce qui détruit.

Et les rites, de secrets en secrets m’ont mené, moi qui ne suis ni philosophe, ni savant, à l’amour de l’amour. L’amour, chacun le porte en soi à sa naissance. C’est un don. C’est donné avec la vie. C’est la vie. L’amour des parents, l’amour ensuite des paysages de l’enfance, l’amour d’ici. Et de tout avoir reçu, d’être si riche d’héritage, d’accomplir cet amour reçu en le transmettant à mon tour. Transmettre, ce qui a été donné… Pour cela, pour que quelque chose ne soit pas perdu, ni abîmé par le temps, apprendre du recevoir de la naissance le secret le plus haut, le plus simple, le plus humble, le secret de l’amour.

Et de rites en rites, les secrets m’ont mené à l’histoire et m’ont fait voir Citadelle. Par l’histoire, j’ai retrouvé le prince grâce à qui, dans les rues de la cité, je peux dire : « Monseigneur ». Et par Citadelle, j’ai eu la grâce de connaître la chambre vide du Palais.

Le serment de Louis XIII.

Il n’en reste rien.

Il reste tout.

Aux pauvres grandes intelligences abstraites qui occupent le palais, mais qui jamais ne connaîtront la chambre vide, moi, qui dis « Monseigneur », je dis : Construisez avec vos abstractions une cité. Bâtissez-la de rien, et quand elle sera achevée selon vos lois, invitez nous à venir la voir.

Alors nous comparerons les bienfaits que chacune apporte à l’homme. Nous comparerons le bienfait suprême des cités : aider à devenir un homme. Vous qui êtes sans ciel, vous qui proclamez que le ciel n’est rien dans la construction des cités, construisez-en une de A jusqu’à Z, sans utiliser de rien, puisque vous le proclamez, et nos rites et notre héritage de pensées sublimes. Moi, qui dis « Monseigneur », je ne vous juge pas, Dieu m’en garde, je vous demande simplement de bâtir de rien votre propre cité, et vous me la ferez voir lorsqu’elle sera achevée. De cette cité sans ciel, vous nous ferez partager les beautés, les pensées, les chefs d’œuvres, les créations de l’esprit qui témoignent de ce qu’est l’homme. Et nous rencontrerons les hommes de votre cité, et nous comparerons les architectures, les musiques, les peintures. Et nous inviterons les hommes, les femmes de chaque cité à lire les livres, les poèmes des uns et des autres, à voir les peintures, à goûter les philosophies. Et nous demanderons aux hommes et aux femmes de chaque cité : qu’avez-vous aimé ?

Je ne vous juge pas. Je dis, moi, qui dis « Monseigneur », vous ne le pouvez pas. Vous ne pouvez, avec vos seules lois, construire de rien, dans le désert, votre propre cité. Je crois que vous n’existez que parce qu’ici étaient des rites, était l’histoire, est la « chambre vide ». Vous ne créez rien, je le crains, non, je le sais, vous occupez.

Moi, qui dis « Monseigneur », je dis aux peuples d’autres dieux, Ici est Citadelle. Les portes ne sont pas fermées, mais ici est Citadelle. Ici sont ses rites, et son ciel. Si vous venez en ami, c’est que vous êtes des hommes accomplis, et si vous êtes des hommes accomplis c’est que le Dieu de votre ciel vous a permis de bâtir aussi, dans le désert, une forte cité. Nous aurons plaisir à y voir, y admirer les chefs d’œuvres de l’art et de l’esprit que les hommes les plus accomplis auront accomplis. Et je sais que ces chefs d’œuvre vous manquent, dès que vous vous en éloignez trop longtemps. Je sais que vous n’êtes ici, que pour partager avec nous, sur le sublime. Mais si vous venez à Citadelle avec de mauvaises intentions, c’est que vous n’êtes pas des hommes accomplis. Et si vous n’êtes pas des hommes accomplis, c’est que la cité d’où vous venez ne forme pas des hommes. Et si votre cité ne forme pas des hommes, c’est que ses lois sont mauvaises, et son ciel mensonger.

Ici est Citadelle. Aux hommes accomplis nous dirons : Venez, et nous parlerons du sublime. Aux hommes envieux ou méchants, nous dirons : Prenez-vous en à votre ciel qui vous apprend la haine.

Le sublime n’envie, ni n’est méchant.

Quant au chef de l’État aujourd’hui le plus puissant du monde, moi qui dis « Monseigneur », je dis : Je n’envie pas ta puissance. J’aime ton peuple, il est jeune et plein de fougue. Mais je n’en envie rien. Il manque à ton pays la « chambre vide » du palais de Citadelle. J’aime ton peuple, homme puissant, mais moi qui dis : « Monseigneur », j’aime. Et c’est ce « j’aime » qui m’en a fait découvrir l’existence. Et c’est son existence, sa présence, qui chaque jour que le ciel fait me fait dire de plus en plus « j’aime ». Et par ce « j’aime » je sais que tout est du sublime, ou rien n’est. Je sais qu’il n’est de puissance qu’en le sublime, et que sa puissance est tendresse, et que celle-ci est la patience, qui est la patine de l’éternité qui prend tout son temps pour permettre aux hommes de devenir des hommes accomplis.

Je n’ignore pas que tu ris de la France, parfois, homme de l’État puissant, je crois que tu te trompes. Tu ris des pauvres intelligents qui occupent le Palais sans en connaître la « chambre vide ». Mais je vais t’apprendre une chose, moi, qui dis « Monseigneur », Citadelle c’est nous. Mais qui « Nous ? » Me répondras-tu. Nous, ceux qui de rites en rites veillent à la « chambre vide ». Et l’homme à qui nous disons « Monseigneur » vient d’écrire ceci :

« Que manque-t-il à notre pays ? Le lundi de Pentecôte a donné le sentiment d’un grand cafouillage. Triste image de notre pays qui révèle un malaise plus profond. Ce malaise se retrouve un peu partout. Nous l’avons vu lors de la campagne référendaire dont on sait que ses enjeux sont purement idéologiques et fortement connotés d’ambitions personnelles. Chacun a interprété le traité à sa façon. Tout a été brouillé.

Et pourtant, quand je parcours notre pays, je rencontre partout les artisans d’une France vivante. Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour voir que c’est grâce à eux que la France continue : c’est vrai dans la société civile comme dans la vie publique, dans le monde militaire comme dans le monde religieux.

Alors pourquoi et comment les Français sont-ils amenés à se poser tant de questions sur leur avenir ? Et cela dans un monde incertain, instable, difficile où nous vivons.

Ce n’est pas que le ciel ne sourit pas. L’Église n’a-t-elle pas manifesté sa vitalité lors de la mort de Jean-Paul II et de l’élection de Benoît XVI ?

Moment de grâce et de bonheur d’où jaillit l’espérance. Il n’est rien de tel pour apporter l’apaisement. Non, l’Église ne faillit pas à sa mission, même si elle a traversé et traversera encore des moments difficiles. Il suffit de croire et de vouloir, donc d’aimer.

Et la France ? La France en elle-même ? La France dans le monde ? Chacun a l’intuition qu’il s’agit pour elle de trouver son point d’équilibre.

Voilà ce qui manque essentiellement ! Ce point de sagesse qui lui permettrait de se retrouver elle-même et d’acquérir ce supplément d’âme dont elle a tant besoin pour envisager son avenir sereinement et rayonner dans le monde. » (In « Gens de France » n°5, juin 2005.)

Pays aux ciels divers, la France est Citadelle. Chefs de pays nombreux, la seule parole que vous devez entendre de France est la sienne. Elle porte en elle la charge du serment, du serment de Louis XIII sans laquelle la France n’est pas.

Elle est la voix de la France. Et la France, par ce serment, est une voix. Malgré les vicissitudes, les peines, les souffrances, les médiocrités du temps, au cœur de Citadelle est le Palais, et au cœur du palais est la chambre vide, et dans la chambre vide est l’éternité. C’est le secret de notre histoire.

Un serment si sublime qu’il est dur, immensément dur d’en être digne. C’est pourquoi ce peuple, le peuple de Citadelle est si horripilant, si tout ce qu’on veut. C’est si dur d’être à la hauteur du sublime.

France, fille aînée de l’Église.

Que le ciel nous aide, chaque jour, à être un peu moins indigne, de cet éternel héritage, qui est l’héritage de l’Histoire elle-même.

À la joie !

H. L. B.

Publié le

« L’abolition des sacrifices humains. »


« Je leur donnai moi-même des lois qui n’étaient pas bonnes et des coutumes qui ne font pas vivre. Je les souillai par leurs offrandes : les sacrifices de tous les premiers-nés ; c’était pour les frapper de désolation, afin qu’ils reconnaissent que je suis le Seigneur. »

(Ezechiel)


 

