Dans sa « Lettre au peuple américain », diffusée en novembre 2002, celui qui apparaît alors comme le chef charismatique de l’islamisme jihadiste international, Oussama Ben Laden, s’inspire expressément des écrits conspirationnistes occidentaux pour dénoncer le « contrôle » de l’Amérique par les Juifs. Il fait notamment référence à un faux fabriqué aux États-Unis et diffusé aussitôt, à partir du milieu des années 1930, en Amérique du Nord comme en Europe, la « prophétie de Benjamin Franklin » :
« Vous êtes la nation qui a autorisé l’usure, qui a été interdite par toutes les religions. Vous avez pourtant construit votre économie et fondé vos investissements sur l’usure. La conséquence de tout cela (…) est que les Juifs ont pris le contrôle de votre économie, à travers laquelle ils ont pris le contrôle de vos médias, et maintenant le contrôle de tous les aspects de votre vie, faisant de vous leurs domestiques et atteignant leurs objectifs à vos dépens, ce qui est exactement ce contre quoi Benjamin Franklin vous avait mis en garde » [1].
La référence benladénienne à la « prophétie de Benjamin Franklin » témoigne de la large diffusion des faux antijuifs occidentaux dans le monde non occidental, et plus particulièrement de faux incluant des prophéties de malheur fondée sur une vision conspirationniste de l’Histoire. Ce faux cité par Ben Laden en 2002 a été fabriqué à partir de propos attribués à Benjamin Franklin par Charles Cotes Worth Pinceau, député de Caroline du Sud, qui les a rapportés dans son journal : Franklin les aurait tenus selon lui au cours d’une pause entre deux sessions de la Convention constitutionnelle de Philadelphie en 1787. La prétendue « prophétie » de Franklin fut publiée pour la première fois en février 1934 dans le magazine antisémite Liberation par le leader fasciste américain William Dudley Pelley (1890-1967). Le jour qui suivit l’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir le 30 janvier 1933, Pelley fonda la Silver Legion of America (« Légion d’Argent d’Amérique »), qui allait devenir un mouvement fasciste de masse (100 000 membres en 1940). En 1930, Pelley avait lancé son magazine Liberation, où il mêlait l’appel à l’amour de la « race aryenne » et la dénonciation des méfaits de la « finance juive » à ses conceptions ésotériques, fondées notamment sur des textes prétendument dictés par la « voix mentale » d’un « Maître » astral. Dans son pamphlet contre Roosevelt (dénoncé comme une marionnette de la « juiverie » mondiale), publié en 1941, Forces occultes derrière Roosevelt, Johann von Leers (1902-1965), spécialiste nazi du complot juif mondial et du meurtre rituel, rapporte que, le 4 novembre 1936, jour où Franklin Delano Roosevelt fut élu pour la deuxième fois, Pelley publia une petite brochure intitulée « Ce que tout congressiste devrait savoir ». Il y donnait, précise Leers, une liste des Juifs et des hommes politiques mariés à des Juives qui jouaient un rôle dans l’administration de Roosevelt [2]. Il s’agissait pour le faussaire antijuif Pelley de prouver que la conquête de l’Amérique par les Juifs avait abouti. Bref, que le complot juif avait réussi, que la « judaïsation » de l’Amérique s’était accomplie, et qu’il était temps pour les « vrais Américains » de réagir.
