Olivier Véron, Les provinciales : « Un cœur qui ne renonce pas. »

Dans le nouveau livre qu’il vient de publier en Israël, Amos Oz revient à la vie du kibboutz, tournant son regard vers « la solitude qui existait au sein de cette société où il n’y avait en principe pas de place pour elle. » Dans un entretien du Haaretz, il explique que « l’idéal primitif du kibboutz était d’une audace inouïe : il ne s’agissait pas moins de changer tout de suite la nature de l’homme » – et il fait cette confidence : « La vérité c’est que je n’ai jamais tout à fait réussi à quitter le kibboutz… » La puissance de cet attachement, la franchise désarmée de cet aveu, le mot même d’idéalemployé par le grand romancier israélien signalent la prégnance de celui-ci dans l’univers israélien contemporain, alors même que le pays a réorganisé sa relation à la terre et sa structure sociale pour affronter de nouveaux défis majeurs. La génération des bâtisseurs d’Israël et aussi ses admirateurs en France n’ont peut-être pas dissipé le malaise éprouvé à la disparition de cet « idéal », qui suscite la nostalgie ou pas. Mais si Shakin Nir en est un témoin important, ce n’est pas seulement parce qu’il décrit cette disparition dans une langue magnifique – la nôtre, qu’il a moins oubliée que nous-mêmes. Mais surtout parce qu’il sait et prouve que si cet idéal a sombré il devra subsister sous la forme de l’héritage à défendre par la génération suivante…

Trop jeune « résistant » ayant dû passer la guerre caché au Chambon-sur-Lignon, Shakin Nir entre illégalement en 1947 en « Palestine », et rejoint un kibboutz fondé par d’anciens résistants français sur la route de Jérusalem, Neve Ilan. Il participe dans les rangs du Palmach (unité de choc de la Hagannah, future Tsahal) à la création de l’État d’Israël puis à toutes ses batailles. En France seul son premier livre, Grains du sud, est édité en 1956 par Jérôme Lindon aux Éditions de Minuit ; ce recueil de nouvelles rend compte d’une manière très lucide et dans une langue très belle de ce mélange d’idéal, de luttes, de déceptions et de défis qu’est la vie communautaire en même temps agricole et combattante des kibboutz. Mais par la suite les relations de Shakin avec l’édition française se distendent : le problème palestinien déconcerte les « amis » d’Israël… Ayant évité d’apprendre le français à ses enfants et à sa femme arrivée de Hongrie à bord de l’Exodus, Shakin Nir a donc gardé sa langue intérieure à l’abri des injures du temps ; elle lui sert à mesurer la moindre inflexion dans l’esprit et dans l’idéal de ses compatriotes. Son intransigeance ne condamne pas ses compagnons d’aventure démobilisés, au contraire doucement elle les tance, car elle constate que la partie n’est pas finie et que le combat va continuer sous un mode et avec un idéal à peine modifiés par l’aventure d’un siècle.

Dans L’Idéal du kibboutz, le personnage qui renonce et que l’on retrouve en bas de la falaise n’est pas lui, mais son ombre (ou son double) qu’il laisse un peu comme une peau morte. « Un jour d’hiver clair et radieux, un homme monte au sommet d’une falaise et se jette à la mer. » La police trouve le corps, et le roman démarre avec cette quête d’un mobile dans une histoire cachée… Est-ce que l’époque « radieuse » des après-guerres elle aussi aura glissé trop rapidement dans un sens absolument imprévu ? Peu importe, car c’est par la justesse de la mémoire mais d’une mémoire heureuse, ouverte sur l’avenir que ce roman interpelle. Des épisodes épiques du Chambon-sur-Lignon aux incursions dans le Sinaï, Shakin Nir aura trouvé le goût de vivre libre au grand air et la camaraderie. Une certaine relation à l’histoire explique, dans ses souvenirs, la proximité et la grandeur de ses deux patries. Sans cela que deviennent-elles ? Shakin Nir a hérité de l’une la langue dont la force et la noblesse furent d’exalter à la fois l’énergie nationale, la terre et la fraternité, mais c’est en apprenant celle de l’autre qu’il aura construit un pays neuf et plus ancien à la fois. Le lien que la résistance française et le sionisme des kibboutz, à travers les épreuves de la guerre, ont établi entre l’histoire des deux pays se sera laissé distendre. Shakin Nir le ravive et c’est donc avec la vieille arme démodée mais qu’il sait bien servir de cette langue portant l’empreinte des grands moments français, qu’il explore le destin suspendu de son peuple, Israël, avec la clairvoyance et la finesse d’un cœur qui ne renonce pas.

Olivier Véron