En novembre 2005, j’appris que mon fils aîné, âgé de cinquante-sept ans, était atteint d’une tumeur maligne au cerveau. Je lui rendais visite régulièrement et lui téléphonais. Au début de l’hiver 2006-2007, il perdit la capacité de parler un peu longuement ; il respirait avec difficulté, mais il comprenait toujours bien ce qu’on lui disait. Il luttait afin de rester près de son épouse Carol, qu’il aimait profondément ; elle savait que le temps lui était compté, ce que confirmait le médecin. Le cinq février 2007, elle m’appela au téléphone : « S’il vous plaît, dites-lui qu’il est très proche de la mort ».
Je lui demandai si le haut-parleur était branché. Oui.
« Aaron (dis-je), tu m’entends ? » Carol confirma. « Aaron (continuai-je), Dieu nous appelle à la vie. Lorsque vient notre temps, il nous rappelle à Lui. Et il est bon alors de partir. »
Aaron mourut le lendemain.
Je lui avais ouvert la voie, et il l’avait suivie.
En dépit du fait que ni lui ni Carol (qui venait d’un milieu baptiste du Sud) n’appartenaient à aucune communauté religieuse, une telle ouverture ne pouvait avoir de sens qu’en des termes religieux. Tout autre langage eût semblé dur et peut-être insensible. En lui annonçant que Dieu le rappelait à Lui, j’avais situé sa mort dans un ordre cosmique. Je lui avais aussi présenté une théodicée implicite et crédible.
Tout au long de ma carrière, j’ai généralement été considéré comme un théologien juif de la mort de Dieu. Alors que je me regardais comme un théologien de l’Holocauste. Mon interprétation de la mort de Dieu a toujours été une réponse personnelle à la Shoah. Durant toutes ces années, et particulièrement au cours de mes études à Harvard, ainsi que lors de ma rencontre cruciale avec le doyen Heinrich Grüber à Berlin le 17 août 1961, une conviction m’est apparue et a demeuré, à savoir que la compréhension de Dieu comme Providence était totalement inadéquate à l’histoire des Juifs au Vingtième siècle. Comme je l’ai déjà relaté, ma rencontre avec le doyen Grüber eut lieu lors de la semaine qui vit la construction du Mur de berlin par la DDR. Grüber m’affirma qu’il voyait la marque du châtiment de Dieu, de son jugement providentiel, à la fois dans le bâtiment du Mur et dans la Shoah. Je lui répondis que je préférerais être athée, ce que je ne suis pas, que de croire en un tel Dieu [1]. Il me semble cependant qu’une interprétation chrétienne de la providence, Heilsgeschichte, est recevable à condition de considérer probantes tout d’abord l’histoire des Juifs, qui fonde la suite, et la Shoah comme des réponses au perpétuel « manque de foi » des Juifs. Ce qui est apparemment la thèse de Karl Barth (manifestement le théologien protestant le plus important du vingtième siècle, et un opposant de poids à la fois à l’antisémitisme et au national-socialisme), qui écrit ainsi dans La théologie de l’Église (Church Dogmatics) :
« Il est certain qu’Israël entend ; et maintenant moins que jamais il ne peut s’abriter derrière le prétexte de l’ignorance et de l’incompétence pour justifier son incompréhension. Mais Israël entend et ne croit pas [2] . »
Il se trouva que lors de la parution de la première édition de After Auschwitz [3] j’étais en relation avec Marcus Barth, le fils de Karl Barth ; il enseignait au séminaire de théologie de Pittsburgh, et moi à l’université de la même ville. Sa fille Rosa et ma belle-fille Liona étaient condisciples à l’université. À la parution de mon livre, Barth rédigea un long compte-rendu pour un hebdomadaire local. Il n’y avait là rien de personnel, mais l’article fut la réception la plus vigoureusement hostile que reçut mon livre à l’époque. Barth y défendait un point de dogme essentiel de la foi chrétienne protestante, selon lequel les tribulations et vicissitudes des Juifs au cours de l’histoire représentaient de la part de la divine Providence le plan de la nécessaire destinée d’Israël.
J’ai toujours soutenu que quoique l’on entende par « la mort de Dieu », cela ne signifiait en aucune façon la mort de la religion. Étant donnée la nature éphémère de l’existence, l’être humain a besoin de structures qui confèrent à son horizon, toujours changeant, ordre et continuité. Et cela se vérifie particulièrement lors de ces crises que le sociologue Peter Berger appelle « situations extrêmes », celles qui sont aux marges de la réalité « telle qu’on la considère ordinairement [4] ». Selon Berger, la « confrontation avec la mort » est « vraisemblablement la plus extrême de ces situations ».
Notre entente de la réalité dépend de notre « dialogue » avec autrui, qui commence avec la toute première année de notre vie. Ce ou ces dialogues, à la fois verbaux et muets, nous permettent une première compréhension de notre monde et de notre situation ; de savoir à qui nous pouvons nous fier, de qui nous devons avoir peur, et ce qui nous attend. C’est par eux que nous accédons au langage et à la conscience de notre identité. Pour la plupart d’entre nous, les personnes les plus importantes et significatives sont les membres de notre famille. Par nos relations avec eux nous devenons socialisés et civilisés. Au commencement, c’est la mère, ou le substitut maternel dans certaines civilisations, qui permet notre sentiment initial de sécurité et d’équilibre, ce que le psychanalyste Erik Erikson appelle (dans ses derniers travaux) « la confiance initiale [5] ».
Bien évidemment, les relations familiales évoluent. Lorsqu’une personne essentielle à notre existence meurt, le dialogue cesse brutalement – ainsi ce qui a eu lieu avec Aaron – et notre perception de la réalité s’en voit radicalement modifiée. C’est ce qu’écrit Berger : « La mort remet en question toutes les définitions socialement objectivables de la réalité du monde, des autres, et de nous-même. Elle remet en question tout ce qui était tenu pour vrai, et l’attitude courante et coutumière qui s’exprime dans la vie quotidienne. »
Dans l’histoire et la mémoire de l’humanité il demeure que la transformation en matière inerte et pourrissante, sourde, de ceux qui furent une part vitale de notre existence, est l’une des expériences les plus traumatisantes, particulièrement lorsque persiste une relation psychologique inachevée avec la personne disparue, tels un amour persistant, ou un sentiment de culpabilité. Il faut alors restaurer « le sens de la durée et de l’identité » qui unissait en l’individu monde interne et monde externe. Dans les religions traditionnelles, cela s’effectue par la transmission à l’individu du « savoir que même les situations les plus extrêmes ont leur place dans un univers qui a un sens [6] ».

la nécessité des rites de passage

Ce « savoir » est davantage transmis par les rites que par les professions de foi. Les rituels ont existé longtemps avant que ne naisse la croyance en un Dieu personnel tout-puissant, certainement longtemps avant le Dieu de l’histoire judéo-chrétien. Les rites collectifs peuvent être un plus puissant agent de « nomisation » (à savoir « ce continuel processus social de création de sens et d’identité requis pour tenir en échec l’anomie ») que les déclarations au sujet de l’existence de Dieu qui prétendent au statut de vérités objectives [7].
Dans l’histoire de l’humanité, les rites de passage traditionnels comme la circoncision, le baptême, les rituels de puberté et d’initiation, le mariage, et les funérailles, ont joué un rôle particulièrement important dans le processus de « nomisation ». Ils symbolisent et confèrent une transformation du statut individuel dans la communauté. Ils peuvent bien différer selon les cultures, ils n’en restent pas moins universels, et répondent aux besoins de l’humanité [8].
Lors des funérailles, des rituels de mise en bière et de déploration par exemple, les dispositions exigées pour la dépouille mortelle se changent en une cérémonie d’adieux, d’hommages au défunt, et de consolation des endeuillés en ce moment où ils sont le moins capables de compter sur leurs propres ressources émotionnelles. Il est bien sûr possible de créer des rituels d’adieu et de deuil séculiers, mais fort peu de non-croyants y ont recours. En raison de leur caractère factice ou privé, les rites séculiers sont privés de l’héritage de la sagesse acquise par l’espèce humaine au cours de ces événements. Que nous croyions en un Dieu transcendant ou que nous tenions Dieu pour le Néant Sacré (Das Heilige Nichts), comme l’auteur de ces lignes, ou encore que nous soyions sceptiques à tous égards, il y a des moments dans l’existence où les rituels traditionnels de nos communautés deviennent pour la plupart d’entre nous indispensables.
Nous n’avons pas besoin de croire pour participer aux rituels de nos communautés religieuses, pas même pour les diriger. En nombre d’occasions, j’ai tenu le rôle de Doktorvater lors d’ordinations. Les candidats étaient éminemment aptes, moralement, intellectuellement et culturellement, à remplir leur vocation. S’il arrivait de temps en temps que certains d’entre eux expriment des doutes envers le discours religieux officiel de leur communauté, tous n’en exercèrent pas moins leur ministère de façon admirable.
Lorsque parut mon After Auschwitz, il y eut des gens pour penser que j’avais pour intention de discréditer les croyances et les pratiques religieuses. En fait, je voulais seulement sauver ce que je croyais pouvoir l’être. Dans la préface de la deuxième édition de ce livre, j’ai écrit ceci (au sujet de la première édition) : « il y a dans ce livre un élément conservateur fort : devant mon incapacité à défendre la croyance religieuse traditionnelle, j’ai tenté une défense des pratiques et institutions religieuses traditionnelles, en forme d’apologie des besoins humains en matière de religion. Les hommes et les femmes ont besoin de rites de passage [9] (…) Il n’existe pas deux personnes éprouvant les mêmes besoins de rituel à chaque étape de leur existence. Et pourtant les besoins sont là, et il faut y répondre, que la personne tienne pour crédible ou non la foi traditionnelle [10]. »
Telle est ma conviction personnelle profonde, non démentie jusqu’aujourd’hui.
Outre les rites de passage, il en est d’autres qui répondent aux nécessaires besoins humains ; par exemple ceux qui révèlent et tentent de résoudre les conflits familiaux, inter ou intra-générationnels. Abraham entendant une voix lui ordonner le sacrifice de son fils Isaac, Abel et Caïn, Jacob et Esaü, Joseph et ses frères, autant de conflits familiaux. L’un de ces rituels est la cérémonie judaïque de la « rédemption du premier-né » (pidyon ha-ben), qui est aussi un rite de passage. L’Exode décrit Dieu parlant à Israël :
Le Seigneur adressa la parole à Moïse : « Consacre-moi tout premier-né, ouvrant le sein maternel, parmi les fils d’Israël, parmi les hommes comme parmi le bétail. C’est à moi. » (13, 1-2 [11])

