Nicolas Toubol, Jerusalem Post : « Un nationaliste intransigeant. »

« Justice rendue. Redécouverte d’un des héros du sionisme relégué au second plan de l’histoire d’Israël et réduit à une étiquette inadaptée de fasciste »

 

« Vladimir Zeev Jabotinsky est l’inconnu des pères fondateurs du sionisme. Certes, la plupart des villes d’Israël ont au moins une rue à son nom. Mais la figure proéminente du sionisme révisionniste, chronologiquement située entre Herzl et Ben Gourion, reste finalement à l’ombre de ces deux figures tutélaires. Une éclipse aussi due aux appellations de “fasciste” : il est vrai qu’écrire un livre intitulé Jeunes, apprenez à tirer ! n’est pas le meilleur moyen de passer pour un humaniste. Mais ce n’est qu’une raison de plus pour redécouvrir le personnage, en commençant par son autobiographie Histoire de ma vie. Une “histoire” qui dissipe tout d’abord quelques mythes au sujet de Jabotinsky. Notamment sur le fascisme justement : si l’homme était un nationaliste intransigeant, il est conceptuellement erroné de rattacher au mouvement mussolinien un homme auteur de ces lignes : “Je déteste à un point extrême, de manière organique, d’une haine qui échappe à toute justification, à la rationalité et à la réalité même, toute idée montrant une différence de valeur entre un homme et son prochain. […] tout homme est un roi.”
Un fascisme qu’il critique d’ailleurs explicitement à la mention de son séjour de jeunesse à Rome : faisant l’éloge du libéralisme politique régnant dans le débat public local de ces premières années du XXe siècle, Jabotinsky l’oppose “à ce culte de la discipline qui s’exprima ensuite dans le fascisme”, dont il tente ensuite de retracer les sources dans l’histoire italienne contemporaine. Individualiste et libéral donc, Jabotinsky, se méfiant des utopies, qualifie non sans ironie la sienne de “pan-basilisme” [1].

Sioniste, mais ni marxiste, ni socialiste

Et des utopies, l’homme en a vues. Son récit est d’ailleurs l’occasion de plonger dans la “cocotte- minute” européenne de la Belle Époque. Journaliste à Berne, il côtoie les cercles marxistes et anarchistes qui accueilleront peu après un certain Lénine. Autre mouvement politique contemporain rencontré : les jeunes révolutionnaires turcs au pouvoir à Istanbul, à qui il a affaire pour plaider la cause du Yishouv. Le mouvement est “d’un fanatisme froid et tranquille comme Torquemada, aveugle et sourd à la réalité comme une tête de bois.” Il développe rapidement à son encontre une forte opposition qui dépassera en intensité celle envers un régime tsariste pourtant honni : Jabotinsky, opposé à la guerre en 1914, souhaitera dans un premier temps la défaite de la Triple Entente comme moyen de renverser le tsar, de même que la défaite contre les Japonais en 1905 qui avait provoqué des journées révolutionnaires.
Mais dès l’entrée en guerre de l’Empire ottoman aux côtés de l’Allemagne, le futur auteur de La Muraille d’acier comprendra que la chute de “l’homme malade de l’Europe” est l’occasion pour les sionistes de participer à la restructuration du Moyen-Orient.
Retour en Russie tsariste, avant-guerre. Jabotinsky développe son sionisme en opposition aux assimilationnistes et au Bund “marxiste culturaliste”. Ses relations avec l’establishment sioniste se tendent par ailleurs rapidement : officiellement membre du mouvement depuis 1906, il développe un cheminement particulier dès 1911, avec la question de l’enseignement de l’hébreu, avant d’élargir sa critique en appelant à un retour aux fondamentaux d’Herzl alors que les socialistes ont un poids croissant lors des Congrès sionistes. (…)

Un journaliste aux multiples facettes

Jabotinsky consacre son livre à sa vie publique, à l’exception de quelques rares passages sur sa famille et plus précisément sur les femmes de sa famille (“Je suis persuadé que toute femme moyenne est un ange, et aucune ne fait exception ; si elle ne s’est pas encore dévoilée c’est qu’elle n’a pas été obligée de le faire, mais lorsque l’occasion viendra, tout le monde le verra”), éclipse qui semble révéler l’état du couple Jabotinsky : lui parcourt l’Europe de longues périodes durant tandis que le reste de la famille semble rester à Odessa.
Il faut dire que le personnage public compte de nombreuses facettes : journaliste pour diverses publications russes, il profite de ses reportages à l’étranger pour mobiliser en faveur des intérêts sionistes. Ainsi de la première guerre mondiale : correspondant sur le front ouest, Jabotinsky visite la moitié des pays d’Europe avant de gagner l’Égypte, officiellement pour couvrir les conséquences de l’appel au Djihad du sultan-calife ottoman dans ce protectorat britannique, mais en fait travaillant essentiellement à l’organisation des camps de réfugiés de Juifs expulsés de Palestine, puis à la formation du célèbre corps des muletiers de Sion, embryon de la légion juive, qui participeront tous deux aux hostilités sur le front d’Orient dans les rangs britanniques.
Toute autobiographie est évidemment à prendre avec des pincettes d’un point de vue historique, surtout quand, comme ici, elle adopte ouvertement le format du récit. Jabotinsky lui-même prévient d’ailleurs que ses écrits comportent des “erreurs grossières” dues au temps écoulé mais aussi aux reconstitutions a posteriori inévitables : après avoir tenté d’expliquer comment lui est venue l’idée d’un corps armé juif, il prend du recul : “Quel homme, quelle que soit sa religion, peut honnêtement désigner une date précise du calendrier et affirmer, ‘c’est à ce moment que j’ai vu la lumière’ ?”
Mais, plus important, à sa mort prématurée (il n’a que 60 ans) d’une crise cardiaque en 1940, Jabotinsky n’avait pas terminé le récit de sa vie, publié sept ans plus tard par son fils, dans le cadre d’un recueil autobiographique posthume plus large. Le dernier tiers de la vie de Jabotinsky est ainsi laissé de côté, tiers qui est pourtant sûrement le plus central de son legs au sionisme avec son installation dans le Yishouv, un nouvel emprisonnement, la fondation du Betar, le conflit ouvert avec l’establishment sioniste socialiste… Mais finalement, c’est aussi la partie la plus connue de sa vie et de plus, l’intérêt majeur d’Histoire de ma vie est, en dépassant l’individu, la redécouverte de l’Europe et du monde de l’époque à travers le point de vue (au sens d’angle d’approche et non d’opinion) extrêmement original de Jabotinsky-observateur. Alors consolons-nous en nous disant que cette originalité aurait été beaucoup moins grande en ce qui concerne les réalisations politiques de Jabotinsky dans les années 1920 et 1930.

Nicolas Toubol, Jerusalem Post (édition française), 3-9 janvier 2012

• présentation complète du livre

[1] de basileus, l’empereur absolu byzantin