Aux innocents les mains pleines osons-nous affirmer par un de ces lieux communs qui font frémir les anges, qui sont cause des larmes de Dieu et de la souffrance des pauvres. D’ailleurs, par un retournement surnaturel, cette formule édictée du haut de notre supériorité, de ridicule qu’elle put être, se revêt soudain de lumière : oui, les innocents ont bien les mains pleines, alors que les nôtres, semblables à notre cœur, sont vides, désespérément. (…)
Ce Massacre des Innocents souligne tout le scandale de l’élection de ces petits qui n’articulent pas un mot : « Comment cela s’est fait que, de ces petits qui ne savent point parler, Le massacre soit votre premier témoignage Et qu’ainsi le premier témoignage Soit aussi la première objection ? » (…)
Quel témoignage que celui de ces innocents aux mains vides ? Comme le signale un autre lieu commun, commenté celui-là par Léon Bloy, « les enfants ne demandent pas à venir au monde ». Le bourgeois en profite pour préciser que les faire passer de vie à trépas est donc légitime et même un service rendu à l’humanité. Cependant les enfants ne demandent pas plus à sortir du monde, pas même pour la gloire de Dieu qui les a créés ! Les enfants ne demandent rien, rien d’autre que le sein de leur mère et un giron où reposer, et un baiser avant de s’endormir. Et ils ne demandent rien que par des larmes, des cris et des pleurs. (…)
Fabrice Hadjadj montre admirablement que c’est cette attente déçue avant que d’être, que surgit l’inattendu. Parce qu’ils étaient le vide, le presque rien, le timidement existant, parce qu’ils ne pouvaient être rien d’autre qu’objets de pur amour ou que victimes impuissantes, ils furent choisis par la Beauté entrant en ce monde pour témoigner de notre rejet de tout ce qui est beau, simple, exposé, sans défense, sans arguments, sans complication. Le massacre des innocents, inauguré mais non pas accompli (fermé) par Hérode, se poursuit ainsi d’âge en âge, conduisant, marche après marche, jusqu’aux plus profondes ténèbres. Tuer un être à cause de sa parole est un crime sordide mais compréhensible si l’on s’attache à des motifs politiques ou sociologiques. Tuer un être à cause de son être même est un crime beaucoup plus noir, débouchant dans l’irrationnel et dans la haine pure de l’inconnu. Les deux derniers siècles n’ont pas cessé de précipiter la course folle du sinistre manège en fauchant à larges brassées tous ceux qui sont irréductibles parce que porteurs d’une espérance qui échappe aux calculs humains, et donc qui dérange, qui inquiète et conduit à voter la mort. (…) Dans son éclairant Post-scriptum, Fabrice Hadjadj cite Saint Augustin repris par Hannah Arendt, à propos du commencement garanti par chaque nouvelle naissance. Et il ajoute : « Voilà ce que le monde totalitaire refuse. Il n’admet pas que chaque nouveau-conçu soit de l’ordre de l’inconcevable, que chaque naissance soit une petite Nativité, que chaque venue au monde soit le commencement d’un monde nouveau, imprévisible, avec son histoire propre et son issue de lumière ou de ténèbres. » (…)
Jean-François Thomas, France catholique n° 3067, du 13 avril 2007.