Michaël Bar-Zvi : « Du nationalisme naturel à la politique intégrale. »

« Le sionisme aura été le shabbat de ma vie. »
Theodor Herzl, Journal, 24 janvier 1902, Vienne.

Au soir du sixième jour, l’aventurier lève les yeux de sa terre pour scruter le ciel. Les lumières du Shabbat sont là, il est temps de prendre son repos. L’aventurier est maintenant le lecteur car nous voici au terme de cette épreuve de six jours. Nul obstacle ne nous a été épargné et pourtant notre présence s’est affermie, notre courage n’est plus celui d’un moment mais il est devenu patience. L’aventure est venue à nous au travers d’un désir surprenant et déroutant. La nation juive nous ne l’avons pas visitée ou disséquée, elle nous est apparue à travers un soupçon, un danger toujours présent dont nous ne savons rien. Edmond Jabès écrivait dans Aely« le royaume est l’étroit passage entre ce qui a été entr’aperçu et ce que l’on ne voit plus ». C’est dans ce corridor que notre aventure s’est engagée pour trouver une dernière demeure. Dernière demeure qui n’est en réalité qu’une première et unique demeure. La maison est l’archétype de toute nation en ce qu’elle porte en elle aussi bien la famille que l’intériorité et l’accueil. Qu’est-ce que la maison d’Israël ? Une maison originelle, un bâtir et un habiter selon la création. La question nationale est un problème non politique tant que les besoins des hommes n’y jouent pas un rôle prépondérant. La nation est fondée en l’homme d’une manière que nous estimons ontologique, parce qu’elle touche le plus profond de ce qui est en l’homme : son appartenance, sa vie, son amour. Ontologie de la nation avons-nous dit ? Nous voulons dire ici que le philosophe doit rechercher ce que la nation appelle dans l’être, ce à quoi elle renvoie.
Notre aventure ne se conçoit pas comme la visite d’un musée dans lequel nous aurions rencontré des œuvres ou des productions théoriques d’une nation. Cette histoire est aussi la mienne. La nation juive m’était donnée au départ, dans son existence et dans ses gestes. Le Juif dispose comme le dit Ahad Haam, pour d’autres raisons, d’un nationalisme naturel qui s’exprime par des faits, des actes et des paroles. Chaque pas franchi, chaque geste mené à son terme est national parce qu’il en répond comme Juif en même temps que comme homme. Le nationalisme naturel est une façon de se tenir authentiquement comme juif en face de l’autre. D’accepter son regard, d’accomplir des gestes simples selon le rite. Être Juif en première nature c’est refuser les folies de ceux qui nient l’existence de la nation juive. [Ce] sont des « fous » parce qu’ils ont perdu leur origine, c’est-à-dire leur provenance et leur nature, mais pas forcément leur raison. Le sionisme est un remède bien plus psychologique que physique. Il guérit d’une « schizo-phrénie » juive du XXe siècle, d’un syncrétisme dangereux. Le Juif « fou » est pris dans un tel tourbillon de théories sur sa nature qu’il en vient à souhaiter sa propre euthanasie. Le retour à l’activité politique n’est pas un acte politique mais un processus existentiel. La politique n’est pas décidée, elle est rencontrée par l’existence juive et acceptée ou refusée selon les cas. Si la légitimité de cette politique est mise en doute par certains c’est par crainte de devoir s’y soumettre, or ceux qui acceptent cette politique ne la considèrent pas comme autre chose qu’une simple préoccupation.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Alors que la nation juive traverse de nouvelles épreuves : renouveau de l’antisémitisme, terrorisme, remise en cause de la légitimité de l’État d’Israël, négationnisme etc., la politique intégrale devient une nécessité. Par politique intégrale nous entendons le souci de tous les Juifs comme plus ou moins en relation avec la politique. Ignorer la politique est une absurdité pour le Juif, même s’il refuse de se laisser cerner par elle. Les droits de la nation juive sont doublement légitimes : par la présence et par la tradition. Ce pourquoi nous utilisons le concept de politique intégrale peut se comprendre selon l’idée de la nation pour l’autre. Un droit peut se fonder sur une origine, ou sur une force. L’État d’Israël est en quelque sorte, condamné à la politique intégrale : être reconnu comme force et non comme origine. La politique pour les Juifs est une fausse activité qui nous contraint et dans laquelle il n’y a de mesure que pour la vie et la mort. L’État d’Israël crée une nouvelle génération de héros sans le vouloir mais aussi sans honte. La renaissance d’Israël est une condition de la vie juive qui devient chaque jour plus essentielle pour le judaïsme. Loin de nous l’idée d’exiger de tous une même attitude, nous nous refusons à un comportement de masse pour la nation juive. Chacun tisse sa vie sur la toile qu’il choisit, ce qui importe pour nous est l’acte de tissage et non le cadre.
L’aventurier adresse une dernière prière, ultime appel au lecteur pour ne pas rester seul pendant le Shabbat. Même dans le repos la solitude n’existe pas et si le lecteur nous a suivi et peut-être soutenu devant les obstacles, nous lui demandons de ne pas se retirer avant d’avoir vu la fin du Shabbat et le commencement d’autres périples avec d’autres aventuriers. La nation que nous avons longtemps questionnée, traquée, espionnée, nous est apparue en filigrane, dans son être tranquille. Un quelque chose qui a la couleur de tout juif, une paix et une attention. Entrons dans la demeure où le vin et la lumière nous attendent, marchons un peu encore pour l’atteindre. Demain soir nous ne serons plus rien pour nous même mais nous aurons peut-être, sûrement, rejoint l’autre aventurier.

« Et si simples, et gentils comme David, de la famille des bergers.
Et ils t’ont remercié, Seigneur, pour la poussière ! »
Uri Tsvi Greenberg.

Né le 26 avril 1950, Michaël Bar-Zvi est mort le mardi 29 mai à Paris et a été inhumé le jeudi suivant à Tel Aviv (17 Sivan 5778).
Ce texte termine Être et exil, philosophie de la nation juive, Les provinciales, 2006.
Shabbat chalom.