Richard Millet, L’Express : « Pourquoi me tuez-vous ? »

Le 22 août 2012 ont paru aux Editions Pierre-Guillaume de Roux trois livres qu’un article, une semaine plus tôt, a prétendus abjects, nul ne les ayant lus, malgré leur brièveté respective.

Le premier livre, Intérieur avec deux femmes, est un récit dans lequel mon double narratif, Pascal Bugeaud, rapporte un certain nombre de choses vues, éprouvées, pensées lors d’un voyage à Amsterdam, il y a une dizaine d’années, avec des plongées dans ma mémoire la plus profonde, notamment amoureuse.

Dans le deuxième, Langue fantôme, essai sur la paupérisation de la littérature, je poursuis une réflexion entamée vingt-cinq ans auparavant avec Le Sentiment de la langue, et qui m’a valu une forme d’opprobre, pour reprendre le titre d’un livre paru en 2008 et dans lequel, répondant à mes accusateurs, je tentais de montrer comment on refusait de me lire au seul nom de l’idéologie antiraciste, moi qui ai grandi dans la langue arabe et dans un grand mélange de langues, de religions et d’ethnies. A Langue fantôme, j’ai ajouté un bref essai, Eloge littéraire d’Anders Breivik, qui en constitue la fibule et sur lequel je reviendrai, puisque c’est à cause de lui que la meute s’est lâchée. Avec le troisième, De l’antiracisme comme terreur littéraire, je m’insurgeais contre l’éternelle accusation de « racisme » qui prévaut dans le milieu médiatico-littéraire dès lors qu’on s’interroge sur l’identité nationale : « raciste » a remplacé « facho » et « réac » dans les bouches vertueuses, ou qui se veulent telles, de la même façon que ce vocabulaire s’était substitué à « hérétique ». J’espérais en finir avec les invectives et la diffamation. Je me trompais.

Trois livres, donc, soit une donne, comme on dit aux cartes, et néanmoins, d’emblée, une interdiction de jeu, non seulement parce qu’aucun de ces livres n’a été lu, mais qu’on ne le fera pas davantage depuis qu’a éclaté ce qu’il faut bien appeler une de ces « affaires » dont Paris s’est fait une spécialité et qui, cette affaire, perturbe la rentrée littéraire – à supposer que cette affaire, qu’on m’accuse bien sûr d’avoir organisée, avec mon éditeur, Pierre-Guillaume de Roux, par goût du scandale, ou masochisme ou suicide, à supposer que cette affaire, donc, ne soit pas un élément quasi « naturel » de ce spectaculaire qui régit le monde intellectuel occidental, particulièrement en France, où l’ennui et l’insignifiance croissent à proportion de la prétention qu’a ce pays à se croire encore une nation littéraire.

Cette affaire ne serait donc rien si l’on ne déversait sur mon nom toutes sortes d’à-peu-près, d’erreurs et de mensonges, et si l’on ne cherchait à me chasser de la maison d’édition dont je ne suis pourtant qu’un modeste employé. Demander ma tête à Antoine Gallimard, c’était une atteinte à mon intégrité professionnelle, sinon à ma vie personnelle, moi qui ai toujours fait la distinction entre mon activité d’écrivain et celle d’éditeur, au point que je refuse de parler de mes livres et de mes idées avec les auteurs dont j’ai la charge, lesquels ont des parcours, des styles et des idées parfois à l’opposé des miens. C’était oublier, enfin, que la maison Gallimard a d’emblée su exister par une extraordinaire diversité de courants, qui ont mis en regard Gide et Claudel, Drieu la Rochelle et Malraux, Céline et Aragon, Breton et Caillois, Camus et Sartre, pour ne parler que de figures historiques.

En refusant de considérer le geste littéraire que constituent les trois livres que je viens de publier et qui, à de rares exceptions près, je le redis, n’ont toujours pas été lus, ni séparément ni ensemble, c’est donc la littérature qu’on cherche à atteindre à travers moi, qui, contrairement à ce qu’on dit, ne suis lancé dans aucune croisade et ne me prends ni pour Bloy ni pour Bernanos ; il est déjà si difficile d’être soi-même dans l’adversité et le souci de ne pas se trahir en se plagiant qu’on admettra que le souci de perturber la « rentrée littéraire » n’a pu me venir à l’esprit.