l’abolition des sacrifices humains

Cet ordre est redit au verset 13 du même chapitre : « Tout premier-né d’hommes parmi tes fils, tu le rachèteras. »
Ce qui est encore répété ailleurs, mais le passage de l’Exode, chapitre 22, versets 28-29, est particulièrement digne d’intérêt :
Tu ne livreras pas à d’autres tes fruits mûrs et la coulée de ton pressoir. Tu me donneras le premier-né de tes fils. Tu feras de même pour ton bœuf et pour tes moutons : il restera sept jours avec sa mère ; le huitième jour, tu me le donneras.
Dans son commentaire de l’Exode, Jeffrey H. Tigay écrit : « Aucune disposition pour la rédemption n’est mentionnée [12]. » Le verset se situe nettement dans une époque où le sacrifice d’enfants n’était pas interdit [13]. Comme l’a noté Jon Levenson, de Harvard, les garrots d’Isaac (Genèse, 22, verset 9) présupposent que Dieu est dans Son droit, pour ainsi parler, lorsqu’il demande le sacrifice d’Isaac. Ezéchiel va plus loin en reconnaissant qu’il a existé un temps ou YHWH exigeait effectivement de tels sacrifices :
En plus, je leur donnai moi-même des lois qui n’étaient pas bonnes et des coutumes qui ne font pas vivre. Je les souillai par leurs offrandes : les sacrifices de tous les premiers-nés ; c’était pour les frapper de désolation, afin qu’ils reconnaissent que je suis le Seigneur. Ezechiel (chapitre 20, versets 25-26 [14])
Réfléchissant à ce qu’est devenu le sacrifice d’enfant dans le judaïsme et la chrétienté, Levenson remarque que « le complexe rituel et mytique appelé “sacrifice d’enfant” n’a jamais été éradiqué, il a seulement été transformé [15] ».
La cérémonie du pidyon ha-ben est un exemple de cette transformation. Elle joue le même rôle, dans le judaïsme rabbinique, que le bélier qui servit d’offrande à la place d’Isaac à Aqedah. À ce sujet mon expérience est typique [16]. Au « trente-et-unième » jour de sa naissance, Aaron, mon premier-né, fut introduit dans le salon, logé dans un berceau de coussins posé sur un plateau d’argent.
Je le présentai à un cohen, un prêtre héréditaire qui par tradition familiale pouvait remonter sa lignée jusqu’à la prêtrise d’Israël aux temps bibliques.
Et selon le rituel, je déclarai au cohen : « Voici mon fils, premier-né de sa mère. Le Saint, bénit-soit-Il, a ordonné qu’il soit racheté, selon ce qui est écrit : “Et ceux qui doivent être rachetés tu les rachèteras à l’âge d’un mois (…) pour la somme de cinq shékels outre le shékel du Temple. »
Et il est écrit : « Consacre-moi tout premier-né, ouvrant le sein maternel, parmi les fils d’Israël, parmi les hommes comme parmi le bétail. C’est à moi . » (Exode, 13, v. 2.)
J’accomplis mon devoir, déposant cinq dollars d’argent, équivalent symbolique des shékels de la Bible, devant le cohen ; puis ce dernier me demanda :
« Voulez-vous offrir votre premier-né, premier-né de sa mère, ou bien voulez-vous le racheter pour cinq selaim (shékels) que vous êtes tenu de donner selon la Torah ? »
Une seule réponse bien sûr était possible, mais planait aussi l’ombre sombre d’une plus ancienne réponse.
De toutes les fêtes du calendrier judaïque, aucune autre que le repas de la Pâque, le seder, n’a davantage le pouvoir de convoquer la participation du Juif, même le plus sécularisé. La solennité de Rosh Hashanah et Yom Kippour rassemble les Juifs en grand nombre à la synagogue ; quant au Seder, qui se célèbre dans les foyers, il est le principal rituel de Pâques. À un premier niveau, il commémore la délivrance d’Israël de son esclavage en Égypte, mais il y a d’autres aspects qui se rapportent aux sacrifices de communion des lointains peuples sémites, ainsi que des éléments qui anticipent l’eucharistie chrétienne. Ainsi par exemple lorsque Paul de Tarse appelle le Christ « notre Pâque » qui « a été immolé » (1 Cor., 5, 7), en quoi il suit sans nul doute une tradition de l’Église primitive (cf. Jean, 1, 29 ; et l Pierre, 1, 19-20). En tant que « Agneau de Dieu », le Christ était identifié au sacrifice le plus archaïque du judaïsme [17]. Ce qui se lit dans ce passage de l’Exode (12, 3-10) :
Parlez ainsi à toute la communauté d’Israël : Le dix de ce mois, que l’on prenne une bête par famille, une bête par maison. Si la maison est trop peu nombreuse pour une bête, on la prendra avec le voisin le plus proche de la maison, selon le nombre de personnes. Vous choisirez la bête d’après ce que chacun peut manger. Vous aurez une bête sans défaut, mâle, âgée d’un an. Vous la prendrez parmi les agneaux ou les chevreaux. Vous la garderez jusqu’au quatorzième jour de ce mois. Toute l’assemblée de la communauté d’Israël l’égorgera au crépuscule. On prendra du sang ; on en mettra sur les deux montants et sur le linteau des maisons où on la mangera. On mangera la chair cette nuit-là. On la mangera rôtie au feu, avec des pains sans levain et des herbes amères. N’en mangez rien cru ou cuit à l’eau, mais seulement rôtie au feu, avec la tête, les pattes et les abats. Vous n’en aurez rien laissé le matin ; ce qui resterait le matin, brûlez-le.
La communauté entière endosse la responsabilité du meurtre sacrificiel, et tous sont appelés à consommer la victime. Même la tête et les parties génitales doivent être mangées. L’interdiction de consommer la viande crue ou cuite à l’eau doit renvoyer à une pratique qui était soit de mémoire ancienne, soit une tentation actuelle ou courante chez certains Hébreux ou bien leurs voisins.
La Pâque montre aussi des traces d’une époque où le meurtre sacrificiel des mâles premiers-nés était pratiqué en Israël. Nous avons vu que le passage de l’Exode (13, 2) demande que soit consacré « tout premier-né ouvrant le sein maternel » et « parmi les hommes comme parmi le bétail ». Dans le récit biblique des dix plaies, la dernière à accabler les Égyptiens est la mort des fils premiers-nés. Le rituel du Seder y insiste : les fils premiers-nés des Hébreux furent épargnés parce que les pères obéirent au commandement divin de marquer de sang d’agneau les linteaux et les montants de leurs portes (Exode 12, 13 ; 12, 29). Le récit précise bien que n’eût été ce sang d’agneau, les premiers-nés mâles eussent subi le même sort que les fils des Égyptiens.
L’identification du Christ avec l’agneau pascal chez Paul achève l’ensemble. Lorsqu’il déclare que les Chrétiens sont « justifiés » par « le sang » du Christ (Rom., 5, 9), il est clair qu’il considère le Christ comme la perfection de l’agneau pascal. Reste que selon Paul l’agneau pascal n’est en rien un substitut, il est la victime sous la forme du Dieu-homme.
Les commentateurs qui font autorité, les anciens comme les modernes, ont également relevé le parallèle entre l’agneau de Pâques et le bélier que Dieu substitue à Isaac (Genèse, 22). Shalom Spiegel, dans ses derniers travaux, note que la tradition juive considère Isaac comme s’il avait été effectivement mis à mort sous le couteau d’Abraham [18]. Certaines traditions, citées par Spiegel, vont jusqu’à dire qu’Isaac, sacrifié, est ressuscité des morts [19]. Ces traditions présentent d’importants parallèles entre Isaac et Jésus. Dans les textes judaïques l’obéissance pleine de confiance d’Isaac est souvent mise en valeur. Plus encore, Isaac est fréquemment présenté comme la victime expiatoire des péchés d’Israël. Par exemple, lors de Rosh Hashanah et de Yom Kippour, l’on prie Dieu qu’ il accorde Son pardon à la communauté d’Israël au lieu de la faire périr, en raison de l’obéissance d’Isaac au pays de Moriyya [20].
Spiegel rejette explicitement la thèse qui voudrait qu’Isaac soit une victime de substitution en raison d’une influence du christianisme. Tout au contraire, il affirme que cette idée est passée du judaïsme au christianisme, et que Paul en a été le passeur. Et quoique la comparaison n’apparaisse pas clairement dans les écrits de Paul, la manière dont il insiste au sujet du Christ comme parfaite expiation des péchés de l’humanité montre que pour lui, comme pour les premiers Pères de l’Église qui développaient explicitement la comparaison, l’Aqedah d’Isaac est un Golghota imparfait [21] ; Isaac est dit manquer du pouvoir de rédimer l’humanité parce ce qu’il n’est pas réellement mort sur son bûcher. À la différence, la mort expiatrice de Jésus lors de la Pâque permet la convergence de thèmes rédempteurs : Jésus est l’agneau parfait ; il est aussi un Isaac accompli. Seul son sacrifice est efficace.
À l’image de la Loi, Isaac préfigure la rédemption, mais ne l’accomplit pas. Jésus meurt pour les péchés des hommes, mais aussi et surtout pour le crime originel d’Adam.
Dans son étude sur le sacrifice d’enfant dans le judaïsme et le christianisme, Jon Levenson insiste sur l’importance du don gratuit : la meilleure des choses que l’on puisse offrir à Dieu ou les dieux. D’un certain point de vue, le « don » pourrait bien ne pas être entièrement gratuit. Il y a dans la Bible une insistance extrême sur l’ambivalence intergénérationnelle. L’histoire d’Abraham est à cet égard exemplaire. Il désire la bénédiction d’un héritier, mais pourtant lorsque son fils atteint l’âge d’homme, il entend la voix de Dieu lui ordonner d’offrir son fils en « holocauste » (Gen., 22, 2). Pouvait-on davantage engager Abraham dans l’obéissance gratuite ? L’histoire de Jepthée et de sa fille dévoile une ambivalence analogue, avec une plus triste issue (Jug., 11, 30 ; 11, 40).

le mythe du parricide primal

Ne négligeons pas l’histoire d’Œdipe, qui ne voulait aucunement tuer son père et épouser sa mère. Mais chacun de ses efforts pour échapper à son sort le rapprocha de la fatale rencontre à la croisée des chemins. Le conflit des générations circule dans l’un et l’autre sens.
Dans les relations parents-enfants, Sigmund Freud discernait une ambivalence universelle. Je déclare franchement qu’il y a eu des moments où cette ambivalence apparaissait dans mes relations avec Aaron et mes autres enfants, et eux envers moi. Elle est aussi présente dans la représentation biblique de Dieu. Le Père qui est au Ciel, s’il est l’aïeul bienveillant, est aussi un tueur d’enfants plein de colère. Le Dieu du christianisme exige ce même sacrifice, bien que ce soit Dieu en la personne du Fils qui s’offre à lui-même. Lorsque l’on considère la disproportion entre la petite offense, qui rendit mortels Adam et sa descendance, avec la rigueur des châtiments, il devient impossible d’ignorer le caractère infanticide du Dieu biblique ; à moins que quelque part, dans les replis de l’âme humaine biblique, ne loge la mémoire d’un crime suffisamment grave pour que les hommes aient un motif sérieux de craindre la vengeance du Père qui est au Ciel.
Freud croyait à la réalité d’un tel événement, qu’il qualifiait de « crime primal ». Il pensait que l’Eucharistie, telle que la concevait Paul, était en fait un drame qui redisait la catastrophe morale à l’origine de la civilisation, de la religion, et de la moralité. La tentative freudienne de reconstruction des origines de la religion par le mythe du parricide primal est extrêmement instructive, même si elle n’est pas vraie au sens littéral. Je souligne ce terme, mythe, parce que je crois qu’il peut nous aider à comprendre les passions impliquées dans certains aspects cruciaux du judaïsme et du christianisme.
En résumé, Freud dit qu’avant la religion et les institutions que nous connaissons, les hommes vivaient en hordes fermées, comprenant un père dominant despotique, le groupe des femelles son harem, et la troupe des jeunes mâles ses descendants. Le vieux mâle se réservait la totalité du harem, et maintenait sa domination par l’infanticide, la castration, et le bannissement de ses propres fils, ses rivaux potentiels. Finalement, conduits par leurs pulsions sexuelles, et désireux donc de s’approprier les femmes du père, les fils se regroupèrent, éliminèrent leur père, et dévorèrent son cadavre.
Mais le père que les fils admiraient et voulaient imiter était plus grand que celui qu’ils haïssaient et jalousaient. Ils aspiraient à être comme lui, jouissant de ses privilèges sexuels, et en même temps ils le tuèrent. Dans le mythe de Freud, les fils bannis résolvent la difficulté de tuer le père tout en voulant devenir comme lui par la consommation de son cadavre. Amour et haine étant intriqués dans cet acte primal, les fils ne remportent qu’une victoire à la Pyrrhus. Et la culpabilité les incitaint à nier la mort du père, ce qui ne faisait que compliquer et empirer les choses. Ils ne pouvaient oublier leur crime, ni la peur – pourtant réprimée – d’une vengeance de leur victime. Le déni ne laissait au groupe des frères aucun moyen rationnel d’évaluer la puissance du père mort ; la culpabilité les conduisit à lui attribuer des pouvoirs si extraordinaires qu’ il devint pour eux le Père qui est au Ciel. La définition implicite de Dieu chez Freud est à la foix paradoxale et nécessaire : le Père céleste est le premier objet de la criminalité humaine. Les hommes obéissent à sa « loi » parce qu’ils craignent, étant déicides, que Sa vengeance ne s’abatte sur eux.
En outre, comme les fils étaient incapables d’assumer leur crime ouvertement, ils ont été conduits à répéter sans fin leur acte intérieurement, sous la forme d’une confession inconsciente et dramatique. Cette répétition prit l’apparence d’un sacrifice au totem ancestral, ce que Freud considérait comme « peut-être la plus ancienne fête de l’humanité ». Il note que le totem animal était normalement sacro-saint, mais qu’en certaines occasions festives le groupe se sentait contraint de renouveler la scène en mettant à mort, mangeant, et déplorant la mort de l’animal vénéré comme l’ancêtre de la tribu.
Freud relève maints exemples d’animaux identifiés à des héros, des ancêtres, et des dieux, et affirme que le sacrifice du totem animal est en réalité un substitut du meurtre du père. Ce même processus d’identification se poursuit encore aujourd’hui dans les rêves, la littérature, le symbolisme religieux, les mythes, et les névroses. L’un des plus beaux exemples de cette identification dans l’histoire de l’art est le grand panneau d’autel de Van Eyck, à Gant en Belgique : « L’Adoration de l’Agneau mystique », où tous les personnages se tournent avec révérence vers la figure centrale, l’Agneau mystique, qui est bien entendu le Christ, « l ‘Agneau de Dieu ».
Le sacrifice du totem était ainsi ensemble une confession et un renouvellement du crime inconsciemment remémoré. Le remords et l’affirmation de soi y étaient mêlés comme l’avaient été l’amour et la haine dans le meurtre. Ce sacrifice du totem était également une expression de « l‘obéissance différée » au père assassiné. Les fils avaient rapidement compris qu’ils ne pourraient pas s’autoriser une pleine licence sexuelle avec les femmes du père mis à mort, sans déclencher de graves conflits entre eux. Ayant tué pour s’approprier les femmes, les fils s’imposèrent les restrictions sexuelles du père afin de préserver leur solidarité. Et on ne pouvait participer au sacrifice du totem, à savoir répéter symboliquement le meurtre originel, si l’on était coupable d’une violation du tabou de l’inceste nouvellement institué.
Nous ne pouvons pas suivre ici les multiples ramifications du mythe de Freud, mais notons cependant que la cène de la Pâque et l’eucharistie peuvent présenter des traits les apparentant au repas sacrificiel archaïque. Outre cela, la mort et la résurrection de la figure divine, Dieu après la mort de Dieu, est un élément crucial du mythe, comme l’est aussi, dans le récit chrétien, la mort et la résurrection de Dieu, ce qui à son tour renvoie à l’épisode de l’Aqédah et aux formes multiples du conflit intergénérationnel dans la religion sémitique archaïque.
La victoire sur les pires aspects et les plus périlleux de ce conflit a dû être un élément nécessaire du maintien de la civilisation. Il s’est toujours présenté l’issue qui consiste à diriger l’agressivité vers des personnes étrangères à un tel univers d’obligations morales, soit par la guerre, soit en tenant pour bouc émissaire une minorité sans puissance.
Ces stratégies sont cependant rarement efficaces. D’autres voies doivent être trouvées pour reconstituer toute la solidarité interne et la cohésion morale possibles dans la famille et au-delà. Les rituels religieux ne sont pas des moyens parfaits, mais ils confèrent – même pour le non-croyant – gravité et solennité à ce qu’ils célèbrent ou commémorent, ce que n’offre nulle autre institution. Et pour le redire, ils rendent la personne capable de métamorphoser le cours chaotique des choses en situation reconnue dans le tableau de l’existence.
Quelques trois cents personnes assistèrent aux obsèques d’Aaron, en majorité des chrétiens à l’exception de la famille proche. Et, comme chacun le comprit, la seule forme d’adieu appropriée à Aaron fut une cérémonie juive. Lorsque la dépouille mortelle d’Aaron fut mise en terre, je ne pus m’empêcher de penser à sa circoncision en son huitième jour, au pidyon ha-ben au trente-et-unième, ainsi qu’aux espoirs que j’avais fondés sur lui en tant que jeune père. Maintenant, c’en était fini. Cependant la tradition religieuse avait organisé les rituels d’adieu et de déploration en telle façon que notre famille put en retirer une certaine consolation. À Nassau, cette tradition avait rendu possible que des gens que je n’avais jamais rencontrés auparavant, amis et collègues de longue date d’Aaron, m’apportent quelque réconfort. Leur présence atténua dans une certaine mesure l’amertume de ces jours. À Fairfield, les amis m’offrirent leur consolation par le communautaire shiva-minyam, le service funèbre traditionnel, à notre domicile et à la synagogue. Sans la tradition, des gens auraient certainement présenté leurs condoléances, mais cela aurait été ad hoc seulement, et n’importe comment, cela à Fairfield et Nassau.
La mort de Dieu n’a rien de définitif.