Citons du faux « Franklin » les passages ordinairement reproduits par les propagandistes antijuifs :
« Un grand danger menace les États-Unis d’Amérique. Ce grand danger, c’est le Juif. Messieurs, dans tous les pays où les Juifs se sont installés, ils ont affaibli la moralité et fait baisser le niveau de l’honnêteté commerciale, ils se sont isolés, ont rejeté toutes les tentatives faites pour les intégrer et se sont moqués des valeurs de notre religion chrétienne, sur lesquelles se fonde cette nation. Ils ont essayé d’étrangler économiquement le pays en contestant ses frontières et en créant un État dans l’État. (…) S’ils ne sont pas expulsés des États-Unis par la Constitution, d’ici cent ans, ils seront si nombreux à grouiller dans ce pays qu’ils nous gouverneront, nous détruiront et modifieront la forme de gouvernement pour laquelle nous, Américains, avons versé notre sang et sacrifié nos vies, nos biens et notre liberté individuelle. Si d’ici deux cents ans, les Juifs ne sont pas expulsés, nos enfants travailleront dans les champs pour les nourrir tandis que les Juifs se frotteront les mains de satisfaction en comptant l’argent. »
Le faux « Franklin » fut intégré en 1935 dans une réédition posthume du célèbre Manuel de la question juive (Handbuch der Judenfrage) de Theodor Fritsch (1852-1933) [3]. On le retrouve, en diverses versions, dans nombre de brochures antijuives diffusées en France à la fin des années 1930 et sous l’Occupation. Ce faux antijuif est cité par exemple en 1941 dans une brochure de l’Institut d’étude des questions juives (IEQJ), Français !… Il faut redevenir [4], où il est présenté comme une déclaration faite par Franklin « lors de la discussion de la Constitution des États-Unis » [5]. Cette brochure de propagande se présente comme une anthologie de citations et de documents antijuifs, ou d’usage antijuif (pour les citations, le plus souvent falsifiées, d’auteurs juifs, censées être révélatrices). Le faux « Franklin » y est cité entre une phrase antijuive attribuée à Voltaire et des extraits d’une déclaration de Napoléon 1er au Conseil d’État, le 6 avril 1806. La citation du faux « Franklin » est suivie par ce commentaire : « Franklin obtint alors l’inclusion du paragraphe 3 ainsi conçu : “Aucun nouvel État ne sera formé ou érigé dans la juridiction d’aucun autre État.” En vertu de cet article, les nationalistes américains réclament aujourd’hui l’expulsion des Juifs parce qu’ils ont établi un État dans l’État » [6]. En 1942, dans son essai pamphlétaire intitulé L’Amérique juive, Pierre-Antoine Cousteau, journaliste à Je suis partout, se réfère à la « prophétie » de Franklin, en cite de larges extraits et conclut : « Deux cents ans ne se sont pas écoulés, mais tout s’est passé exactement comme l’a dit Benjamin Franklin » [7]. La pseudo-prophétie de Benjamin Franklin est ainsi passée des mains du nazi américain Pelley à celles de l’islamiste radical Ben Laden, en passant par des utilisateurs européens d’extrême droite. Un exemple des imprévisibles migrations d’une légende antijuive.
Vendredi 6 Mai 2011
Pierre-André Taguieff, www.conspiracywatch
[1] Oussama ben Laden, novembre 2002, cité partiellement par Thom Burnett, dans Conspiracy Encyclopedia : The Encyclopedia of Conspiracy Theories, Introduction by Thom Burnett, Londres, Collins & Brown, 2005, Introduction, p. 11 ; texte complet publié le 24 novembre 2002 dans The Observer. Voir Pierre-André Taguieff, L’Imaginaire du complot mondial,Paris, Mille et une nuits, 2006, pp. 158-159.
[2] Johann von Leers, Forces occultes derrière Roosevelt [1941], tr. fr. anonyme, Bruxelles, Maison internationale d’édition, 1942, p. 79.
[3] Voir Conspiracy Encyclopedia, op. cit., p. 10.
[4] Paris, Éditions nouvelles, s.d. [1941], pp. 25-26. Le 11 mai 1941 avait eu lieu l’inauguration de l’IEQJ, créé à l’initiative de Theodor Dannecker, jeune officier SS chargé par le Führer de « préparer la solution de la question juive en Europe ». Fin juin, Paul Sézille remplace René Gérard à la tête de l’IEQJ. Le 5 septembre 1941, au palais Berlitz, à Paris, est inaugurée l’exposition « Le Juif et la France », sous la responsabilité officielle de l’IEQJ, dont le capitaine Sézille est le secrétaire général. En novembre 1941 paraît le premier numéro de la revue Le Cahier jaune, organe mensuel de l’IEQJ.
[5] IEQJ, Français !… Il faut redevenir, op. cit., p. 25.
[6] Ibid., p. 26.
[7] Pierre-Antoine Cousteau, L’Amérique juive, Paris, Les Éditions de France, 1942, p. 27.