« Professions de santé et entreprise industrielle à Auschwitz.» (Extraits.)

[…] Selon Marx, la bourgeoisie a réduit le travail industriel à une marchandise identique « à tout autre article de commerce ». Il affirme que le coût du travail dans l’entreprise se limite au coût des vivres dont le travailleur a besoin pour son entretien et sa reproduction. Au regard de la condition de la classe ouvrière en Angleterre, la nation européenne la plus industrialisée dans les années 1840, ces observations sont plus que justifiées. Les hommes et les femmes déracinés étaient contraints de quitter les campagnes pour les villes, où leur pseudo-choix les conduisait à opter soit pour les salaires de survie accordés par les usines et les manufactures, soit pour l’inanition. Il existait une abondante réserve de main d’œuvre et son coût était restreint au strict minimum. À la différence du vieil ordre féodal, les relations entre les travailleurs des usines et des mines et leurs employeurs étaient absolument impersonnelles. Au-delà de tout sentiment, les travailleurs étaient traités comme composants nécessaires de la production mécanisée, individuellement interchangeables, facilement remplaçables, d’une mécanique planifiée uniquement en vue de coûts minimaux et de profits maximaux.
La classe bourgeoise, particulièrement en Angleterre, a mis en place un système d’exploitation du travail libre d’une cruauté sans précédent dans l’histoire mondiale. L’exploitation du travail des femmes et des enfants et la totale indifférence envers la santé et le bien-être des travailleurs constituaient la norme du système. Il n’est pas de termes plus appropriés pour qualifier ces miséreux que ceux d’esclaves salariés. Dans l’Angleterre victorienne, les esclaves salariés n’étaient que les servomécanismes des machines dont ils s’occupaient. […]

Vers 1939, I. G. Farben était pleinement intégré dans le nouvel ordre allemand. Durant la guerre, l’entreprise se trouva confrontée à une grave pénurie de main d’œuvre, et cela en un moment où les besoins civils et militaires allemands en Buna, un caoutchouc synthétique, s’accroissaient rapidement. La construction d’une nouvelle usine fut décidée. Les cadres de I. G. Farben rencontrèrent ceux du Ministère de l’Économie afin de choisir le site. Après plusieurs rencontres, les cadres du Ministère de l’Économie convainquirent les dirigeants de l’entreprise des avantages de plusieurs implantations à Auschwitz. Le lieu était bien approvisionné en eau, charbon, et autres matières indispensables. Le problème de la main d’œuvre fut résolu par Himmler qui promit que tous les travailleurs compétents détenus à Auschwitz seraient mis à disposition de la gigantesque entreprise. Tout fut conclu le 6 février 1941. La décision de I. G. Farben de s’implanter à Auschwitz fut prise selon les mêmes critères qui guident actuellement les entreprises multinationales lorsqu’elles délocalisent leurs usines, avec une indifférence totale à l’égard des conséquences sociales, là où les coûts sont moindres, particulièrement les coûts du travail, et les profits maximaux. En février 1941, Auschwitz apparaissait comme un excellent investissement pour quelques-uns des plus respectables dirigeants d’entreprises en Allemagne. Leur façon de voir n’était pas très différente de celles des responsables d’industries qui délocalisent les endroits de haut coût du travail comme Stuttgart ou Philadelphie pour des sites comme Manille ou Singapour. Cela ne doit ni nous surprendre ni nous choquer. I. G. Farben était l’un des premiers grands trusts ; ses dirigeants ne faisaient que mener à son terme la logique des entreprises. La force de travail adéquate à une multinationale qui cherche à diminuer ses coûts de production et à augmenter ses profits n’est autre que l’exploitation du travail des esclaves dans les camps de la mort. Parmi les grandes entreprises qui utilisèrent la main d’œuvre esclavagée, l’on compte AEG (German Central Électric), Wanderes-Autounion (Audi), Krupp, Rheinmetall Borsig, Siemens-Schuckert, et Telefunken.
L’investissement de I. G. Farben à Auschwitz atteignit finalement 700 millions de marks […]. La réalisation de l’ensemble mobilisa 170 entrepreneurs. Deux cités ouvrières furent construites pour loger le personnel. Et l’on bâtit bien sûr des baraquements pour les détenus.