Richard L. Rubenstein, « La mort de Dieu n’a rien de définitif », Les provinciales (lettre) n°82, mars 2009.

Richard L. Rubenstein a publié
La Perfidie de l’Histoire, Les provinciales, 2004 et
Jihad et génocide nucléaire, Les provinciales, 2010
Sur Richard L. Rubenstein, cf l’article de Michel Gurfinkiel ^

[1] On lira le récit de cette rencontre dans le chapitre « Le doyen et le peuple élu » in Richard L. Rubenstein, After Auschwitz : History, Theology, and Contemporary Judaism, 2e ed., John Hopkins University Press, Baltimore, 1992, pp. 3-13.

[2] Karl Barth, Church Dogmatics, (Théologie de l’Église), trad. G. Bromiley et al., T. and T. Clark, Edinbourg, 1957, II, 2, p. 235.

[3] Richard L. Rubenstein, After Auschwitz : Radical Theology and Contemporary Judaism, 1ère éd., Bobbs-Merrill, Indianapolis, 1966.

[4] Peter Berger, The Sacred Canopy : Elements of a Sociological Theory of Religion, Anchor Books, Garden City, NY, 1967, pp. 43-45.

[5] Cf. Erik H. Erikson, Identity, Youth, and Crisis, W. W. Norton, New York, p. 82, et Childhood and Society, W. W. Norton, New York, 1993, p. 247.

[6] Berger, op. cit., p. 44.

[7] La définition de la « nomisation » se lit chez Tim Jackson, Consuming Paradise ? – Unsustainable consumption in cultural and social-psychological context, Center for Environmental Strategy, University of Surrey, UK.

[8] Cf. Arnold van Gennep, The Rites of Passage, University of Chicago Press, Chicago, 1960 ; éd. française, Les rites de passage, éd. Picard, 1992.

[9] En français dans le texte.

[10] After Auschwitz, 2e éd. op. cit., pp. xii-xiii.

[11] Pour cette traduction nous avons suivi la traduction œcuménique de la Bible dite TOB. NdT.

[12] The Jewish Study Bible , Tanakh Translation, Oxford, New York, 1985.

[13] Ce sujet est traité avec art et compétence par John Levenson, The Death and Resurrection of he Beloved Son, Yale University Press, New Haven, 1993.

[14] Levenson, op. cit., p. 5.

[15] Idem, p. 45.

[16] Je décris en détail la cérémonie pidyon ha-ben dans R. L. Rubenstein, Power Struggle : An Autobiographical Confession, Charles Scribner’s Sons, New York, 1974, pp. 112-3.

[17] Cf. W.O. E. Oesterley, Sacrifices in Ancient Israel, Their Origin, Purposes and Development, Hodder and Stoughton, Londres, 1937, pp. 99 sqq. La Pâque à l’origine pourrait avoir été une nuit de printemps et de pleine lune, une fête des nomades du désert. D’autres autorités font la distinction entre une ancienne fête agraire des pains sans levain de Canaan, et le sacrifice de l’agneau pascal, vraisemblablement une offrande des pasteurs du désert.

[18] Shalom Spiegel, The Last Trial, trad. Judah Golden, Schocken, New York, 1970.

[19] Spiegel, op. cit., p. 33 sqq. Spiegel cite le Midrash Shibbole ha-Leket, Inyan Tefillah, 18, éd. S. Buber, 9a.

[20] Cf. par exemple : « Puisse les liens [Aqedah] avec lesquels notre père Abraham lia son fils Isaac sur l’autel devant Toi, et de même qu’il réprima [Abraham] sa miséricorde pour accomplir Ta volonté de tout cœur, fasse que Ta miséricorde suspende Ta colère envers nous. » High Holiday Prayer Book, éd. Morris Silverman, Prayer Book Press, Hartford, 1951, p. 165.

[21] Spiegel, op. cit., p. 84 ; cf. Hans Joachim Schoeps, Paul : The Theology of the Apostle in the Light of Jewish History trad. Harold J. Knight, Westminster Press, Philadelphie, 1961, pp. 141-149.

 

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« La Shoah par balles » (propos recueillis par Michel Gurfinkiel)


Un prêtre catholique, le père Patrick Desbois, est en train de révolutionner l’histoire de la Shoah « à l’est » : en Ukraine et dans les autres territoires soviétiques occupés par les forces allemandes à partir de juin 1941.


Michel Gurfinkiel. — Un prêtre catholique qui se consacre à la redécouverte de la Shoah en Ukraine. A priori, c’est surprenant…

Patrick Desbois. — Ca s’est fait un peu par hasard. Mon grand-père, prisonnier de guerre français, avait été transféré pour insubordination au Stalag 325 de Rawa-Ruska, à la frontière de la Pologne et de l’Ukraine actuelles. Une expérience qui l’a marqué à jamais. Quand les Français sont arrivés dans ce camp, ils ont appris que les « locataires » précédents, des prisonniers de guerre soviétiques, venaient d’être « liquidés ». Ils ont ensuite vu journellement des exécutions de juifs. Il y avait quelque chose de tellement infernal dans cette situation qu’ils ont fini par demander un beau jour au commandant allemand d’être fusillés, eux aussi. Cet officier a posé la question à Berlin : on lui a répondu que la politique du Reich était, pour l’instant, de reconnaître aux Français, à la différence des Soviétiques et des juifs, le bénéfice des conventions de Genève. Vous comprendrez aisément que, lors de l’effondrement de l’URSS, en 1991, je ne pouvais pas ne pas me rendre sur place. Pour voir ce qu’il restait de l’enfer, près d’un demi-siècle plus tard.

— Et qu’avez-vous vu ?

— Personne ne semblait savoir exactement où les juifs avaient été massacrés, où se trouvaient les fosses communes… J’ai dû mener une véritable investigation policière. Interroger beaucoup de gens, avec l’aide du prêtre local. Recouper les indications. Rencontrer des personnes très âgées, qui avaient été des témoins oculaires. Finalement, j’ai retrouvé ces fosses : elles étaient cachées dans des taillis, invisibles. Je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose pour marquer leur emplacement, préserver leur souvenir.

— Et puis ?

— Et puis les choses ont pris de l’ampleur. Je suis allé sur le site d’autres massacres. Comme à Rawa-Ruska, l’oubli était en train de s’installer : un repérage d’ensemble, portant sur l’ensemble de l’Ukraine, semblait donc nécessaire. Mais ce n’était pas tout. A travers les recherches sur les fosses communes, j’entendais des choses extraordinaires sur les massacres eux-mêmes, la façon dont ils avaient été organisés et perpétrés. J’ai compris que des pages cruciales de l’histoire de la Shoah étaient à réécrire.

— Pourquoi ?

— Le travail historique « classique » sur la Shoah a porté essentiellement sur les pays occidentaux, à commencer par l’Allemagne, et certains pays communistes d’Europe centrale et orientale, notamment la Pologne, où la plupart des camps nazis étaient situés. Mais l’URSS, jusqu’en 1991, était « hors champ ». Il était très difficile de s’y rendre, et plus encore d’y mener une enquête à caractère historique. En outre, le concept même d’un Holocauste ou d’une Shoah, c’est-à-dire d’un génocide des juifs, n’y avait pas cours : officiellement, les « fascistes » allemands n’avaient tué que des « citoyens soviétiques ». Résultat : beaucoup de choses restaient floues, ou étaient sous-estimées. On savait, en gros, que Himmler avait envoyé dans les territoires soviétiques occupés des unités mobiles chargées de l’extermination des juifs, les fameux Einsatzgruppen. On évaluait les victimes de ces opérations – au fusil et à la mitrailleuse, d’où le nom de « Shoah par balles » – à quelques centaines de milliers de personnes, un million au plus. On avait répertorié les sites des massacres, et l’on disposait parfois de photos terrifiantes prises sur lors de certaines exécutions. C’était apparemment beaucoup. Mais c’était en fait très incomplet par rapport aux connaissances dont on disposait sur la Shoah à l’Ouest.

— Les Soviétiques avaient pourtant fait une enquête de terrain dès 1944 ?

— Oui. Au fur et à mesure où ils reprenaient le contrôle des régions conquises par les Allemands en 1941 et en 1942, les Soviétiques constataient la disparition de populations civiles, découvraient des charniers, recueillaient des témoignages. De nombreux rapports ont alors été établis. Ils ont été utilisés au procès de Nuremberg ou en vue de la rédaction d’un document d’ensemble soviétique sur les crimes nazis, le « Livre Noir ». Mais ensuite, ils sont tombés dans l’oubli. Staline et ses successeurs les ont retirés de la circulation parce qu’ils allaient à l’encontre de la thèse officielle de massacres « antisoviétiques ». Les historiens occidentaux ont cessé de les utiliser parce qu’ils craignaient des falsifications du KGB, comme cela s’était produit dans le cas du massacre de Katyn. Aujourd’hui, avec le recul et compte tenu de l’on découvre en Ukraine, les rapports soviétiques initiaux suscitent à nouveau beaucoup d’intérêt. 80 % au moins de leur contenu semble avoir été vérifié.

— Comment enquêtez-vous ?

