Michaël Bar-Zvi : « La guerre a commencé le 8 mai 1945. »

Au terme d’une guerre il y a en principe, un vainqueur et un vaincu, après la Shoah il n’y a qu’un vaincu, l’homme lui-même. Le terrorisme diffère en de nombreux points de la Shoah, mais il possède un point commun avec elle, c’est justement cette négation de l’humanité de l’homme, cet anéantissement des fondements de l’existence que résume bien ce terme allemand utilisé par les nazis Vernichtung. Ce que Hannah Arendt désigne comme « l’impression étrange de quelque chose de totalement inhumain » [1] se trouve à la fois chez les bourreaux et les victimes mais aussi dans le paysage et le « décor » où se déroulent ces événements. Ce triomphe de la théâtrocratie [2].

sur la réalité accentue cette volonté d’annihilation de l’homme dans l’homme, en lui ôtant un droit primordial, celui de se battre. Forger des armes, déterminer des objectifs, préparer un plan de bataille, défendre son sol sont des éléments vitaux d’une société, dans laquelle l’idée que le sang coule ou que l’on se sacrifie pour ses valeurs demeure essentielle pour cette société perdure. En revanche conduire des corps nus vers une chambre à gaz, et la nudité est ici la composante première du processus de « désensibilisation », ou abattre comme un château de cartes des tours habitées, sont des procédés théâtraux de la Vernichtung. Celle-ci n’est pas comparable à la fureur ou à la brutalité, mais elle est la perversion du cœur humain par sa racine. Elle n’est pas non plus animée par la haine de l’autre, et n’est donc pas réparable par la tolérance ou les bons sentiments.
Lorsque mon père répétait « plus jamais ça » c’est à cet éloignement d’une notion que seul le yiddish pouvait rendre en un vocable, Mensch, personne honorable, droite, responsable, qu’il pensait, en opposition avec cet Untermensch que le système totalitaire avait instauré. Mais il y avait aussi plus que cela, car le retour au statut de Mensch ne pouvait se faire que par une renaissance. « Sans cette re-création d’un peuple en sa pure identité, Auschwitz ne signifie rien de plus qu’un massacre » [3]. Il refusait d’y voir une question individuelle, et la simple reconstruction personnelle n’était qu’une partie du processus. « Un homme que l’on a attaqué en tant que Juif ne peut se défendre en tant qu’Anglais ou Français, sinon le monde entier en conclura qu’il ne se défend même pas. » [4] La réhabilitation de l’honneur juif ne peut se faire par la compassion que nous portent nos amis, ou par l’admiration que suscite ce que George Steiner appelle le « génie juif », mais par un engagement politique, un retour dans l’histoire qui comprennent aussi un prix à payer. Le fait de juger les criminels de guerre n’était pas aux yeux de mon père une question de justice, mais la possibilité de rétablir des règles, de refonder une histoire sur des codes, de redéfinir des droits et des devoirs dans une société en proie à un nihilisme qui n’avait pas disparu le jour de la libération. Mais pour ce faire il fallait que la nation juive retrouve les deux choses qui lui avaient manqué inexorablement au cours des siècles de persécution : la terre et la guerre. La négation de ces deux droits fondamentaux avait rendu possible la Vernichtung et le temps était venu de les retrouver, de replanter les racines de l’arbre de vie de ce peuple aux souffrances innombrables. La Shoah était un point de non-retour à partir duquel tout ne serait plus pareil pour nous, mais cela ne signifiait pas l’entrée dans une ère de tranquillité. Mon enfance fut bercée par cette affirmation assénée sur un ton péremptoire : « la guerre a commencé le 8 mai 1945 ! ».

Michaël Bar-Zvi, Éloge de la Guerre après la Shoah ou Pourquoi la guerre a commencé le 8 mai 1945, Hermann, 2010.

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1. H.Arendt Auschwitz et Jérusalem, Editions Tierce, 1991 , p.79.
2. Pour reprendre une expression de P.Boutang dans un texte non publié à ce jour.
3. A.Philonenko, L’archipel de la conscience européenne, Grasset 1990, p. 45.
4. H.Arendt, «L’armée juive, le début d’une politique juive» , 14.01.1941.

Michaël Bar-Zvi