Je voudrais néanmoins rappeler qu’une grande partie de ma réflexion vise à comprendre la concomitance du déclin de la littérature et la modification en profondeur de la population de la France et de l’Europe tout entière par une immigration extra-européenne massive et continue, avec pour éléments intimidants les bras armés du salafisme et du politiquement correct au sein d’un capitalisme mondialisé, c’est-à-dire le risque d’une destruction de l’Europe de culture humaniste, ou chrétienne, au nom même de l' »humanisme » dans sa version « multiculturelle ». Refusant la politique du fait accompli ou je ne sais quel fatalisme historique auquel le « choc des civilisations » donnerait une justification par défaut, je ne pouvais que m’insurger contre un état de choses que le parti médiatico-littéraire (qu’on peut aussi appeler la Propagande, le Culturel, le Spectacle, le Bien, etc.) présente quotidiennement comme l’assomption extatique de l’humain dans l' »Humanité », et dont le compromis civilisationnel est la sous-culture américaine – ce que le capitalisme américain a inventé sous le nom de « mondialisation » (lequel désigne principalement la soumission au Veau d’or du Marché). Aux nations qui résistent encore et que l’Empire décrète vieilles (avec ce que ce mot a d’infâmant aujourd’hui dans un monde pourtant soucieux de ne rien stigmatiser) le multiculturalisme idéologique et son bras armé, le Droit, font savoir que l’esprit national, le génie des peuples, l’Histoire, la culture, le catholicisme, le silence, le retrait, la pensée, même, ne sont plus que de vieilles lunes : ainsi le multiculturalisme n’est-il qu’une des formes de la décomposition culturelle, spirituelle et sociale de l’Europe, première étape d’une émigration dans le « genre humain » de l’indigène bientôt indifférencié, donc interchangeable, voire déshumanisé.

S’agissant de moi, la haine tient donc ici lieu de lecture – une haine qui est en réalité moins celle de ma personne que celle de la littérature et montre bien la sournoiserie de l’ennemi.

Mes ennemis ? Des fonctionnaires du système médiatico-littéraire, journalistes, échotiers, écrivains parvenus, indigents essayistes : j’ai écrit, ailleurs, qu’ils ne sont que des rôles, donc interchangeables, c’est-à-dire insignifiants, surtout les écrivains, dont l’œuvre, nombreuse, primée, encensée sans avoir été lue, s’oublie à mesure qu’elle se publie. Ils s' »expriment » à mon sujet sans m’avoir lu, mais en s’indignant à proportion de leur ignorance et condamnant d’autant mieux. N’est-il pas frappant qu’on me dépêche des journalistes qui n’ont pas lu mes livres, qui ignoraient même mon existence quelques jours plus tôt, et que ceux qu’on charge de faire mon portrait soient incapables de se faire une opinion par eux-mêmes ? On va quérir les douteux souvenirs de gens que je croyais morts ou d’ennemis depuis longtemps déclarés ; on cherche l’origine du mal ; on enquête plus qu’on ne peint, l’enquête et l’inquisition allant souvent de pair dans ce monde ludico-vertueux.

Ainsi, la haine qu’on me voue est devenue une chasse à l’homme, tout à l’opposé de la réflexion que j’espérais provoquer afin de susciter non pas un de ces « débats » constitutifs du mensonge politico-littéraire, mais une émotion personnelle qui s’exprimerait autrement que par l’invective et la condamnation, les jeux étant faits d’avance et le but, selon l’impeccable logique girardienne, étant l’expulsion de celui qui se montre hostile à la pornographique prolifération du Même sous le nom pieusement révéré de l’Autre, dont le narcissisme occidental vomit secrètement l’altérité.

Conscient que c’est la littérature qu’on vise à travers ma propre personne, je me vois contraint de revenir sur le fait que les trois livres qui ont paru fin août doivent être lus ensemble et qu’on ne s’attache qu’aux 18 pages que j’ai consacrées à Anders Breivik que pour ne pas lire le reste, sinon les trois livres, du moins l’essai qui précède le texte sur Breivik, lequel vient le clore – et non le clôturer, comme disent les folliculaires amateurs de barbelés et praticiens du stalinisme citationnel : Langue fantôme, essai sur la paupérisation de la littérature, dans lequel je tente de montrer que la perte du style est aussi celle de la langue, donc de la littérature, et que l’affadissement croissant de la littérature conduit à la violence multiculturelle comme au soft totalitarisme mondialisé sous l’espèce de la démocratie américaine autant que de l’islamisme capitalistique, dont le Qatar est le modèle le plus pernicieux.

Dissocier le texte sur Breivik de Langue fantôme est, pour moi, aussi violent que le reproche d’avoir écrit l’apologie d’un tueur. Je peux reconnaître que le titre, dont l’ironie, pourtant démontrée, espérais-je, par l’épithète littéraire, n’a pas été perçue, ou est passée sous silence, ce titre n’est pas heureux ; et, si j’avais quoi que ce soit à regretter, ce serait donc que, tombant sous le coup du grand sérieux idéologique, cette ironie et certaines de mes formules aient pu blesser des lecteurs soucieux de vérité, surtout en Norvège. Pour le reste, ma condamnation des crimes commis par Breivik est sans ambiguïté. S’il y a quelque chose de dérisoirement littéraire dans le cas de Breivik, c’est non seulement qu’il s’est lui-même présenté comme écrivain à son procès, mais surtout ce que son cas révèle de la décadence intellectuelle, politique et spirituelle de l’Europe, dont la littérature était le lien le plus communément admis : Breivik est un écrivain par défaut, ai-je dit ; il est le symptôme démoniaque de ce que produisent nos sociétés, non seulement Breivik, mais aussi, en France, Merah et, probablement, hélas, leurs futurs émules – seuls les imbéciles et les Propagandistes pouvant croire que ces cas « isolés » ne soient pas appelés à constituer un archipel au sein de ce qui se révèle être de plus en plus, pour paraphraser Carl Schmitt, une guerre civile dont les fantômes se matérialisent de façon monstrueuse.