— Je travaille avec une équipe de onze personnes, toujours les mêmes. En moyenne, nous effectuons cinq voyages par an. Chacun de ces voyages dure une quinzaine de jours. Jamais plus, car le stress physique et moral est considérable. Presque rien n’a changé en Ukraine depuis la fin de la guerre. Imaginez une campagne immense, des routes à peine carrossables, des conditions de vie primitives, des habitations dépourvues de tout confort moderne, une paysannerie qui n’a pas encore très bien compris sous quel régime elle vivait aujourd’hui, des tensions toujours présentes entre ceux qui étaient restés fidèles à l’URSS en 1941 et ceux qui s’étaient ralliés aux Allemands. Imaginez un pays sans panneaux indicateurs, sans cartes fiables, où la plupart des gens ne savent même pas le nom de villages distants d’une dizaine de kilomètres. Nous arrivons sans prévenir, afin que personne n’ait eu le temps d’exercer des pressions sur les témoins éventuels. Les prêtres locaux, catholiques, uniates ou orthodoxes selon les régions, sont en général notre premier contact. Ils font savoir qu’un prêtre français et son équipe veulent rencontrer des personnes ayant assisté au massacre des juifs ou ayant reçu des informations à ce sujet. Cela rassure : l’essentiel, pour ces populations, est que nous n’appartenions pas « au KGB », ou à ce qui a pu lui succéder. Une fois ce point acquis, les gens viennent nous parler ou nous indiquent qui pourrait parler. Très simplement, sans difficulté. Nous photographions les personnes, nous filmons l’entretien. En fonction de ce qu’on nous a dit, nous localisons le site véritable des massacres, et donc des fosses communes, qui n’est souvent pas celui où l’on a érigé un monument ou une stèle à l’époque soviétique. Nous y cherchons d’autres indices : les douilles des tireurs allemands, par exemple. Et nous les trouvons. Notre but est de réunir, sur chaque massacre, le maximum de preuves tangibles et convergentes.

— Qui finance vos voyages ? Qui assure le contrôle scientifique de vos enquêtes ?

— Notre travail est placé sous l’égide de Yahad-In Unum (« Ensemble », en hébreu et en latin), une association judéo-chrétienne créée à cet effet. Nous bénéficions de l’appui de l’Eglise de France, du rabbin Singer du Congrès juif mondial, de la Fondation de la Mémoire de la Shoah (FMS), du Centre de documentation juive contemporaine (CDJC), du Musée national de la Shoah, du National Holocaust Memorial américain. Le suivi scientifique est assuré par ces mêmes institutions et par diverses universités. Les matériaux réunis au cours de nos enquêtes, qu’il s’agisse des enregistrements des témoignages personnels, des compte rendus de recherche sur le terrain ou d’objets, leur sont confiés.

— Sur combien de sites avez-vous enquêté ?

— Nous avons repéré 2400 sites en Ukraine et nous en avons étudié plus de 600. Plus nous avançons dans nos recherches, plus nous découvrons de nouveaux sites. Nous avons commencé à travailler en Transnistrie, dans l’ancienne Moldavie soviétique. A terme, nous voudrions couvrir également la Russie actuelle et la Biélorussie. Le temps presse. Les derniers témoins oculaires de la « Shoah par balles » ont entre soixante-dix et quatre-vingt-dix ans.

— Qu’avez-vous appris de nouveau sur cette Shoah ?

— Enormément de choses. D’abord, le modus operandi des massacres. Contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas les juifs qui ont creusé leurs propres fosses, mais les paysans, mobilisés pour l’occasion. Ce sont les paysans, également, qui ont transporté les juifs sur le lieu de l’exécution, dans leurs carrioles. Les enfants ukrainiens étaient requis pour trier les vêtements des juifs. D’autres paysans ou paysannes devaient préparer la nourriture pour les exécuteurs. Dans de nombreux cas, les massacres n’ont pas été effectués par les Allemands, mais par des supplétifs ukrainiens, sous la surveillance des Allemands. En d’autres termes, une grande partie de la population rurale ukrainienne a assisté au génocide et une petite partie y a participé. De même, il ressort des témoignages que nous avons recueillis que les forces allemandes régulières, et pas seulement les Einsatzgruppen, ont participé d’une façon ou d’une autre aux massacres, ne serait-ce qu’en coupant les routes pour empêcher les juifs de s’enfuir, ou y ont assisté. On est très loin d’un crime commis dans une semi-clandestinité.

— Les Ukrainiens se sont-ils prêtés au génocide par antisémitisme ?

— Il y a eu des cas où la population locale a tué les juifs avant même que les Allemands ne soient là. Il y a celui des supplétifs ukrainiens, ou des prisonniers de guerre engagés dans la Waffen SS, qui ont participé activement au génocide. Le reste de la population a effectué des taches matérielles sous la contrainte. Certaines familles ont tenté de sauver des juifs. S’ils étaient découvert, c’était la torture et la mort. On nous a rapporté le cas d’une famille qui avait caché un enfant juif. Le commandant nazi local ne s’est pas borné à la faire fusiller : les cadavres des membres de cette famille ont été dépecés, et chaque morceau a été planté à une entrée différente du village, pour l’exemple.

— Autres découvertes ?

— Une autre idée reçue, c’est que la « Shoah par balles » aurait été en quelque sorte une Shoah « improvisée », menée dans l’urgence et au milieu des combats, à la différence de l’extermination quasi-industrielle menée à l’Ouest. Nous avons découvert qu’il n’en était rien. Tout était planifié, organisé dans le moindre détail, exactement comme à l’Ouest. Les Allemands prenaient bien soin de vérifier sans cesse l’identité juive des personnes qui allaient être exécutées : si un non-juif se trouvait là par erreur, il était immédiatement libéré (nous avons rencontré des personnes passées par cette épreuve). Les cas « douteux » au regard de l’idéologie nazie – demi-juifs, ethnies dont l’origine juive n’était pas certaine – bénéficiaient de sursis. Les « actions » étaient menées selon un plan géographique précis : les Allemands commençaient par les zones les plus proches du front puis remontaient vers l’arrière. Ils recouraient à des ruses psychologiques pour s’assurer de la docilité des victimes : la plus courante étant de les convoquer pour une « évacuation vers la Palestine ». En définitive, la seule différence avec la Shoah occidentale, ce sont les méthodes, plus appropriées aux conditions locales et beaucoup moins coûteuses.

— Vous pensez que le nombre total des victimes est plus élevé qu’on ne pensait jusqu’à présent ?

— Certainement. Certains massacres n’ont pas été pris en considération. D’autres ont été sous-évalués. Nous pensons que le total des victimes de la Shoah va au-delà du chiffre de six millions.

— Il y a eu des révoltes dans les ghettos, dans certains camps… Pas en Ukraine ?

— Le problème ne se pose pas comme cela. En fait, la plupart des hommes juifs valides se sont battus : ils avaient rejoint l’Armée rouge ou formé des maquis à l’arrière des Allemands, les fameuses unités de « partisans ». C’est surtout le reste de la population juive qui a subi la « Shoah par balles » : les personnes âgées, les enfants, les femmes.

— Que deviennent les sites des fosses communes, une fois que vous les localisez ?

— Nous menons notre action conformément à la loi religieuse juive, en liaison avec la yéshivah du Rav Schlesinger, de Londres. A priori, il nous est interdit de déranger les morts dans leur sommeil, et donc de procéder à des exhumations ou à une éventuelle réinhumation. Mais nous avons été en mesure de rapporter des faits nouveaux, comme le pillage des fosses : plus de soixante ans après le massacre, il y a encore des gens qui cherchent des dents en or ou d’autres objets de ce type. Selon les autorités rabbiniques, cela peut rendre nécessaire de nouvelles mesures. A titre personnel, je souhaite que les sites soient délimités, érigés officiellement en lieux saints, préservés. Les Allemands sont en train de réensevelir leurs morts de la Seconde Guerre mondiale, y compris les SS, dans des cimetières militaires magnifiques, à travers toute l’Ukraine. Je n’ai rien a priori contre de tels cimetières. Mais il serait inacceptable que pendant ce temps, les restes des victimes s’enfoncent dans une boue anonyme.

© Michel Gurfinkiel et Le Journal des Communautés, 2007

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« La seule rançon, la seule création positive »

« L’homme européen, en un sens qui n’a pas été envisagé à Rome, ne se trouve pas éminemment en Europe, ou n’y est pas éveillé. Il est, paradoxe et scandale, en Israël ; c’est en Israël que l’Europe profonde sera battue, « tournée », ou gardera, avec son honneur, le droit à durer. […]
En quoi, pourquoi Israël est-il l’Europe ? Certes par l’origine de ceux qui ont bâti son État, imposé les conditions du rassemblement de son peuple. Mais cela ne suffirait pas, si l’Europe historique, d’où étaient revenus ces revenants, n’avait été elle-même modelée sur l’histoire du peuple hébreu, n’avait repris la mission du peuple de Dieu dans une « chrétienté ». La couronne du Saint Empire portait l’effigie de David et celle de Salomon, la politique de nos rois en France – avant Bossuet, de l’aveu même de Machiavel – était « tirée de l’écriture sainte », et les nations, jusque dans l’hérésie jacobine et révolutionnaire, imitaient un dialogue immortel entre la naissance et l’obéissance au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. [1]
L’échec final de la Chrétienté en Europe, et de sa « mission » sur les autres continents, rendant apparemment vaine la diaspora, la dispersion du peuple juif, permettant à de modernes empires de prétendre que la croix elle-même avait été vaine, restituait nécessairement aux Juifs leur charge originelle, l’idée de cette charge, transformée par l’aventure de vingt siècles. Échec déjà évident autour de la première guerre mondiale qui justifia la première entreprise sioniste, mais combien plus éclatant et terrible avec la seconde et l’entreprise démoniaque du germanisme hitlérien. Toute l’Europe en fut victime, mais nul peuple, nulle communauté comme les Juifs ; s’ils avaient espéré que l’échec du Christ et de la Chrétienté les libérerait, les assimilerait, si les « libéraux » ou « révolutionnaires », parmi eux avaient contribué puissamment à cet échec selon le monde, bref s’ils étaient souvent restés « Juifs charnels » selon Saint Paul, à mesure que les chrétiens le devenaient, l’atroce massacre désabusait à jamais les survivants, autant que les chrétiens antisémites : la croix gammée avait bien élevé sa prétention abominable contre la croix du Christ, et c’est d’un même Dieu, le Dieu judéo-chrétien qu’elle avait proclamé la mort, avec un sérieux pratique supérieur à toutes les mythologies du marxisme ou de l’existentialisme athées.
La création de l’État d’Israël fut la seule rançon, la seule création positive répondant à l’horreur infinie de la seconde guerre mondiale. Cette guerre finalement « victorieuse », libérant quelques-unes des nations opprimées, consacrant ou renouvelant la servitude de beaucoup d’autres, n’a symboliquement et directement produit que cette liberté-là. Elle a donné aux « Européens » qui avaient le plus souffert de l’entreprise contre ce qui restait de la Chrétienté (paradoxalement aux Juifs qui, dispersés, étaient, dans la vraie conception du monde ancien, une part significative de cette Chrétienté, même quand ils étaient persécutés par elle), le droit à exister comme État et dans l’histoire.
Oui l’Europe qui avait, par la première guerre mondiale, perdu sa primauté réelle, devait, par la seconde, en perdre jusqu’aux restes et aux apparences. Et les perdre au profit de deux images d’elle-même accomplies en cauchemar, des deux puissances issues de deux « diasporaï » de l’ancienne Chrétienté, celle des « pères fondateurs » de l’Amérique, pèlerins du Mayflower, et celle des prophètes de la révolution accomplissant, ou abolissant, leur rêve dans la nouvelle Russie.
Quelque puissance limitée, au niveau des nations, et quelque ferment de son ancienne grandeur selon l’esprit, lui restaient ; mais non comme Europe, et nullement comme effet de la « victoire ». L’unique nouveauté qui eût son visage, qui ressemblât à ses douleurs, qui réunît ses espérances, ce fut Israël. L’extraordinaire (hors d’un ordre chrétien qui n’avait pas réussi à modeler l’histoire, mais fidèle à l’origine même de cet ordre) n’était pas demeuré impossible. Et les chrétiens de nos antiques nations ne pouvaient voir en ce retour une contradiction à leur espérance en la conversion finale du dernier Juif, qui doit précéder la « parousie » : d’abord parce que l’État d’Israël ne rassemblerait jamais tous les Juifs ; ensuite parce que la nature fondamentalement théocratique de cet État, son enracinement dans le sacré, en dépit de toutes les grimaces laïques et démocratiques, constituaient par eux-mêmes une sorte de « conversion », et une promesse de retour à la source première, où la naissance et le Christ ne s’opposent pas, mais fondent ensemble la « nation », pour les autres peuples enracinés dans l’histoire chrétienne. »

[1] « L’homme européen ne se trouve pas éminemment en Europe, ou n’y est pas éveillé. Il est, paradoxe et scandale, en Israël. » : « Cette proposition, elle-même “scandaleuse”, ne surprendra pas ceux qui nous lisent depuis douze ans » – écrivait encore Boutang dans ce numéro 598 de La Nation Française – « je l’ai développée l’autre mercredi (N°597 du 25 mai 1967), mais elle n’a cessé de mûrir en nous depuis longtemps, malgré les réticences et les préjugés. L’événement de l’automne 1956 et ses suites avaient permis de la pressentir. La répétition tragique d’aujourd’hui en apporte la preuve » (1er juin 1967, à la veille de la guerre des Six Jours).

