Fabrice Hadjadj, Art Press : « Le trouble-fête, l’irréductible de toute entreprise de totalisation. »

« La réponse inattendue et inédite à un besoin éternellement familier »

 

« Faire des miracles, dit Yaakov Yitzhak, n’est pas extraordinaire. Quiconque atteint certain degré spirituel peut violenter et le ciel et la terre. Mais le difficile, voyez-vous, le difficile, c’est d’être un Juif ! » Ce trait des Récits hassidiques, deux livres viennent lui faire écho et rappeler à nos temps relâchés cette « chose entre toutes difficile ». Aussi tous deux ont recours à la diversité des voix, à l’affrontement des souffles, à cette polyphonie de Talmud qui, tout en refusant la polémique, ne redoute pas la dissonance. Le premier est un dialogue amical et houleux, celui d’Alain Finkielkraut et Benny Lévy (Le Livre et les livres, Entretiens sur la laïcité, éditions Verdier). Le second, œuvre du seul Michaël Bar-Zvi, est le contraire d’un monologue : il orchestre en ses pages toute la pluralité des voix juives contre et pour le sionisme, cherchant en aventurier le sens du retour en Israël. Dans l’un comme l’autre ouvrage, la difficulté d’être juif se noue autour de la tension entre la terre et le texte, entre le national et l’universel, tension qui transparaît dans cette typographie du nom « Juif », dont on ne sait s’il faut l’écrire avec une majuscule ou pas.
Alain Finkielkraut se dit « Juif français ». Ce double nom, insiste-t-il, n’est pas duplicité. Il assume sa descendance juive, mais reconnaît aussi sa dette à l’égard de l’école de la République. C’est là qu’il apprit Virgile, Montaigne, Racine, cette nécessaire « confrontation avec des paroles étrangères, pertinentes et précises », parce qu’« il n’y a de vie pleinement vécue qu’une vie examinée ». Ce qui l’oppose à Benny, ce n’est pas tant la fausse question de la croyance (le judaïsme ne demande pas d’abord de croire, mais de connaître Dieu), c’est son rapport à la terre et au texte. Il rappelle que, né en France, il hérita de la langue française, et que c’est de là qu’il part et parle avec gratitude. Aussi n’accorde-t-il pas de prééminence au Livre sur les autres livres, à l’étude sacrée sur la philosophie, à Jérusalem sur Paris et Athènes. Il confesse le besoin de la littérature pour connaître l’homme réel, ce que Benny Lévy comprend comme une tentative d’échapper au réel du Juif.
Car le réel, c’est la Torah, dit-il avec la fougue et la foudre des convertis. De « Mao à Moïse », de la France de Sartre à l’Israël de la Guémara, ce fut un retournement, sans doute, mais non un rebroussement. Car c’est dans l’Être et le Néant qu’il trouve l’exigence du Retour : « En naissant, je prends place, mais je suis responsable de la place que je prends. » Ce fait de la naissance, la liberté ne doit pas le fuir, mais le prendre en charge. Être libre, c’est assumer cette place où je suis jeté, et non chercher une illusoire évasion ; assumer, donc, mon être juif, si je suis Juif. Si Benny Lévy retourne en Israël, cependant, c’est moins pour la terre en elle-même, que pour le texte, parce que c’est la terre du texte, le sol où trouver des maîtres, où apprendre mieux qu’ailleurs que l’on est « étranger à ce monde comme tel ».

Bar-Zvi, quoique proche, n’entend pas le Retour d’une même oreille. Lui aussi apprit la philosophie en France et partit en Israël l’enseigner. Lui aussi évoque cette assomption de la naissance et de la filiation. Mais la Terre a pour lui un poids aussi lourd que le Texte, poids que soupèse le Texte même, puisqu’elle est Terre de la Promesse. Il évite aussi bien l’exclusivisme savonarolien de Lévy que la fascination laïque de Finkelkraut. La terre exige la culture, aussi bien du sol que des arts, et par là, la primauté du Livre, loin de s’opposer aux livres, assure leur fécondité. Il s’inscrit dans la lignée de Herzl, de Gordon et de Jabotinsky, sachant manier la plume et la pioche, et parfois même, hélas ! obligés par l’agresseur, le fusil. C’est cela qui touche chez Bar-Zvi : le fait qu’il n’est pas qu’un homme de lettres, mais aussi de la glèbe, de la demeure et du front, d’autant plus charnel que plus spirituel. On songe avec lui à Péguy : « Voilà ce que les anges, mon enfant, ne connaissent pas : ce que c’est que d’avoir ce corps, d’avoir cette liaison avec la terre, d’être cette terre, le limon et la poussière, la cendre et la boue… » Ce lien avec la terre, c’est encore un texte qui le dit, parce que la parole à chaque fois demande à se faire chair. Le peuple juif, écrit Bar-Zvi, témoigne d’une crise de l’être. D’une certaine manière, il est exil et c’est pourquoi il ne doit pas toujours être en exil. Il n’a pas que le texte pour patrie, il n’est pas le pionnier du nomadisme et de la mondialisation. Au contraire, son être comme exil, il ne peut le réaliser qu’en terre d’Israël, dans cette patrie de l’Unheimlichkeit. Là, il montre que l’exil n’est pas spatial, mais existentiel, que ce n’est pas la fin de l’Histoire, mais le commencement de l’Attente.
Le paradoxe de nos jours tient à ce phénomène nouveau : un philosémitisme antisémite. On dit aimer le Juif, mais on déteste l’Israélien. Le devoir de mémoire produit une tolérance nivelante qui rejette le Juif réel avec son élection. Car comment nier qu’il soit le trouble-fête, l’irréductible de toute entreprise de totalisation ? Toujours persécuté, et plus que tout autre résistant à l’usure des siècles ; accusé de cosmopolitisme hier, aujourd’hui, de nationalisme ; naguère, homme de la diaspora et de l’émancipation, à présent, homme de la terre et de la foi ; brebis menée à l’abattoir à l’heure du militarisme sauvage, force armée à l’heure du pacifisme niais ; jadis, apolitique lié aux métiers de l’argent, maintenant, rappelant le souci du politique contre l’invasion du marché.

Mark Rothko, « dernier rabbin de l’art occidental », unissait en ses couleurs la violence la plus menaçante et la paix la plus étale : l’œuvre devait être une « révélation, la réponse inattendue et inédite à un besoin éternellement familier ». Tel sera toujours Israël, signe de contradiction, mais aussi d’imminence, approche d’un mystère qui nous saisit et que nous ne saisissons pas.

Fabrice Hadjadj, Art Press n°324 / juin 2006.