Pierre Boutang : « Pourquoi Foutriquet ? »

Bon ! Mais Foutriquet ! Pourquoi Foutriquet d’ailleurs, plutôt que « galopin », ou « freluquet » qui habillerait si bien l’auteur de cet autoritratto : « Je suis plutôt maigre, assez gai, assez décidé (sic), assez chaleureux ; pour la beauté je n’en suis pas juge ? » Il n’en est pas juge, mais nous oui ! Quant à l’inventeur de ce couple inouï, assez décidé, qui fait de la décision une quantité variable et s’en accorde assez dans toutes les directions, il semble, sans recours à l’étymologie, que « paltoquet » lui va comme poule au vert. Et pourtant c’est un Précis de Foutriquet que l’on va lire. Voici pourquoi : Après 1871 les Communards, et aussi les légitimistes un peu libres d’esprit, ne nommaient jamais monsieur Thiers autrement que Foutriquet. Sans doute le bonhomme avait-il une autre dimension que celui d’aujourd’hui, et d’honnêtes gens assurent qu’il fut le libérateur du territoire. Il avait aussi du savoir et une langue assez bonne. Son nom était son vrai nom ; ses mœurs ne furent vraiment connues qu’après sa mort. Il n’était pas assez décidé et n’ignorait rien, lui, de sa laideur, portant plus crânement son toupet que le nôtre sa mèche unique. Mais il ne s’agit pas d’une comparaison entre deux hommes, fondant l’usage d’un unique sobriquet ; plutôt d’une race de l’âme et du cœur, non de l’esprit. Je renvoie, sur ce point, au début de La Grande Peur des bien-pensants. Monsieur Thiers a incarné jusqu’à l’obsession une bourgeoisie de son temps ; il l’a incarnée sciemment, en singe très adroit, se connaissant d’autres capacités, et d’autres vices qu’elle ; on peut même penser qu’en l’incarnant, il la forgeait à son usage, plus encore qu’il ne se modelait sur elle. Il avait inventé, sur le tas, la « république conservatrice » comme notre Foutriquet a inventé « société libérale avancée ». Écoutez Bernanos : « On ne saurait résumer l’étonnante histoire, trop oubliée, du régime équivoque, né en 1873, mort six ans plus tard d’une mort enfantine, d’une mort blanche comme un mal blanc. Il serait même difficile de lui donner un nom, si Thiers n’avait inventé les mots “république conservatrice”, contresens énorme, capable de torpiller n’importe quel parti vainqueur, mais qui commença par faire explosion sous les basques du vieux renard philippiste… » La « société libérale avancée » a pourri sur pied, presque tout de suite, mais il faut être un gros bébé finalement plus naïf que matois, comme Olivier Guichard [[Olivier Guichard (1920-2004), plusieurs fois ministre entre 1968 et 1977.]], pour s’imaginer vivre depuis 1974 sous le même régime que depuis 1958, sous de Gaulle III, en quelque sorte, alors que la Sixième République est en plein exercice, avec la tyrannie sûre et molle de Foutriquet II ; car entre Thiers et celui-ci, il n’y a rien eu pour incarner « le bourgeois dans l’esprit de l’époque », et tenter de le faire régner par Foutriquet interposé. Si je ne me trompe pas, les soi-disant « légitimistes » ont bonne mine ! Le coup de spadassin courtois du tragique référendum de 1969 ne leur a rien appris, ni le travail de sape de toute la construction gaullienne, assortie de la fidélité littérale des faux jetons.

Pierre Boutang, Précis de Foutriquet [1981], Les provinciales, 2022, pages 25-26.