On venait de célébrer le dixième anniversaire du traité de Rome, et Boutang ne croyait guère aux acquis de cette Europe-là : « Rien, absolument rien, ne permet de dire qu’au cours de cette décennie, l’homme “européen” aura fondé ou esquissé un avenir, qu’il aura mieux compris sa destinée. Il y a même de fortes raisons pour supposer le contraire. Et la première, la plus tragique, risque d’être l’attitude de l’« homo europæus » en face d’Israël et de la menace d’aujourd’hui. »

Pierre Boutang avait fondé l’hebdomadaire La Nation Française en 1955, avec Michel Vivier, et il en fut le directeur politique et le ponctuel chroniqueur jusqu’à son six cent quatrième et dernier numéro (13 juillet 1967).

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« La nouvelle alliance entre Juifs et chrétiens », selon Michaël Bar-Zvi.

Après la mort de Pierre Boutang, et surtout peu après le début de la « deuxième intifada », j’ai contacté Michaël Bar-Zvi à Tel Aviv pour l’inviter à prendre part à notre effort de redressement des mentalités (comme disait Ionesco) ; il m’a aussitôt répondu ceci : « Malgré les difficultés que vous pouvez imaginer, je suis décidé à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour convaincre que Pierre Boutang et sa pensée permettent de fonder une nouvelle alliance entre juifs et chrétiens. J’ai lu avec attention votre revue et je crois que vous avez compris cet aspect de sa philosophie et de son engagement. Ceux qui l’ont connu de près, comme moi, savent que c’est essentiel. Ma relation avec lui pendant plus de trente ans me permet sans aucun doute de parler de lui avec une tendresse et une fidélité presque filiales. » (Boutang avait été son professeur de philosophie au lycée Turgot en 67-68.)
Après quoi il rédigea de nombreux textes de circonstances pour Les provinciales et nous avons réédité son livre sur Le Sionisme (2002) et publié sa thèse, Être et Exil, philosophie de la nation juive (2006) qui n’enfoncent pas exactement des portes ouvertes : « Le nationalisme se fonde sur l’idée que ce qui nous semble premier et légitime possède une puissance telle que nous devons le préférer à toute autre réalité. Ainsi le père est non seulement aimé comme tel mais il devient mon préféré dans l’ordre du monde. Vouloir garder cette préférence c’est être nationaliste. »

Puis ce fut Éloge de la guerre après la Shoah (pourquoi la guerre a commencé le 8 mai 1945, chez Hermann, 2010), Israël et la France, l’alliance égarée (2014), Pour une politique de la transmission, réflexions sur la question sioniste (2016), et nous préparions la mise à jour de sa très nécessaire Philosophie de l’antisémitisme. Mais il y a eu aussi ses importantes postfaces à la réédition des textes de Boutang sur La Guerre de six jours (2011) et La Politique, la politique considérée comme souci (2014), « ce livre lu au début de l’année 68, qui m’a servi de bouclier absolu contre les fascismes de droite comme de gauche, une sorte de vaccin contre toute tendance à accepter une forme quelconque d’idéologie totalitaire » – ainsi que tous les livres dont il a soutenu la publication pour donner un contexte à l’héritage gréco-hébraïque de Pierre Boutang : ceux de Jabotinsky, Ghislain Chaufour, Richard L. Rubenstein, Henri Du Buit, Pierre-André Taguieff, Fabrice Hadjadj, Yoav Gelber, Richard Millet, Sébastien Lapaque et surtout Bat Ye’or.
Michaël Bar-Zvi nous a ainsi donné, en France, une œuvre essentielle, qui complète son action en Israël : sa philosophie de la royauté et de l’appartenance à un peuple auquel donner tout « ce qu’il nous reste d’être », la transmission et la guerre étant l’expression des plus hautes vertus humaines face à la violence barbare. Né à Paris en 1950, il se trouve que c’est à Paris qu’il a livré avec noblesse et parfaite maîtrise de soi sa dernière bataille contre la mort il y a huit jours, puis il a été rapatrié et enterré à Tel Aviv dans la terre rouge et la lumière rasante du soir, chef de file héroïque enveloppé dans son châle de prière d’un vrai peuple qu’il a contribué à armer contre l’adversité, la stupidité des hommes, l’oubli et leur manque de cœur.
Un de ses derniers textes, sa belle contribution au Dictionnaire des conservatismes, anéanti l’illusion rétrograde de ceux qui prétendent ignorer ou réduire Israël à une affaire lointaine. « L’homme européen ne se trouve pas éminemment en Europe, ou n’y est pas éveillé, écrivait Boutang dès 1967. Il est, paradoxe et scandale, en Israël ; c’est en Israël que l’Europe profonde sera battue, “tournée”, ou gardera, avec son honneur, le droit à durer ». Michaël Bar-Zvi aura mis toute sa vie pour lui répondre précisément ceci : « Je crois que la pierre de touche de la nouvelle alliance est la délivrance d’un secret passage de l’exil à l’être, c’est en cela que le paradigme du peuple juif est à la fois national, lié à une terre, non comme une possession mais comme une demeure de l’être (ça sonne un peu heideggerien, tant pis) et ontologique, parce que sans le désir métaphysique défini par Levinas comme une sortie de soi, comme une aventure vers l’absolument autre, il ne saurait y avoir de morale politique… »

Olivier Véron

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« Aimez-vous les uns les autres » : petit essai de théologie politique

Héritière de l’empire d’Alexandre et d’un empire romain à bout de souffle, l’Europe chrétienne a d’abord eu deux têtes, Byzance et Rome ; mais le prestige impérial s’étiola à l’intérieur du christianisme même, et les charges administratives et militaires redevinrent fatalement inopérantes dans un empire trop grand où s’éveillait la personne en tant qu’esprit, image et temple divins : elles entraînèrent la chute de Rome sous la menace des barbares puis de Constantinople sous le joug ottoman. Ce furent les nations qui émergèrent en Europe et se constituèrent en États souverains autour de langues, de territoires et d’histoires nationales, constituant peu à peu la forme propre de la chrétienté et sa force éclatante dans le monde.
Le Christ s’il est roi (or messie veut dire roi) expose une autre idée de la souveraineté que celle de n’importe quel empereur et de ses obligés. Boutang précisera : « Il n’y a pas de pouvoir chrétien, mais une modification chrétienne du pouvoir ». « L’exousia (ἐξουσία), le pouvoir véritable, est l’acte de déposer sa vie par amour », explique-t-il. Le souverain (chrétien) authentique est donc celui qui porte en lui le souci de son peuple, identifie en lui jusqu’à la mort ce souci avec sa propre vie, et porte ainsi ce peuple à être et à durer.
L’expansion des croisades, dont la France particulièrement (et ses rois) tirerait un rayonnement universel, ne serait donc pas une résurgence des puissances païennes civilisatrices, mais procéderait au contraire de cette « modification du pouvoir» et de la force du sentiment national de défense autonome qu’elle implique : la chevalerie. (…)

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UN CATHOLIQUE SIONISTE

Certains suscitent des épigones, répétiteurs adulateurs, commentateurs sans distance, d’autres sont des maîtres dont la destinée est de n’être pas suivis : ils autorisent par leur regard, leur charge et marche des croissances personnelles libres, des itinéraires singuliers, et des amitiés. Le titre de ce livre imite celui d’un chapitre du Maurras de Boutang : « Dans le regard de Péguy » ; « Regarder, c’est prendre en garde en retour, revenir en arrière pour garder », écrit Boutang. Le livre d’Olivier Véron (ainsi que ses exercices d’éditeur) entend garder un « catholicisme sioniste » ouvert par « le philosophe catholique nationaliste sioniste Pierre Boutang ». Dire que Boutang est « de droite » égare : il n’appartient pas à la société ou civilisation industrielle actuelle – qui réduit tout à « savoir vendre, pouvoir vendre, vendre ! » (Balzac), et installe un camp de travail européen et mondial, usine et supermarché, avec quelques cages dorées promouvant l’envie, contre les nations, asservissant les personnes, athée et nihiliste. La droite en France et en Europe est affairiste, négociante, avare et gourmande (« goulavare », dit Boutang), et ne conçoit rien de plus grand que le progrès des techniques mécaniques engendrant bénéfices et profits. Il arrive qu’elle s’orne de théories – saint- simonisme, malthusianisme et darwinisme, racisme, calvinisme réformé jouisseur, etc. – ces parures accusent sa mesquinerie et cruauté, ainsi que son indifférence aux beautés gratuites et aux grâces de la présence divine. (…)

Ghislain Chaufour, Commentaire

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Si tu te fais vraie

allia couvr

Pierre Boutang et le sionisme

Je ne cesse depuis la mort de Pierre Boutang de repenser au lien qui nous a unis pendant plus de trente ans, et je sais que la question d’Israël y tient une place essentielle. Au-delà de la profonde admiration de ma part et de son indéfectible amitié pour moi, je crois que la relation annonçait en métaphore une nouvelle alliance que j’ai évoquée à plusieurs reprises entre Juifs et Chrétiens, la Techouva dont parlent Nos Sages et qui dit réponse là où l’homme essaie de réparer. De 1967, année de notre rencontre, à sa mort, c’est dans ce dialogue, dans cette réparation et dans l’attente de la nouvelle arche que Pierre Boutang s’est placé. En exergue de mon intervention je souhaiterai citer les deux petites strophes du Poème delphique qui se trouve dans la note de « l’Oraison pour une fin de l’été » reprise dans l’Apocalypse du désir (1) :

si tu te fais juive
pour refuser le dieu venu
pour tuer tout le faux des dieux
et même pour retrouver les eaux vives
des jours de l’origine
je me ferai amalécite
je ravagerai les plaines,
y étant descendu.

je meurtrirai l’ancien corps de ta haine
du dieu qui n’est pas venu
je mettrai sur la croix ton ignorance
j’enfoncerai ton refus avec les épines
du chemin que j’ai parcouru
où j’ai meurtri mes pieds,
rêvant d’anéantir ton ombre qui dit non.

mais si tu te fais vraie
non aveugle
d’un seul éclair sur ton temple réel
si tu te retrouves
fais renaître
l’ancien corps gardé de serpents
de l’enfant Apollon plus vrai dieu dans ses sources
alors je me ferai juif
pour mêler ma prophétie criarde à ton oracle net _ ensemble nous irons _ juif neuf et Pythie non diseuse
ravager, extirper sur les pentes
mes vergers incertains de haine amalécite
si tu te fais vraie.

