Henri Du Buit : « La critique de la mémoire doit s’arrêter aux portes de la langue. »

(…) Bien sûr, le plus bel héritage reste transmis avec la Langue. La Déclaration des droits de l’Homme est le fruit de la littérature française inséparable des idées qu’elle fait éclore. Que ce soit Descartes dans le Discours ou Rousseau dans l’Émile, la critique de la mémoire doit s’arrêter aux portes de la langue française – métaphysiquement à la transcendance du langage étudiée par Pierre Boutang et que George Steiner a expliqué dans son étude sur « Les logocrates ». Steiner voit la force de la condamnation indépassable de l’écriture par Platon, il accepte l’essence orale du Christ : « Il enseigne par des paraboles, dont la concision extrême et le genre lapidaire rendent éminemment possible la mémorisation et l’appelle (…) Le judaïsme de la Torah et du Talmud et l’Islam du Coran sont foncièrement “livresques”. L’incarnation du christianisme en la personne du Nazaréen procède de l’oralité, et c’est en elle qu’elle est proclamée. » Il ajoute que la tradition des « Pères du désert, les ascètes de l’Église primitive tenaient les livres et le savoir livresque en abomination». Comme Boutang il a vu le caractère révolutionnaire de Rousseau et du romantisme, qu’il nomme « pastoralisme radical » et dont il trouve des traces jusque chez Blake : « Je suis allé dans une imprimerie en enfer, dit Blake, et j’ai vu par quelle méthode la connaissance se transmet de génération en génération ». Steiner trouve cette attitude chez Tolstoï, chez Keats etc. Le problème étant de savoir comment on pourra faire du neuf en étant écrasé par une telle accumulation de savoir livresque. Machiavel parlait des « choses neuves ».
On pourrait alors se demander si la chose neuve n’est pas justement dans le paradoxe de l’Église dont les sacrements actualisent le nouveau.
Mais Steiner ne va pas dans ce sens, il préfère déplorer de l’Église sa censure qui serait la traduction de sa méfiance quant aux livres.
Finalement Steiner reste avec son paradoxe d’une culture écrite « qui a flirté avec le minuit de l’homme ».(…)

Henri Du Buit, L’Être et l’argent. À l’origine du droit écrit, Les provinciales, 2010.