[…] Le Dr. Ter Meer, très à l’aise dans ses fonctions de second dirigeant de l’I .G. Farben, était aussi le collègue estimé et respecté de quelques-uns des plus importants hommes d’affaires des États-Unis à la fin des années trente et au début des années quarante. Après la guerre, le Dr. Ter Meer n’exprima aucun regret concernant l’implantation d’I. G. Farben à Auschwitz. Interrogé par un officier anglais, le Major Edmund Tilley, pour savoir s’il déplorait les expériences pratiquées sur les détenus par les filiales pharmaceutiques tel Bayer par exemple, il aurait répondu qu’« aucun mal n’avait été fait dans les KZ (camps de concentration) puisque les sujets auraient été exécutés de toute façon ».
Si j’insiste sur les rapports du Dr. Ter Meer avec ces compagnies américaines, ce n’est pas que j’entende soutenir que les cadres supérieurs soient affligés d’une perversité particulière ; je veux montrer que c’est une même disposition d’esprit, à savoir une rationalité impersonnelle, qui est requise pour mener à bien une grande entreprise, une usine employant des travailleurs esclavagés voués à la mort, et un centre d’extermination : ce sont là trois parties d’un même monde. […]

[…] Hermann Schmitz, directeur en titre d’I. G. Farben, fut condamné à quatre ans de prison par un tribunal militaire américain. Vers le milieu des années cinquante il était président du conseil d’administration (Aufsichrat) de la Rheinische Stahlwerke A.G. Le Dr. Fritz Ter Meer, chef de la deuxième division d’I. G. Farben (chimie, colorants, métaux lumineux, produits pharmaceutiques), sous laquelle était placée I. G. Auschwitz, fut condamné à sept ans de prison par un tribunal militaire américain ; puis, libéré en 1950, il fut nommé vice-président de T. Q. Qoldschmidt A.G. à Essen, et membre des conseils d’administration de la Bankverein West-Deutsland A. G., Düsseldorf et de la Düsseldorfer Waggonfabrik. Le Dr. Walter Dürrfeld, directeur de I. G. Auschwitz, fut condamné à huit ans de prison, mais au milieu des années cinquante il était l’un des dirigeants de Scholven-Chemie A. G. Gelsenkirchen. Seul le Dr. Bruno Tesch, propriétaire de testa fut condamné à mort par une cour militaire britannique et exécuté.
Ils ont été des milliers à collaborer à la société de domination totale et à son processus d’extermination. L’immense majorité de ceux qui furent directement impliqués n’a jamais été jugée. La plupart se trouvaient à des postes de responsabilité et d’influence dans les deux Allemagnes. En soulignant ce qu’il est advenu d’eux, mon intention n’est pas d’exprimer mon indignation morale ni de soulever celle du lecteur. Il est assez ardu d’étudier cette époque de l’histoire sans devenir convaincu de la totale inadéquation d’une réprobation morale comme réponse aux événements. Je m’intéresse cependant à la façon dont une société loue ou blâme un acte commis en son nom. Les réprobations verbales ne comptent presque pour rien. Les condamnations ou récompenses effectives nous montrent beaucoup mieux la manière dont on a évalué les actes. Ces hommes ont de fait « résolu » le problème juif en Allemagne ; action clairement reconnue par la société allemande qui les récompensa et leur procura des postes de grande responsabilité après la guerre. […]

[…] S’il existait réellement des règles de morale fiable obligeant tous les humains et garantissant ces prétendus droits de l’homme au sujet desquels l’on a tant écrit, il serait possible de se demander si les SS, qui ont été condamnés parfois à de très lourdes peines, n’ont pas été victimes d’injustice par comparaison aux chefs d’entreprises. Ne peut-on soupçonner qu’il est plus simple de condamner un garde SS qu’un dirigeant industriel, quoique la violence de ce dernier ait causé des dommages plus graves ? Il est évidemment très facile de remplacer les échelons inférieurs des officiers de police. Lorsque la révolution russe a éclaté, la bourgeoisie et ses alliés, les officiers de l’armée tsariste, les ingénieurs et dirigeants d’entreprises se trouvèrent soudain privés à la fois de leurs richesses et de leur statut social parce qu’ils étaient considérés comme « ennemis de classe » du nouveau régime. Certains furent liquidés dans la violence qui s’ensuivit. Et pourtant, l’une des plus importantes raisons de la victoire définitive de l’Armée Rouge sur les diverses armées contre-révolutionnaires est due à la décision de Léon Trosky de recruter les cadres de ses troupes parmi les anciens officiers tsaristes. Analogiquement, ce fut seulement après que les dirigeants, ingénieurs et techniciens furent rétablis dans leurs fonctions pour diriger le réseau ferroviaire, les institutions financières et les usines, que la Russie soviétique devint apte à commencer de compenser les dommages infligés par la Première Guerre mondiale, la guerre civile, et les incursions de l’étranger. Dans toute société moderne, les dirigeants des entreprises industrielles et financières forment l’élite nécessaire et privilégiée.

Extrait de La Perfidie de l’Histoire, par Richard L. Rubenstein, traduction par Ghislain Chaufour, © Les provinciales.