Sans entreprendre ici une analyse de la relation de Pierre Boutang au judaïsme, je souhaite à la lueur de ces deux strophes proposer ma perception de sa vision du sionisme, que je ne peux m’empêcher d’appeler « vers Sion », dans la mesure où elle est aussi « ma version ». Comme beaucoup, il a connu le sionisme d’abord par ses réalisations politiques, sociales et économiques avant de le connaître en tant que philosophie nationale. Pressentant qu’il y avait dans le sionisme le ferment d’un héroïsme juif, il en accepta l’augure et prit avec courage les positions que l’on sait, notamment au moment de la guerre des Six jours de 1967. Dès lors, il commença à mon sens une approche nouvelle du nationalisme juif. Trois « sionistes », à ma connaissance, ont impressionné son jugement. Bernard Lazare, rencontré à travers Maurras et l’Affaire Dreyfus, qu’il retrouva ensuite au moment de la rédaction de son livre sur le fondateur de l’Action Française (2), et dans lequel il montre l’erreur du maître sur le personnage de Bernard Lazare. Puis Theodor Herzl, connu à travers deux livres, L’État des Juifs et Altneuland (Terre Nouvelle – Terre Ancienne). Ce dernier texte, moins connu, est un récit utopique sur le futur État juif, et présente notamment une critique acerbe des régimes à faiblesse démocratique. Enfin Zeev Jabotinsky, le fondateur du mouvement révisionniste au sein du mouvement sioniste, organisateur avec Joseph Trumpeldor de la première armée juive moderne, traducteur en hébreu de Poe et de Baudelaire et que Pierre Boutang connut par mon intermédiaire. Plusieurs textes de Jabotinsky ont été traduits en français pour ma thèse, notamment l’article « Le Mur de fer », texte fondamental du nationalisme juif et « Le Front de la guerre juive » dans lequel Jabotinsky initie une différence entre l’antisémitisme des hommes et l’antisémitisme des choses, et propose une autre approche de la relation du peuple juif à l’histoire. Le sionisme livre à travers Herzl, Lazare et Jabotinsky le secret d’un autre retour. Pas le simple retour à la terre, mais la redécouverte de l’honneur, celui de Lazare allant au duel avec Drumont, ou la belle expression de Jabotinsky « Yehudi Ben Melekh » – « Chaque juif est un Prince », ou encore la phrase de Herzl dans son Journal « …Juif qui est aujourd’hui un terme d’opprobre, deviendra un titre de noblesse… » Cette nouvelle seigneurie de soi-même recueillie dans l’aventure sioniste, Pierre Boutang l’a saisie dans toute sa grandeur et son humilité à la fois. Ce nouvel héroïsme ne s’arrête pas à un roman de chevalerie, pour reprendre le titre de sa préface à sa traduction de L’Auberge Volante (3) et dans laquelle il dit à propos de l’Irgoun et du groupe Stern, je cite « (..ils) renouaient brutalement avec une autre et profonde réalité. » On ne saurait trop encourager ces jours-ci à la lecture de cet ouvrage prémonitoire. Et cette seigneurie ne provient pas de l’attribution d’un certificat d’autochtonie ou de la capacité retrouvée de mouvoir une charrue sur un sillon familier, mais d’un retour à l’origine. Je cite Herzl, juif assimilé, dans son discours inaugural au Premier Congrès Sioniste : « Le sionisme représente le retour des Juifs au judaïsme avant que de représenter leur retour à la terre juive ». Le premier combat du sionisme a été celui de cette armée de « schnorrers » (mendiants) et de miséreux, tels que les désigne Theodor Herzl, contre la finance. Bernard Lazare, lui aussi rejeté par les milieux du Capital, verra dans le sionisme cette lueur pour les pauvres et les bannis, la renaissance d’une dignité perdue. Décrivant la Jérusalem nouvelle, Herzl y voit le moyen afin « que mon peuple, enfin ne soit plus le sale juif, mais le peuple de la lumière qu’il peut être ».
Le peuple juif n’est pas seulement « désorienté » par deux mille ans d’exil, mais il y a perdu parfois son judaïsme, remplacé par d’autres symboles dont Pierre Boutang a raconté l’histoire dans la fable du potier (4). Le sionisme, dans son aventure première, s’est placé dans cette guerre des signes, à partir de laquelle la libération nationale sera possible. Guerre intérieure ou perversion, voici un texte qui illustre bien cette problématique : « Qui est donc ce Youpin ? Un personnage, mes chers amis, qui revient régulièrement, le redoutable compagnon du Juif, dont il est si inséparable qu’on les a toujours confondus. Le Juif est un être humain comme les autres, ni meilleur ni pire… Le Youpin est par contre une caricature de la nature humaine, quelque chose d’inqualifiable, de vil et de répugnant. Ce qui suscite chez le Juif de la peine ou de l’orgueil ne soulève chez lui qu’une lâche terreur ou une grimace sardonique… Le Youpin est la malédiction du Juif. » Ce texte n’est pas issu de la Libre Parole de Drumont ou d’un roman de Céline, mais d’un article de Herzl dans le journal Die Welt paru le 15 Octobre 1897. Le sionisme a mené de front ces deux combats, donner, comme l’on dit aujourd’hui, une autre image du juif et rattacher le peuple à sa terre ancestrale. En se redonnant noblesse et honneur, le peuple juif peut prétendre à renouer les liens avec son passé. En visite chez Pierre Boutang, j’avais remarqué que dans son exemplaire de L’État des Juifs, il avait tracé un trait comme à son habitude le long de cette phrase : « S’il existe sur terre des prétentions légitimes à la possession d’un territoire, tous les peuples qui croient à la Bible devraient reconnaître ce droit aux Juifs ». Théocratie au sens propre, reprise du pouvoir par le peuple là où Dieu a parlé, Israël redonne-t-il son sens à l’arche sainte ? Pierre Boutang nous invitait à relire à cet égard Bossuet – La politique tirée des propres paroles de l’Écriture Sainte – pour y trouver déjà les principes d’une telle approche. Bossuet, que Boutang cite à la fin du La Fontaine politique, avait compris que la Terre Promise ne l’est pas à cause de son limon, mais en raison de l’origine d’une parole différente à un peuple rebelle dont il dit qu’« il se laissa toucher par l’idée d’un Dieu qui faisait tout par sa parole, et d’un Dieu qui n’était qu’esprit, raison et intelligence ». Et Boutang ajoute « Les signes ne pouvaient avoir pour les autres peuples le même sens d’intimité, et d’accomplissement d’une promesse explicite ; leurs analogies ne pouvaient que tendre à la reconnaissance éprouvée par le peuple juif devant la répétition, la réclamation triomphante des monuments de son passé ; c’est pourtant vers cela dont ils étaient exclus, sans être pour toujours délaissés de Dieu, que leur désir et leur parole poétique allaient tendre… » (La Fontaine politique, Paris 1981, p. 336-7). Car c’est de cela en premier lieu que le sionisme était annonciateur, un rejet de l’exclusion, une répétition du désir messianique et l’advenue d’une nouvelle parole poétique. Nous avions perdu les signes de l’intimité avec cette Terre d’Israël – intimité, mot qui je le signale en passant n’existe pas en hébreu, car même la parole intérieure pour le judaïsme c’est déjà de l’extérieur, Daber c’est toujours-déjà Davar la chose hors de moi. Alors comment avons-nous porté en nous l’amour de cette terre sans cette dimension de l’intime ? Mystère ontologique ou secret de famille, en tout cas à mon sens quelque chose qui n’a rien à voir avec les salmigondis sur le devoir de mémoire, dont l’historien Yossef Haïm Yerushalmi a bien montré qu’il n’est qu’une métaphore psychologique, utile parfois. L’amour de la terre est affaire de tradition, bien plus que de mémoire, car justement un peuple oublie lorsque la tradition est rompue ou rejetée.
Le sionisme essaie de replacer le peuple juif au rang des nations, et à cet effet il ne reprend pas à son compte les interrogations identitaires, sur la possibilité d’une transmission de la judéité sans judaïsme, sans tradition. Il oppose un refus immédiat à une dialectique du Juif éternel, qui resterait juif sans pratique quotidienne, dans l’ignorance totale de la langue des Prophètes et dans l’absence de tout engagement existentiel. La modernité nous a apporté ce que l’on appelle parfois le Judaeus Psychologicus, reconnaissable à sa sensibilité, à son intellect ou à son sens de la morale ou de la justice sociale. Curieuse conception de la judéité comme héritage d’une force affective inconnue, ou selon l’expression de Freud « le sentiment intime d’une même construction psychique ». En déclinant ce concept, on rencontre le juif culturel, le juif de kippour, le juif idéologique et bientôt le juif culinaire, Yerushalmi rapporte à cet égard l’expression fameuse de Heine « J’aime mieux votre cuisine que votre religion ». Le poète allemand ira beaucoup plus loin en comparant la judéité à une maladie incurable dans son poème « Le nouvel hôpital juif de Hambourg », littéralement : « ce mal de famille millénaire, le fléau ramené de la vallée du Nil, la croyance malsaine de l’ancienne Égypte. Mal incurable et profond ! Rien n’y peut, ni douche ni bain de vapeur, ni appareils de chirurgie, ni tous les médicaments que cet hôpital offre à ses hôtes. Le temps, dieu éternel, extirpera-t-il un jour ce secret qui se transmet du père à l’enfant ? Le petit-fils pourra-t-il une fois guérir, être raisonnable et heureux ? Je l’ignore… » Du Judaeus Psychologicus au juif honteux il n’y a qu’un pas, un saut qui a mené bon nombre de fils d’Israël à l’assimilation, à la renonciation et parfois au mépris de leurs origines. Le sionisme ne guérit pas, ne rend pas forcément raisonnable, et je ne suis pas sûr qu’il rende heureux, même si plusieurs des précurseurs du mouvement, tel Pinsker dans Auto-émancipation, le considèrent comme un remède à l’anomalie et à la maladie endémique dont souffre le peuple juif. Pierre Boutang a sans aucun doute vu dans le sionisme cette opportunité d’un retour de la nation juive au Livre et à la parole sacrée. Le souci politique permettant un retour au spirituel me paraît un des fondements de la pensée de Pierre Boutang, et à cet égard le sionisme peut à mon sens en être une des expressions dans le monde moderne. Il a tracé les nouveaux contours de notre fidélité, et de notre appartenance et peut nous permettre d’éviter les pièges de l’histoire. J’ose dire ici qu’il renouvelle l’alliance du sang et de la parole en et pour la Terre d’Israël d’une part, mais aussi pour la Tora d’Israël d’autre part. Pour reprendre une expression d’Emmanuel Levinas, « Le judaïsme est valable non pas à cause du “happy end” de son histoire, mais à cause de la fidélité de cette histoire aux enseignements de la Tora. Histoire qui est – comme elle le fut toujours – une Passion dans sa fidélité. » (Entre-nous, Paris 1991 p. 242-243). Les événements du siècle passé, et les crises profondes nées de ces événements n’ont fait que vivifier cette dynamique.