Ces fantômes, est-il interdit aux écrivains de les évoquer ? Reproche-t-on à Dostoïevski ses Démons, à Truman Capote les deux tueurs de De sang-froid, à Genet son goût pour les kamikazes palestiniens, à Bret Easton Ellis le psychopathe personnage d’American Psycho, à Koltès la fascination qu’exerçait sur lui le tueur en série Roberto Zucco, à qui il a consacré une pièce, ou à Emmanuel Carrère son évocation du monstrueux Jean-Claude Romand ? Y aurait-il de bons criminels et d’autres qui ne le seraient pas ?

On me reproche aussi de sembler fasciné par la dimension esthétique du mal et d’avoir loué la perfection formelle des actes de Breivik. Je n’ai rien loué, encore moins approuvé, me contentant de trouver terrifiante l’aisance technique du criminel et la perfection matérielle que peut prendre le Mal. Dois-je rappeler ici que le compositeur Karlheinz Stockhausen avait suscité un scandale pour avoir vu dans les attentats du 11 septembre 2001, dont la perfection formelle, c’est-à-dire technique, reste aussi dans tous les esprits, la « plus grande oeuvre d’art qu’il y ait jamais eue dans le cosmos » – phrase qu’il a en vain reniée par la suite ?

Quant au fait que la Norvège ait « mérité » Breivik, c’est une façon sans doute trop ironique, donc excessive, de suggérer qu’à force de ne pouvoir parler de rien dans une Europe régie par l’irénisme politiquement correct on s’expose à des explosions terrifiantes. En outre, que Breivik n’ait été condamné qu’à vingt et un ans de prison en vertu de l’irénique programme réhabilitationniste de ce pays, voilà qui n’est pas moins monstrueux, chaque victime ne valant au tueur qu’une peine 3,27 mois, ce qui nous fait entrer dans l’impardonnable. Enfin, comment comprendre un récent propos de l’écrivain norvégien Erik Fosnes Hansen, selon qui la Norvège a perdu son innocence ? Etait-ce donc un pays si exceptionnel qu’on pût le dire à ce point innocent?

Mon point de vue est celui d’un écrivain et non, comme on voudrait que je le fusse, celui d’un activiste d’extrême droite. J’entretiens avec les divisions politiques qui rongent la France une distance qui m’a toujours isolé. Je ne suis nulle part – ce qui est mon vrai lieu, faut-il le rappeler à ceux qui pensent qu’un écrivain est un animateur littéraire. Je n’ai pourtant, je le redis, aucun goût du scandale et ne suis animé d’aucune haine, surtout pas contre l’islam, dont j’aime, comme le très chrétien Massignon, les mystiques chiites, et n’ayant pas déclaré, comme Houellebecq, que c’était la religion la plus con. Si je reste hostile au surgissement innombrable de mosquées en terre chrétienne, je suis le premier à m’indigner de la destruction d’édifices religieux dans le nord du Mali – destructions qui ne semblent d’ailleurs avoir guère ému les protestataires professionnels.

« Ce n’est pas vous qui êtes extrême, c’est la réalité », m’écrit ces jours-ci un grand philosophe français. Et c’est sans doute pour avoir touché du doigt l’alliance entre l’insignifiance culturelle de l’Occident et le multiculturalisme idéologique que je suscite une telle haine. On me rapporte qu’un folliculaire suggère que je milite pour l’attribution du prix Goncourt des lycéens à Breivik. Qu’on me permette de suggérer la création d’un prix Breivik qui serait décerné à ce genre d’accusateurs pour la qualité de leur haine, leur ignorance volontaire et la volonté de tuer dont ils font preuve à l’égard des chercheurs de vérité.

Copyright Ed. Pierre-Guillaume de Roux, 2012.

Copyright Ed. Pierre-Guillaume de Roux, 2012.

Quelques têtes molles se croient tenues de clamer leur indignation, parmi lesquelles un multiculturaliste invertébré, un poète liquide, un francophone mal à l’aise dans la langue française, un pop philosophe reconverti dans le méharisme saoudo-qatari, une romancière extralinguistique, une pasionaria de l’aveuglement postracial, des KGBistes de l’inculture active et tous ceux qui, n’en doutons pas, vont chercher à exister enfin à mes dépens… Pourquoi me tuez-vous ?