La plus profonde erreur de Herzl réside certainement dans son incapacité à croire que le monde ne nous pardonnerait pas une telle renaissance. Jabotinsky, pressentant la catastrophe de la Shoa, sans pour autant en appréhender l’étendue, savait, lui,que la souveraineté et le pouvoir sont comme l’affirme Boutang l’objet d’une lutte, et que dans celle-ci nous ne devons attendre aucune bienveillance. Le dialogue entre les nations s’accomplit aussi par la violence, par le scandale et la provocation. Provoquer c’est sortir de soi, et cela pour Jabotinsky ne peut se réaliser que grâce à la volonté nationale. La volonté est l’élément d’une nation qui nous permet de la dévoiler dans sa pureté et son existence. Idée proche du nationalisme de Barrès. Essayant de définir le « critère objectif d’une nation », Jabotinsky propose entre la naissance chez Maurras et le langage chez Renner et Jellinek, la notion d’« Étatité », autrement dit une idée de l’État qui relie les membres de la nation, assure la relation entre l’Autorité Souveraine et le peuple sans dominer. Jabotinsky refuse le principe de la Raison d’État à cause de la différence entre les hommes, non point en fonction de leur citoyenneté mais à partir de leur royauté. Pierre Boutang ne pouvait qu’adhérer à l’idée de Jabotinsky selon laquelle une société n’est jamais fondée sur l’égalité entre les citoyens mais, je cite, « sur la justice de leurs royautés particulières ». J’ai appris chez l’un comme chez l’autre, qu’il faut savoir regarder son origine, écouter son appartenance, sentir la valeur de l’ancien, et toucher la tradition pour pouvoir goûter le charme de son peuple. « L’essence du sionisme, affirme Jabotinsky, est constituée par notre réticence constante, ou plus exactement notre incapacité organique de nous réconcilier de façon durable en tant que groupe avec tout milieu social autre que celui que nous créerons par nous-mêmes dans notre propre État » (Leçons sur l’histoire juive). Une philosophie de la nation commence non par l’échec de l’assimilation ou par la pérennité de l’antisémitisme, mais par le constat, tragique parfois, d’une séparation fondamentale en l’homme, une rupture inévitable, un exil. La politique serait le moyen de ne pas rendre cette séparation insupportable, une façon de permettre la blessure sans la mort. Pas seulement être seuls ensemble, mais accomplir un destin commun. En France, le chevalier et le paysan accomplissent des gestes d’amour, des rites que Jabotinsky interprète comme des manifestations d’une forme de jeu supérieur. Quant au juif son nationalisme est prière, tension, exigence de puissance et de royauté, Malkhout Israël disent les Sages. La primauté du politique, comme chez Boutang ou Maurras avant lui, est un recours au temporel et non une prédominance absolue, forme d’attention à l’origine.
Dans l’ontologie du secret, Pierre Boutang retient cette idée chère à la pensée juive d’une séparation dans l’être venant nous rappeler à chaque instant le retrait de Dieu, comme une sorte d’archétype de la condition première d’exil qui est la nôtre. Secret ou non-secret de la révélation, il précède notre destin de peuple élu. Je cite : « l’élection du peuple juif n’apparaît pas sur le fond d’égalité à soi des divers peuples et d’une comparaison éthique : pure grâce, elle crée ce peuple comme élu, ne lui attribue pas une qualité, mais le relie à l’être de Dieu d’une manière mystérieuse, approchable seulement par ses effets » (p. 52, Paris ,1973). Élection et errance vont de pair, tout au moins comme expérience-limite de la condition humaine, personnelle et collective à la fois ; mais il y a plus et Boutang le souligne, la présence de Dieu, errante aussi et dont le concept de Schekhina est l’expression courante des exégètes juifs. La Schekhina, présence non apparente de Dieu, marque indélébile de notre exil, ne voyage pas dans l’espace mais elle accompagne notre destin, dans l’acte d’accueil de l’autre ou dans la prière face au Mont du Temple. Le sionisme a trouvé dans le mythe du rassemblement des exilés, du retour de la Schekhina, (dont l’étymologie hébraïque vient de demeure), une force vive de la nation, pour reprendre une expression courante du langage politique. La négation de l’exil par les sionistes n’est pas une négation de son sens profond, comme dimension existentielle, mais un refus de la valorisation de l’exil, le rejet d’un « diasporisme » faisant l’éloge du juif universel, celui qui selon la formule de George Steiner connaît beaucoup de langues (mais pas celle de ses ancêtres, soit dit en passant) et fait rapidement ses valises. Le sionisme conserve l’exil en tant que marque de la souffrance, des épreuves, car celui qui retourne vers la demeure reste un peu en exil malgré lui. Une fois retrouvées l’intériorité et la tranquillité de la demeure, je ne peux me défaire d’une extériorité essentielle. Se libérer de l’exil, pour le sionisme, n’est pas la fin de nos souffrances et l’histoire est là pour nous le rappeler chaque jour, mais retrouver son cœur. Les conditions du retour en Terre d’Israël sont fixées par l’exil, bien plus que par la beauté de la nouvelle arche en train de se construire.
La nouvelle demeure n’a rien de heimlich ou de unheimlich, comme on dit en yiddisch, pour exprimer le fait qu’on s’y sente bien chez soi ou non. Herzl, dans son Journal en date du 6 Août, aura cette phrase aux accents levinassiens « Mon Testament au peuple juif : Édifiez un État dans lequel les étrangers se sentiront bien. » Que signifie être chez soi ? Séjourner, s’identifier, habiter et bâtir ? Levinas apporte un début de réponse au début de Totalité et Infini « Le chez-soi n’est pas un contenant, mais un lieu où je peux être, où, dépendant d’une réalité autre, je suis, malgré cette dépendance, ou grâce à elle, libre » (5). Levinas parle d’un revirement de l’altérité du monde en identification de soi, à travers plusieurs moments : le corps, le travail, la maison, l’économie… L’Étranger c’est celui qui vient troubler le chez soi, celui qui échappe à mon emprise. Le long séjour en exil nous a appris à fonder la maison sur le principe d’hospitalité, la demeure est à la fois accueil et recueil. Pierre Boutang relate dans Reprendre le pouvoir sa rencontre avec Levinas. Ce dernier lui apprendra qu’au revers de la monnaie battue par Israël il y a le bâton et le sac et sur la face la Tour de David. L’exil, cet autre de nous, reste en nous même lorsque nous avons un « chez-soi ». Cette cité qui est la mienne, comme l’appelle Kafka, n’est pas une assurance-vie ou un Nachtasyl (asile de nuit), elle est une autre façon d’être-au-monde pour le juif. Reprenant l’interrogation de Martin Buber, Boutang demande « Quelle habitation pour l’homme après St Augustin et après Hegel ? Que le temps lui-même devienne la demeure de l’homme… », en paraphrase je dirai qu’il n’y a pas d’idée juive du pouvoir (tout comme il n’y a pas d’idée chrétienne ) mais que le peuple juif modifie tout pouvoir par sa présence, son destin, les soupçons qui pèsent toujours sur son avenir.
Je sais que Pierre Boutang a vécu dans l’angoisse de ces menaces, qu’il n’a pas peut-être à un certain moment de sa vie été convaincu de la viabilité de l’expérience israélienne, mais après 1967 il a espéré avec nous la paix. Dans le Traité Sanhedrin du Talmud,il est dit « Et si un seul homme a été créé tout d’abord par amour de la paix, c’est afin que personne ne puisse dire à autrui : Mon père a été supérieur au tien. » Même dans la guerre nous essayons de ne pas oublier ce précepte. Mardochée continue à parcourir la ville avec un sac de cendres, signe de son appartenance et de sa dissemblance, signe aussi de la recherche infatigable d’une reconnaissance. Composante et résidu de l’histoire à la fois, le peuple juif affronte de nouvelles épreuves, au sein d’un monde hostile. La nation juive combat pour atteindre le Château, le Temple ou la petite place au soleil dont parlent Kafka dans la Lettre au Père et Pascal que je cite : « Ma place au soleil. Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre. » La légitimité d’Israël, son fondement premier dans la responsabilité et la justice interpellent le monde, sans aucun doute. Ni provocation, ni scandale ici, mais l’aventure d’une sainteté possible au Royaume de Jérusalem, la conviction profonde que la justice, comme l’affirme Bodin, reste la cause première et dernière du pouvoir. Le défi d’une souveraineté juive sur la Terre d’Israël, sur Jérusalem, sur les Lieux Saints anime les désirs destructeurs de ceux qui n’y voient pas la dimension messianique, apocalyptique ou tout autrement historique de cet événement. Je reste persuadé qu’à la lumière de l’enseignement de Pierre Boutang, nous pouvons Juifs et Chrétiens aller encore plus loin dans une alliance nouvelle. L’idée d’une telle arche est inscrite à mon sens dans les versets de Samuel II Chap. 7 Verset 16 : « Ta demeure et ta royauté subsisteront à jamais devant moi ; et ton trône sera affermi pour toujours ». La royauté, Malkhout est ce qui unit la demeure, qui relie les parts et assure l’intégrité, Schlemout en hébreu dont la racine Shalem est celle de Shalom, la paix. Malkhout Israël, ce que nous sommes en train de reconstruire, n’est pas seulement question de légitimité mais aussi de dépassement, de transcendance. Elle préfigure la transcendance divine mais ne s’y substitue pas.
Le sionisme, rêve moderne d’une ancienne réalité, s’est placé dans cette triple attente messianique : la liberté politique, l’exigence morale et la félicité en Terre d’Israël. à l’heure qu’il est nous devons faire taire nos impatiences, renouveler le serment de fidélité, car y renoncer serait pire que la mort. Les inquiétudes de Pierre Boutang sur la situation d’Israël au sein d’une communauté en proie à la haine et à l’humiliation m’ont sauvé par ailleurs du catastrophisme à la mode. Savoir raison garder sans sombrer dans les désarrois bienveillants du rousseauisme ambiant, voilà ce qu’il nous faut. Ne pas attendre comme Saul Bellow dans son Retour de Jérusalem, une deuxième Choa, inévitable cette fois parce que tous les juifs sont devenus sionistes et sont montés en Israël, ne pas être à nouveau le paradigme de la souffrance humaine comme elle se montra au monde à Auschwitz. Le peuple juif, après le génocide, est voué à sa fidélité aux origines, à sa tradition, à sa terre et aux capacités politiques, économiques et militaires de son existence. Devons-nous nous accuser en souffrant ? Sommes-nous à même après les horreurs subies par nos pères de ne pas oublier, comme le souligne Maurice Blanchot, ce que nous ne pouvons nous-mêmes comprendre ? Ce qui est sûr c’est que nous ne voulons pas entendre l’Occident dire à nouveau, après coup, « nous n’avons pas voulu cela ! » Nous sommes passés en retournant le titre d’un livre de Maurras, du nationalisme naturel à la politique intégrale, et je le répète intégrale pour nous veut dire entier, car le sionisme en tant que philosophie nationale nous est donné au départ, presque par nature dans les gestes et le quotidien. Poussés par le vent de l’histoire, nous voici projetés dans la politique. Le nationalisme naturel dont parle d’ailleurs un des premiers penseurs sionistes Ahad Haam est une façon de se tenir authentiquement comme juif en face de l’autre, d’accepter son regard et d’accomplir les rites dans leur simplicité. La politique intégrale nous est nécessaire tant que l’origine de nos droits s’oppose par la force à ceux d’autres prétendants.
Pierre Boutang n’aura pas vu la lumière de Jérusalem, les vestiges de la citadelle de David, le Saint Sépulcre, la Via dolorosa, mais à chaque fois que je m’y rends, je sais qu’il m’accompagne, me donne le courage de croire à ce retour, et des raisons d’y découvrir un nouvel espoir pour mes enfants et les siens. Le prophète Jérémie nous décrit au Livre III –Verset 14 à 18 ce que sera ce moment :
« Revenez, enfants rebelles, dit l’Éternel, car je veux, moi, contracter une union avec vous. Je vous prendrai un par ville, deux par famille et je vous amènerai à Sion. Je vous donnerai les prêtres selon mon cœur, qui vous conduiront avec sagesse et discernement. Alors quand vous serez devenus, à cette époque, nombreux et prospères dans le pays, déclare l’Éternel, on ne dira plus : “Arche de l’alliance du Seigneur”, la pensée n’en reviendra plus à l’esprit, on n’en rappellera plus le souvenir, ni on n’en remarquera l’absence : on n’en fera plus d’autre. En ces temps on appellera Jérusalem : “Trône de l’Éternel”. Tous les peuples s’assembleront là, à Jérusalem, en l’honneur de l’Éternel, et ils cesseront de suivre les mauvais penchants de leurs cœurs. à cette époque, la Maison de Yehuda ira se joindre à la Maison d’Israël et ensemble elles reviendront du pays du Nord au pays que j’ai donné comme héritage à vos ancêtres. »

Michaël Bar-Zvi, Les provinciales (lettre) n°62, mars 2002, repris dans M. Bar-Zvi, Israël et la France, l’alliance égarée, Les provinciales, 2014. 

 

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Sébastien Lapaque : « Le siècle de Boutang » (Le Figaro)

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